
Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur le dernier rapport de l’IPBES.
Dans un rapport publié le 11 juillet 2022, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a appelé à cesser de considérer la nature comme une source de profit afin de mieux préserver le vivant.
2 000 €. C’est le prix affiché pour ce pull féminin, couleur caramel, en boutique de luxe. L’étiquette affiche fièrement « 100% vigogne ». Peu de nos lecteurs sans doute auraient les moyens de se le procurer. Et pour cause : la vigogne est aujourd’hui la laine la plus chère au monde. La vigogne, c’est un petit camélidé, un mammifère des Andes, qui vit à l’état de liberté. Les Incas utilisaient déjà sa laine pour confectionner les vêtements de leurs souverains. Aujourd’hui, elle est encore récoltée par les communautés andines pour les transformer en ponchos. Pendant ce temps, l’industrie textile du luxe la rachète à bas prix auprès des communautés pour la vendre à un prix exorbitant à l’autre bout de la planète. Ce joli pull auréolé de son prix à quatre chiffres, perdu sur son triste mannequin froid, symbolise à lui seul l’emprise toujours plus importante de l’humanité sur son environnement. Et plus précisément, il témoigne de la vision profondément économique que nous portons encore sur l’ensemble du monde vivant.
IBPES, kezako
Créé en 2012, souvent présenté comme le GIEC de la biodiversité, l’IPBES évalue les connaissances scientifiques et appuie l’évolution des politiques et des actions publiques et privées, en réalisant des expertises collégiales à l’échelle mondiale. Il est actuellement présidé par Ana María Hernández Salgar, experte des relations internationales et de la biodiversité.
L’humanité, premier destructeur du vivant
« La manière dont nous appréhendons le développement économique est au cœur de la crise de la biodiversité » a affirmé Unai Pascual, économiste de l’environnement à l’université de Berne et coprésident de la session de l’IPBES. Il poursuit : « la nature est perçue comme une usine fournissant de la nourriture, de l’eau et de l’énergie, le tout gratuitement. Mais elle entretien aussi notre santé, notre identité, et nous y sommes liés de plusieurs manières. »
C’est là l’axe central du dernier rapport du « Giec de la biodiversité » : au quotidien, notre perception du monde vivant est essentiellement marchande, motivée par la croissance économique. Renforcée par des décisions politiques et économiques qui ne prennent pas en compte le caractère complet de la nature, cette vision de la biodiversité nous inscrit davantage dans l’inaction climatique.
Lutter contre la surexploitation
Trois jours auparavant, l’IPBES publiait un premier rapport, avertissant que la surexploitation d’espèces sauvages menaçait le bien-être de milliards d’êtres humains. Selon les calculs des 85 experts scientifiques mobilisés pendant quatre ans, l’humanité exploite 50 000 espèces sauvages. Elles servent à l’alimentation, à la production d’énergie, de matériaux ou de médicaments, ou encore pour les loisirs. En cause : l’exploitation forestière, la cueillette ou encore le prélèvement d’animaux terrestres. A titre d’exemple, 34 % des stocks mondiaux de poissons sauvages marins sont surexploités, plus de 25 % des forêts du monde subissent une exploitation industrielle et 12 % des espèces d’arbres sauvages sont menacées par « l’exploitation forestière non durable ». Surtout, le rapport constate que lors de prises de décisions politiques, l’accent est mis en priorité sur les bénéfices à court terme et la croissance économique qui sous-évaluent la nature. C’est par exemple le cas de la production alimentaire intensive. Qu’il s’agisse du commerce international des espèces sauvages, dont le trafic représente une source de revenus illégaux importante, de la pêche industrielle ou encore de la déforestation, peu de pays ont mis en place de véritables règles à leur encontre.

© Marizilda Cruppe / Greenpeace
Vers de nouvelles valeurs ?
