C’est une omerta interminable. 6,7 millions de victimes et quasiment autant de criminels non punis, tels sont les chiffres vertigineux de l’un des plus grands tabous de l’humanité : l’inceste.
Corinne Grandemange, autrice du récit La Retenue publié aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque, y raconte son passé de victime d’inceste par son oncle et son combat contre ce fléau. Après avoir suivi plusieurs formations en sciences de l’éducation et en psychopathologie de l’adolescent et du jeune adulte, elle a accompagné de nombreuses victimes en tant que Conseillère principale d’Éducation (CPE) et Psychopédagogue. Elle a accepté de se livrer à Combat afin d’expliquer les mécanismes de cette loi du silence imposée aux victimes et les failles de notre système social. Interview.
Combat : Vous avez été CPE pendant plusieurs années, avez-vous souvent été confrontée à des victimes d’inceste ? En quoi le statut de psychopédagogue vous a-t-il aidée ?
Pour exercer le métier de psychopédagogue, il faut avoir des compétences en sciences de l’éducation. Durant toutes les années où j’ai exercé le métier de CPE, je l’ai pratiqué d’une manière assez atypique puisque j’ai décidé de l’exercer sous un angle psycho-éducatif. Je n’étais pas du tout dans l’image classique que l’on a du CPE qui est uniquement là pour maintenir l’ordre. Ma priorité était le souci du bien-être et de l’épanouissement de l’adolescent. J’ai été confrontée assez régulièrement à des faits d’inceste. J’en ai moi-même été victime et je sais désormais qu’il s’élabore entre les victimes une sorte de langage commun de reconnaissance qui ne passe pas par les mots. Cela m’est arrivé plusieurs fois de savoir immédiatement qu’il y avait une histoire comme cela au premier regard ou à la première posture. De nombreuses victimes d’inceste ont cette reconnaissance intuitive. Cependant, les adolescents qui spontanément venaient se confier à moi restent des cas très rares. Ceux que j’ai pu recevoir m’étaient soit signalés par l’équipe enseignante soit par des assistants d’éducation pour des problématiques comportementales ou de résultats. Mon travail était alors de détricoter au fur et à mesure des entretiens ce que l’arbre cachait de la forêt. Pour les adolescents et les enfants, c’est compliqué de mettre des mots sur l’horreur. Ils expriment alors leur souffrance ou leur grand désarroi psychique par d’autres mises en scène que les mots (anorexie, conduites suicidaires, prises de risques, désengagement scolaire ou encore isolement).
Nous sommes dans une société du verbe et du mot mais on en oublie que cela n’est pas accessible simplement, que c’est un apprentissage et qu’il n’y a que très peu de familles qui parlent du fondamental. Lorsqu’un enfant ou un adolescent rencontre des difficultés existentielles, même si c’est quelqu’un qui a de l’aisance avec le verbe, entre dire la souffrance profonde et donner à voir une image sociale, il y a un gouffre. C’est en ça que je pense qu’il y a aujourd’hui une défaillance à la fois parentale mais également des professionnels de l’éducation : si les comportements ne deviennent pas caricaturaux, on passe à côté du jeune et de ses souffrances.

Trois enfants par classe environ sont victimes d’inceste, pourquoi quasiment aucune victime ne dénonce les faits au personnel de l’établissement ? Quelles sont les failles ?
Le propre de l’inceste est que c’est une agression sexuelle commise par un être qui a autorité sur l’enfant. La première émotion que va ressentir ce dernier est la culpabilité, il va se sentir sale. C’est donc en ça que c’est absolument différent d’une agression sexuelle commise par quelqu’un qui n’a pas autorité morale. Si un enfant est violé par un inconnu, il le dira dans la plupart des cas bien plus spontanément ou montrera des signes cliniques plus évidents pour interpeller ses proches. Si l’agression sexuelle est commise par un être adulte de son entourage ayant autorité morale et affective, l’enfant va prendre la charge de ce crime, il va la porter et c’est alors très compliqué de dénoncer. Il y a très vite une élaboration psychique qui fait qu’en continuant à participer contre son gré, il se dévalorise de plus en plus. L’estime de soi se désagrège et l’accès aux mots et aux gestes s’éloigne.
