Alors que le marché des produits issus de l’agriculture biologique ne cesse de croître, la forte demande de main d’œuvre dans le secteur peut se transformer en opportunité pour les réfugiés. Un constat opéré par de plus en plus de centres qui ont décidé d’allier solidarité et écologie.
– Il faudrait plutôt tirer la bâche de ce côté-là.
La main devant les yeux pour se protéger du soleil, Lucas observe l’étendue du champ. Un peu plus loin, Ali, un jeune réfugié, l’aide à bâcher des lopins de terre. À la ferme de la Treulerie, située à une quarantaine de kilomètres du Mans, on s’éloigne bien vite de la cacophonie de la ville. Ciel bleu, verdure à perte de vue, tout est fait pour s’ouvrir à des horizons apaisés. De la poche d’Ali s’échappe une musique joyeuse : « c’est une musique iranienne, sourit-il. J’ai l’habitude d’écouter ça quand je travaille. » Le jeune Afghan fait partie des réfugiés du programme compagnonnage de l’association Fermes d’avenir. Depuis 2017, cette association spécialisée dans le développement de fermes agro-écologiques en France s’est lancée dans un pari fou : permettre aux réfugiés de s’intégrer tout en mettant les mains dans la terre (bio).

Genèse d’un projet
À l’origine, le réseau des Fermes d’avenir a pour objectif de promouvoir la transition agro-écologique à travers des formations de compagnonnage. « Le but est de former la nouvelle génération agricole de manière itinérante, avec trois missions de six mois sur les fermes du réseau » explique Marion Enzer, Responsable des Programmes et du Développement chez Fermes d’avenir. « C’est un projet qui est basé sur les principes des compagnons, sauf qu’on parle de maraîchage en agro-écologie. »
L’idée de former des personnes réfugiées est née de la collaboration du réseau avec le Groupe SOS Solidarités, spécialisé dans l’entrepreneuriat social. Les deux associations sont parties d’un double constat : d’un côté, la demande en produits bio va crescendo depuis plusieurs années. Selon les calculs de Fermes d’avenir, pour nourrir en tiers des Français dans dix ans avec de l’alimentation bio, contre 5% aujourd’hui, le pays devrait être capable de posséder 25 000 nouvelles exploitations de petites surfaces d’ici à 2030, et environ 100 000 nouveaux paysans, alors que 50% des agriculteurs prendront leur retraite d’ici-là. De l’autre, la demande d’asile en France ne cesse d’augmenter depuis le début de la crise sanitaire. En 2021, quelque 103 000 demandes d’asile, mineurs inclus, avaient été introduites à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), soit une hausse de l’ordre de 7 % par rapport à l’année 2020. L’an dernier, l’organisme a ainsi accordé au total 54 094 visas aux immigrés avec une nette progression de 62,9% par rapport à 2020.
Apprendre les rudiments de l’agro-écologie
Grâce à leur contact avec des centres d’hébergement comme SOS, les Fermes d’avenir peuvent proposer aux réfugiés ayant une expérience en agriculture et souhaitant continuer dans cette voie de rejoindre leur programme. Pour le moment, l’association ne recrute que des personnes ayant déjà un an d’expérience en agriculture, car « c’est un métier physique qui est dur » explique Marion Enzer. L’idée est alors de remettre à jour leurs compétences, de valoriser leur savoir-faire et de les aider à poursuivre ensuite dans les métiers d’une agriculture respectueuse de l’environnement. Elle poursuit : « L’objectif est de permettre aux personnes réfugiées de continuer à se former à des pratiques plus environnementales sur le maraîchage, tout en intégrant les codes socio-culturels de la France, de vivre en collectivité sur le territoire. »
Chez Ali, on est ainsi agriculteur de père en fils depuis des générations. « En Afghanistan, c’était aussi mon métier, raconte-t-il. Chez moi, c’est très important de connaître comment fonctionnent l’agriculture, les graines… » Le jeune homme sourit, s’essuie les mains dans son T-Shirt à l’effigie de Pacman : « la différence, par exemple, c’est que c’est plus facile d’arroser ici, avec les tuyaux. En Afghanistan, on utilise encore l’eau naturelle, il faut la faire venir des montagnes. C’est plus compliqué. » Pour Marion Enzer, même si les connaissances en agriculture biologique varient d’un pays à l’autre, une grande partie des personnes réfugiées retrouvent des pratiques qu’elles connaissent déjà : « la plupart du temps, elles sont déjà sensibilisées aux problématiques des produits chimiques, de l’eau… Par exemple, en Afghanistan, les sols sont très rocailleux, ce qui amène à repenser les systèmes d’irrigation. »
En France, 10% des réfugiés disposent déjà d’une expérience dans le domaine agricole.