Face à ce constat, l’IPBES a appelé à changer de regard – et de relation – vis-à-vis de la nature. Un message qui ne date pas d’hier : déjà en 2019, deux rapports de l’ONU prévenaient que seule une transformation en profondeur de notre façon de produire, distribuer et consommer pouvait changer la donne.
Les scientifiques ont classé ces nouvelles valeurs en quatre catégories : vivre « de », « avec », « dans », et « comme » son environnement. Vivre « de » la nature, c’est actuellement la vision dominante sur Terre : les humains se concentrent sur l’exploitation des ressources pour alimenter leur croissance et leur train de vie. Vivre « avec » la nature supposerait de la considérer comme indépendante des besoins humains. Les personnes qui vivent « dans » la nature, voire « comme », sont généralement les autochtones pour lesquels l’environnement fait intégralement partie de leur identité et de leur culture. Celles-ci détiennent des connaissances pour se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner au quotidien à l’aide de la biodiversité. Contrairement à notre propre utilisation de la nature, ces populations savent favoriser la protection des ressources afin de garantir leur durabilité.
Le rapport appelle à considérer l’environnement comme « une partie physique, mentale et spirituelle de soi », expliquant que les poissons d’une rivière possèdent les droits intrinsèques à « prospérer indépendamment des besoins humains. »
Changer notre modèle social et politique
« Les populations rurales des pays en développement sont les plus susceptibles de recourir à des pratiques non durables, l’absence de solutions de substitution les contraignant souvent à exploiter davantage les espèces sauvages déjà menacées (…) 70 % des populations pauvres de la planète dépendent directement des espèces sauvages. Pour une personne sur cinq, les champignons, les algues et les plantes sauvages constituent des sources d’alimentation et de revenu ; 2,4 milliards de personnes dépendent du bois en tant que combustible pour cuisiner ; environ 90 % des 120 millions de pêcheurs traditionnels travaillent à petite échelle », explique Jean-Marc Fromentin, codirecteur de l’évaluation.
Comment protéger le vivant tout en répondant aux besoins de ces populations ? Ana Maria Hernandez Salgar, présidente de l’IPBES, rappelle que nos décisions politiques et économiques se doivent de prendre en compte la diversité des valeurs de la nature. Sur le long terme, il sera nécessaire de « changer notre modèle sociale, nos objectifs communs de vie. » Les grands projets d’infrastructures comme le Grand barrage de la Renaissance que l’Ethiopie a construit sur le Nil-Bleu ou le projet de « Train Maya » dans la péninsule mexicaine du Yucatan, devraient notamment être décidés en prenant en compte toutes ces « valeurs », et pas seulement les coûts/bénéfices.
Reste à savoir comment les institutions se saisiront de cette règle pour la mettre en place de la manière la plus concrète possible. De son côté, l’IPBES a proposé les pistes suivantes :
- développer des moyens de lutte contre le commerce illégal d’espèces qui génère chaque année jusqu’à 199 milliards de dollars ;
- protéger les peuples autochtones qui réussissent à concilier usage et préservation des milieux sauvages (ces populations tirent avantage d’espèces sauvages sur plus de 38 millions de km2 de terres, soit l’équivalent d’environ 40% des aires terrestres conservées, dans 87 pays) ;
- mener des politiques aux niveaux international, national, régional et local qui soutiennent des droits fonciers sûrs et un accès équitable aux terres, aux pêches et aux forêts ;
- réduire la pêche illégale, supprimer les subventions financières nuisibles, soutenir la pêche artisanale et s’adapter aux modifications de la productivité océanique dues au changement climatique
Les deux rapports de l’IPBES serviront de base aux discussions de la COP15 de la biodiversité qui se tiendra à Montréal en décembre prochain. Celle-ci devrait fixer un cadre pour protéger la nature et ses ressources au niveau mondial à l’horizon 2050. Une date qui sonne comme bien lointaine au regard des derniers rapports du GIEG et de l’IPBES qui appellent à agir au plus vite. Le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, appelle de son côté à « un accord mondial audacieux. »
Par Charlotte Meyer