De plus, l’inceste est le tabou moral de nos sociétés occidentales. Devant ce tabou, les adultes se bouchent les oreilles, se mettent la main sur la bouche et ferment les yeux de manière complètement instinctive, pulsionnelle, car il est psychiquement inimaginable de se dire « cet enfant présente tous les signes d’être victime de crimes sexuels de son entourage ». C’est en ça que l’espace de formation est indispensable, aussi bien auprès des parents que des personnels. Par exemple, si l’on a réussi à faire avancer la cause du harcèlement scolaire, c’est grâce à des formations et des interventions de plus en plus nombreuses. C’est une nécessité d’obliger les parents comme les adultes professionnels à s’interroger, à communiquer et à entendre des réalités qui sont inconcevables mais qui existent pourtant.
Trois enfants par classe en moyenne sont victimes d’inceste. Cependant, aucun des professeurs des écoles interrogés pour cet article ne déclarent avoir reçu une formation ou même un cours pour affronter ces situations et les appréhender de manière correcte. Une institutrice de CE2 déclare même avoir « peur d’être sanctionnée » si elle aborde le sujet en classe. Une autre professeure des écoles se plaint du manque de formation et des incohérences de la justice : « l’an dernier, j’avais une élève qui était en procédure contre son père pour des faits d’inceste. Il avait une interdiction de l’approcher et on devait être vigilants. En revanche, il avait toujours le droit de suivre sa scolarité et, en tant qu’enseignante et n’étant pas formée à ce genre de cas, cela me mettait très mal à l’aise. » La formation des personnels est essentielle et les jugements pour avoir brisé cette loi du silence angoissante ne sont plus tolérables.
Dans votre récit La Retenue, un des mots qui revient le plus est « omerta », la loi du silence sur un sujet tabou. Pourquoi l’inceste est-il toujours aussi tabou alors que cette monstruosité est présente dans toutes les cultures ? Quels sont les mécanismes de cette omerta et ses raisons, sachant que, selon un sondage Ipsos de 2020, un tiers des français déclarent connaître une victime d’inceste dans son entourage ?
Nous vivons depuis des siècles dans des systèmes sociaux qui sont éminemment patriarcaux. La structure familiale est la plus petite entité sociétale où la figure de la mère et de la femme est essentielle. Une femme, qui est une ancienne petite fille, une amante, une maman, élabore tout un système pour que la structure familiale tienne debout et soit, au regard du social patriarcal, digne de morale. Les femmes se sentent donc obligées de tenir une famille stable et correctement structurée pour que la société patriarcale ne les rabaisse pas une nouvelle fois.
Quand il y a inceste, cela déstabilise totalement la structure familiale. Il y a un nombre très important de mères qui se doutent ou savent, mais préfèrent taire et imposer le silence à la victime plutôt que de faire imploser la famille. De plus, très peu de jugements seront rendus à l’encontre des criminels (au regard du nombre de dépôts de plaintes, le nombre de criminels condamnés est absolument minoritaire). Nos systèmes patriarcaux tiennent le haut du pavé depuis des siècles. Les femmes craignent ainsi la condamnation du patriarcat si ce qu’elles ont créé (la famille) explose.
Il n’y a absolument pas de sécurité psychique qui permet de faire face à l’horreur de l’inceste. L’omerta, c’est le silence imposé par la première personne informée qui va tisser une toile de honte et préférer faire le choix de mettre à distance la victime pour conserver le groupe de la famille. C’est ici l’énorme problématique à laquelle il faut sensibiliser les familles : il peut y avoir un drame et un crime de commis mais ce n’est pas pour ça que la structure explose et que le criminel doit être nié dans son existence même. Il y a un travail éthique à faire pour permettre ce basculement entre se taire et avoir honte ou se serrer les coudes, assumer et prendre en charge la victime en acceptant que le criminel soit jugé par l’état de droit, donc remis à la justice.

Comment peut-on alors intervenir auprès des victimes et démasquer les criminels si cette omerta est toujours présente ?