Un moyen d’intégration
Lucas Selve, travailleur social, s’occupe de l’accompagnement des réfugiés chez Fermes d’avenir. Depuis cette année, c’est lui qui est en charge du recrutement, de l’accompagnement et des démarches administratives et éducatives en lien avec le programme : « je suis là avant tout pour faire le lien, leur transmettre une composante sociale, explique-t-il. Comment être autonome dans ses démarches administratives et dans la vie quotidienne, comment avoir un logement, être capable d’avoir une vie sociale… » Pour Lucas, apprendre les codes culturels en milieu agricole est plus facile que de devoir s’y confronter en milieu urbain : « vivre dans la métropole d’un pays dont on ne maîtrise pas encore les codes, c’est compliqué, affirme-t-il. C’est plus intéressant de revenir dans un lieu rural. »
Tout au long de leur séjour, les réfugiés ont également la possibilité d’apprendre le français afin de pouvoir devenir salarié agricole sur une ferme. Lucas Selve travaille en binôme avec une coordinatrice Français Langue Étrangère (FLE) : « il y a une grosse hétérogénéité des niveaux, certains arrivent même avec un niveau C1. Sur tout leur séjour, on leur propose 28 heures de pratique afin d’améliorer leur diction, leur écriture… Trois jours par mois, nous les réunissons aussi tous à Paris afin de retravailler ensemble les bases de l’agronomie. »

Leur passage sur les fermes leur apporte aussi une certaine stabilité, puisque les réfugiés sont les seuls compagnons à ne pas être en itinérance : « ça fait des années qu’ils sont en itinérance, rappelle Marion Enzer. Ils ont besoin de stabilité. Surtout, vivre un certain temps sur le lieu d’accueil leur permet de tisser des liens avec les personnes qui leur apprennent le français. Cela leur permet aussi de faire rapidement partie intégrante de l’endroit. Quand une nouvelle personne arrive, c’est à eux de leur expliquer le fonctionnement de l’équipe, du lieu… C’est une manière de les valoriser, de renforcer leur confiance en eux. »
Enfin, pendant huit mois, le compagnon réfugié travaille en binôme avec un compagnon français : « c’est presque l’auberge espagnol, rit Lucas Selve. Tous les compagnons sont hébergés sur les fermes, avec parfois des wwoofeurs, des volontaires… ça crée de superbes alchimies, une ouverture culturelle. On parle de politique, de cuisine. C’est la grande force du programme : un environnement francophone intensif permanent, sans tensions. » Le binôme homonyme d’Ali confirme : « Ali me raconte plein d’histoires sur son pays. Moi, j’y connaissais que dalle à l’Afghanistan. »
Une idée en pleine expansion
En cinq ans, 90 personnes ont été formées sur le réseau des Fermes d’avenir, dont une vingtaine de réfugiés. L’association possède à ce jour treize fermes d’accueil à travers la France, de la Normandie à la Touraine en passant par l’Île de France.
