Aux Etats-Unis, le prix (religieux) de la liberté

“C’est du droit, pas de la politique” nous dit-on quant à la décision de la Cour Suprême de rendre inconstitutionnel le droit à l’avortement. Pourtant, cette décision semble avant tout basée sur la religion érigée en un dogme juridique.

24 juin 2022. Alors que le soir tombe, un groupe de manifestants se réunit autour du Sénat de l’Etat. Quelques heures plus tard, la police use du gaz lacrymogène pour disperser ceux d’entre eux qui auraient “frappé de façon répétées les vitres” de l’institution. Au même moment, à Cedar Rapids, dans l’Iowa, une camionnette fonce sur un groupe de manifestants, blessant une femme au passage. Pour cause : ce jour-là, La Cour suprême a annulé l’arrêt Roe vs Wade qui reconnaissait depuis 1973 le droit à l’avortement au niveau fédéral. 

Alors que l’ONU dénonce « un coup dur pour les droits des femmes », les institutions catholiques ont préféré applaudir cette nouvelle. A l’annonce de la décision de la Cour Suprême, l’Académie pontificale pour la vie, une instance créée par Jean-Paul II en 1994, chargée d’étudier les répercussions des progrès des techniques médicales et des nouvelles législations « concernant la promotion et la défense de la vie », s’est félicité, arguant que “Le fait qu’un grand pays à la longue tradition démocratique ait changé de position sur cette question interpelle le monde entier.” 

Sarah Weddington et Linda Coffee, les avocates à l’origine de l’arrêt Roe v. Wade de 1973

Dans le sillon de Donald Trump

Les conservateurs de la Cour Suprême ont utilisé le prétexte d’un cas d’espèce classique aux Etats-Unis, à savoir une plainte d’associations de droits des femmes contre une des nombreuses lois limitatrices du droit d’avortement dans le Mississippi, dans le but d’appuyer un argumentaire politique qui n’a pas changé depuis cinquante ans au sein de l’alt-right américaine : le droit d’autoriser ou d’interdire l’avortement doit être détenu uniquement par les représentants élus du peuple américain au niveau fédéré, soit au niveau de chacun des Etats qui composent les Etats-Unis

Faire de cette vision une réalité demandait un concours de circonstances assez exceptionnel : une majorité conservatrice à la Cour Suprême et un cas d’espèce qui permettrait d’affirmer que Roe v. Wade, l’arrêt qui a ancré le droit à l’avortement aux Etats-Unis (1973), était inconstitutionnel. Cette configuration conservatrice s’est mise en place sous l’ère Trump et le cas d’espèce présenté dans le fatidique arrêt Dobbs v. Jackson, qui met fin au droit à l’avortement aux Etats-Unis, a permis d’affirmer que l’interprétation que Roe v. Wade a faite du 14ème amendement de la Constitution américaine était invalide et par conséquent, que le droit à l’avortement était inconstitutionnel.

Cet amendement, qui dispose entre autres « qu’aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à quiconque relevant de sa juridiction, l’égale protection des lois » a permis aux différents membres de la Cour Suprême américaine de faire émerger des droits et libertés qui n’ont jamais pu être obtenus par des mécanismes politiques classiques. La plupart des droits civils que l’on estime aujourd’hui acquis aux Etats-Unis, comme celui des Noirs-Américains à obtenir une éducation égale à celle des Blancs (Brown v.  Board, 1954) ou aux femmes de détenir les mêmes droits que les hommes (Reed v. Reed, 1971) tirent leurs sources de l’interprétation que les Justice de la Cour Suprême ont fait de ce même 14ème amendement.

Aux origines de l’arrêt Roe v. Wade

En 1969, Norma McCorvey a 22 ans et tombe enceinte pour la troisième fois, une grossesse qu’elle ne souhaite pas poursuivre. A cette époque, les États américains sont libres d’interdire ou d’autoriser l’avortement. La jeune femme vit alors au Texas, où la loi ne permet de mettre un terme à une grossesse que si celle-ci met en danger la vie d’une femme enceinte. Sous le pseudonyme de Jane Roe, elle entre en relation avec Linda Coffee et Sarah Weddington, deux avocates qui cherchent à légaliser l’avortement au Texas, et qui vont alors représenter Norma McCorvey. En 1970, elles lancent une procédure juridique contre Henry Wade, le procureur du district de Dallas, où vit leur cliente. Est posé sur la table la question de la constitutionnalité des lois du Texas sur l’IVG : selon leur argumentaire, l’état des choses empiéterait sur le droit au respect de la vie privée, protégé par la Constitution américaine. Trois ans plus tard, le 22 janvier 1973, la Cour Suprême donne raison à Norma McCorvey à sept voix contre deux. Pour les magistrats de l’époque, « le droit au respect de la vie privée, présent dans le 14e amendement de la Constitution […] est suffisamment vaste pour s’appliquer à la décision d’une femme de mettre fin ou non à sa grossesse. »