Il y a de nombreux livres, malheureusement peu connus, à partir de la maternelle jusqu’à l’âge adulte qui peuvent permettre de faire de la prévention s’ils sont abordés avec des personnes formées à ce sujet. Il y a également des objets transitionnels qui sont extrêmement importants pour la tranche d’âge de 0 à 9 ans où les enfants ont la possibilité de s’exprimer dans le cadre d’un suivi psychologique. Je pense que la formation des personnels de l’éducation nationale est à élaborer et à améliorer sur les problématiques de l’inceste et de l’omerta. Dans l’espace social, il faudrait que l’on fasse de ce sujet une priorité nationale, que des débats gratuits soient organisés, que de la sensibilisation soit faite et que cela paraisse normal d’aller s’interroger, en collectif, sur ce thème-là. Il y a deux postures différentes : soit on décide que ça ne bougera jamais, ne se règlera jamais et que ça fait partie de nos grandes névroses humanitaires, soit on considère que c’est un crime contre l’humanité majeur contre lequel il faut agir. Concernant les criminels, il n’y a pas forcément de profil type. C’est extrêmement compliqué de les démasquer car ces êtres ont des structures psychiques éminemment complexes et perverses. Ce sont environ 90% d’hommes et surtout des personnes qui sont dans la capacité d’être « doubles » : tout à fait honorables dans leur vie professionnelle, dans leur vie sociale mais pervers avec les enfants ou plus largement leurs très proches. Il n’y a généralement pas qu’une seule victime d’un même criminel : il y a un enfant, puis quand l’enfant devient trop grand il y en a un autre et ainsi de suite. Ce sont des gens qui sont pour la majorité très « lisses » en apparence. C’est donc compliqué pour l’entourage de les identifier, à moins qu’ils ne soient pris sur le fait ou que la victime parle. Dès lors, l’entourage ne voit pas même s’il a des doutes et les criminels passent trop souvent à travers les mailles.
Sommes-nous tous « égaux » face à l’inceste ?
Oui : l’inceste traverse toutes les couches sociales. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas de classe sociale privilégiée. Cela existe dans tous les milieux, intellectuels ou non, favorisés ou défavorisés. Il n’y a pas de spécificité du tout.
Vous vous battez pour l’imprescriptibilité des faits d’inceste, pourquoi ?
Le travail de mémoire d’une victime n’appartient qu’à elle et peut prendre une vie entière. A ce titre-là, on ne peut pas dire à une victime qui se souvient de viol quand elle a 70 ans et qu’elle est à l’article de la mort que ses paroles ne sont plus valables et que l’on ne peut plus l’entendre. La loi doit pouvoir entendre la victime quelle que soit la temporalité dans laquelle elles arrivent à conscientiser le crime qu’elles ont subi.
La peine maximale pour les coupables de faits d’inceste est de 20 ans de prison ferme. Trouvez-vous que cela soit suffisant ? Pourquoi ?
Pour moi, il faut juste que la peine ait lieu. Il faut que nos structures sociétales patriarcales assument de punir. Ce n’est pas tant la durée de la peine qui importe, c’est qu’en tant qu’espace social on assume de punir. C’est la responsabilité d’un corpus social : assumer de punir.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à témoigner ? Pourquoi est-ce important ?
Il y en a plusieurs. Dans un premier temps, le fait d’avoir été, années après années, écrasée par cette omerta familiale. En second lieu, c’est d’avoir été amenée à rencontrer dans ma pratique professionnelle et dans mon entourage affectif un certain nombre de victimes qui n’avaient pas accès au dire, à la parole. J’ai eu ce courage de balancer l’horreur à ma grand-mère lorsque j’avais 13 ans et c’est ce qui a ensuite orienté mes engagements professionnels, de compagne ou encore de mère. Me rendre compte que d’avoir révélé ce que je subissais était l’horreur absolue a été déterminant pour moi. Je suis arrivée à un espace-temps de mon existence où je dis que c’est une force majeure. En faire profiter les victimes qui se taisent ou qui ont parlé et ont été écrasées est l’un de mes engagements ontologiques. »
Propos recueillis par Capucine Schmit
Un grand merci à Corinne Grandemange d’avoir répondu à nos questions.
Numéro d’écoute enfants en danger : 119 (gratuit, 24/24h)