Au niveau national, l’idée prend aussi de l’ampleur. En 2020, en Bretagne, la Communauté de communes du Kreiz Breizh, les élus et acteurs du monde agricole ont mis en place, en partenariat avec l’association morbihannaise d’insertion sociale et professionnelle (Amisep) et l’ Association Nationale Emploi et Formation en Agricole (Anefa), une démarche d’accueil et d’emploi de réfugiés dans les exploitations agricoles.
Loin de se cantonner à l’hexagone, des projets similaires voient également le jour dans le reste de l’Europe. Alors qu’en France, ces initiatives sont généralement locales, la Suisse a pris le pari de davantage les structurer et les territorialiser. En 2015, le projet « se former chez le paysans » a vu le jour grâce au Secrétariat d’État aux migrations et à l’Union suisse des paysans. Cela suite au constat, opéré par les responsables syndicaux suisses, que seuls 10% des emplois agricoles étaient pourvus par la main d’œuvre locale. En 2018, le Secrétariat d’Etat aux migrations indiquait que sur les trente participants au programme « Se former chez le paysan », plus de la moitié avaient trouvé un emploi après trois ans de formation. La Confédération envisage depuis de participer au financement de la formation de 1 000 personnes réfugiées.
Fin 2020, l’Europe comptait 26.4 millions de réfugiés.
Et maintenant ?
« Ces projets sont encore au stade d’artisanat d’art » affirme Lucas Selve. Il poursuit : « C’est du surmesure qui implique de trouver des approches innovantes. Ça va à contrecourant du schéma classique parce que l’idée, c’est de travailler à la fois l’intégration, l’aspect humain et technique, les alternatives de projets de vie. On met en lien des mondes qui ne se seraient pas forcément rencontrés. Ça va peut-être paraître cliché, mais ces projets permettent de belles aventures humaines. »
À l’avenir cependant, tous ces projets auront à répondre à de nouveaux défis. Marion Enzer aborde notamment la problématique financière : « les réfugiés qui passent par notre programme sont nourris et logés mais pas rémunérés, rapporte-t-elle. Cela peut parfois être un frein pour eux. » Le programme est pour le moment financé par des subventions du Ministère de l’Intérieur ainsi que des mécènes privés comme la SNCF. Pour accueillir plus de monde et avoir des retombées plus importantes, les projets français gagneraient sans doute à être davantage structurés au niveau national, à l’instar de son voisin suisse. Des moyens plus importants leur permettraient également d’assurer l’avenir des réfugiés une fois le programme arrivé à son terme. À cause d’un niveau de langue parfois encore insuffisant, Fermes d’avenir ne peut pas délivrer de diplômes en agro-écologie, mais un simple certificat de compétences. Pour autant, assure Lucas Selve, la plupart se dirigent dans l’emploi agricole, quand une minorité se réoriente dans des métiers plus proches du milieu urbain, comme la soudure et la mécanique. « Dans les deux cas, cette formation leur a permis de sortir du système réservé aux réfugiés, avec des emplois comme Deliveroo, dit-il. À l’avenir, ils pourront pourquoi pas devenir chef d’exploitation ouvrir une ferme… Ce n’est qu’une première étape dans leur projet de vie. »
Enfin, dans le cas où ces projets se verraient prendre de l’importance, toute la difficulté réside dans la capacité à empêcher les abus au niveau national, comme on a pu le voir dans d’autres pays. En 2021, le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) pointait du doigt les droits bafoués des travailleurs agricoles au Canada, entre rétentions de passeports, harcèlement, insalubrité des logements, journées de travail excessivement longues…
Dans tous les cas, l’idée reste la même : dans un monde où la catastrophe écologique demande sans cesse de repenser les cadres agricoles et la place des migrants, ces projets cherchent à concilier monde rural et insertion des réfugiés, au-delà des barrières linguistiques et culturelles. Comme conclut Lucas Selve lui-même : « ces projets isolés ne peuvent pas répondre à eux-seuls à tous les enjeux de la transition écologique. Mais c’est déjà une petite pierre à l’édifice. »
Par Charlotte Meyer