Ambivalence de la  “Liberté”…

Quelles sont les raisons invoquées par la Justice pour invalider Roe v. Wade ? Tout d’abord, une interprétation trop floue du terme « liberté » alors que rien dans « la tradition et l’histoire de la Nation américaine » ne montrerait que le droit à l’avortement est « essentiel à la liberté ». Au contraire, le droit américain depuis la rédaction de la Constitution tout comme les actes politiques et scientifiques depuis la création des Etats-Unis tendraient à définir l’avortement comme un crime. Les seules manifestations de la volonté d’un droit à l’avortement dateraient de la deuxième moitié du 20ème siècle : en ignorant la continuité historique dont la Constitution serait le point de départ, l’arrêt Roe v. Wade est basé sur une interprétation historique « défaillante ». Ensuite, la décision Roe v. Wade se baserait également sur le droit à effectuer « des choix intimes et personnels » qui sont essentiels à la « dignité humaine et à l’autonomie » (410 U.S., 154), ce à quoi Dobbs v. Jackson objecte que ce qui relève de l’intimité, de la morale et de la dignité humaine est propre à chaque Etat américain, et non à une interprétation constitutionnelle fédérale. Enfin, la Cour Suprême accuse Roe v. Wade de s’être fait législateur en fournissant des lignes directrices qui ne seraient pas celles que devraient conduire la Cour, chargée de trancher les litiges.

Ironique venant de la même Cour qui vient de priver près de la moitié des femmes américaines du droit à disposer de leur corps. Plus terrifiant encore, le fait d’utiliser la « tradition et l’histoire de la Nation américaine » comme moyen d’invalider une jurisprudence établie ouvre une boîte de Pandore juridique qui pourrait très vite dégénérer. Rien ne dit que demain, le droit des femmes à ouvrir un compte en banque seule ou des Noirs à recevoir une éducation ne seront pas eux aussi remis en question en se basant sur cet argument. 

Le religieux derrière le juridique

A travers Dobbs v. Jackson, la Cour Suprême ne remet pas seulement en question le droit à l’avortement, ne remet pas seulement en cause la santé de ses propres citoyennes mais aussi l’entièreté des libertés américaines qui ont découlé du 14ème amendement, qui peuvent désormais faire l’objet d’attaques au gré du climat politique du pays. L’interprétation juridique délivrée le 24 juin n’a de juridique que le nom. Elle est en réalité une déclaration de principes moraux politico-religieux déguisée, une vision archaïque de ce que devraient être les Etats-Unis d’Amérique, sa “tradition et son histoire”, une tradition et une histoire où les libertés ne sont pas garanties par la majorité mais par une minorité. Une tradition et une histoire qui sera désormais marquée par la mise au pilori des femmes dans la moitié des Etats américains qui choisiront d’interdire l’avortement, après avoir tout fait pour le limiter depuis près de cinquante ans. 

A noter que ce droit était sur la sellette depuis quelques années. En septembre 2021, le Texas avait quasiment interdit toute interruption volontaire de grossesse après six semaines, contraignant les Texanes à se rendre dans un autre Etat pour avorter. 

Thomas Jefferson, Père Fondateur, troisième président américain, premier président de tradition Républicaine, visionnaire en son temps, prophétisait déjà que “le prix de la liberté, c’est la vigilance éternelle”. Il ne fait aucun doute que sa famille politique a profité d’une période charnière aux Etats-Unis, après les années noires post-Trump dominées par deux années de pandémie meurtrières, pour charcuter les amendements américains et dépourvoir une partie du peuple d’un droit fondamental. C’est désormais un tout nouveau combat qui va commencer pour les femmes américaines.

Par Inès Mahiou

Le visuel de la campagne « ceci n’est pas un cintre » | PLANNING FAMILIAL

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