L’auteure, qui a entre autres reçu le prix Renaudot pour Apocalypse bébé, a refait son apparition à la rentrée avec un livre au titre provocateur. Un roman qui caracole en tête des ventes.
Le livre est partout. Dans le train, sur Twitter, dans les sacs, aux terrasses des cafés. Tiré à 250 000 exemplaires, le dernier roman de Virginie Despentes domine allègrement la rentrée littéraire. Chaque lecteur a encore en tête son chef d’œuvre en trois tomes, Vernon Subutex. Ce genre de succès, c’est beaucoup de pression pour un auteur. Il faut faire mieux, entrer au panthéon des auteurs immortels ou irrémédiablement s’effondrer. Le lecteur, si exigeant, ne peut pas se contenter d’un livre moyen venant d’une Despentes. Il faut qu’il soit grandiose ou qu’il ne soit pas.
Virginie Despentes n’a pas joué le jeu. Elle a fait un pas de côté. Avec Cher Connard, l’auteure ne fait pas mieux, elle fait différent. Elle laisse derrière elle le registre du roman choral, riche en personnages et en action. Cher Connard est un roman épistolaire tourné vers l’intime et l’émotionnel. Le livre réunit des personnes qui devraient se détester mais deviennent amis. L’histoire débute sur Instagram. Oscar Jayack, écrivain à succès, insulte une star de cinéma sur le déclin, Rebecca Latté. Cette femme sublime, icône des hommes à son apogée, est devenue “moche” et féministe : “la débandade”. Rebecca lui répond, violente et hautaine. Il est “un chihuahua” qui rêve qu’on le remarque. “Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve : je t’écris”. L’histoire aurait pu s’arrêter là, éphémère violence des réseaux sociaux. Mais les deux protagonistes continuent à s’écrire.
Petit à petit, ils apprennent à se connaître, loin de la façade vitrée des réseaux sociaux. L’auteur, emporté par la vague #MeToo, est accusé de harcèlement sexuel au travail par une blogueuse féministe, Zoé Katana, qui a travaillé pour lui dans l’édition. Rebecca vieillit et a du mal à obtenir des contrats de films, sort funeste des anciennes belles jetées au rebut du cinéma français.
Un livre qui tarde à démarrer
Le premier tiers du livre est long. Les personnages sont égocentriques, petits parisiens privilégiés qui geignent parce qu’ils ne sont plus au sommet de la fame. L’histoire stagne. On ne voit pas où Despentes veut en venir avec ses personnages pas sympathiques pour un sou, arrogants et blasés. L’histoire est enterrée sous le “jus de cervelle”, ces belles tournures et phrases chocs que les narrateurs se renvoient à la figure. Ça ne peut pas être tout, si ? Despentes ne va quand même pas s’empaler sur le plus gros écueil des auteurs-stars : se reposer sur sa plume et sur le marketing à tout va pour vendre un énième livre masturbatoire sur la violence de notre société ?
Tout à coup, l’éclaircie. Elle vient, très paradoxalement, du confinement. Les héros du livre, enfermés chez eux à cause du Covid-19, auraient pu se replier encore plus sur eux-mêmes. Mais Oscar et Rebecca s’ouvrent l’un à l’autre. Oscar, alcoolique et toxico, commence à se rendre aux réunions des Narcotiques anonymes. Il tombe de haut. Il réalise qu’il n’est pas le mec drôle, séduisant et brillant qu’il s’imagine. Il est forceur avec les femmes en soirée, ivrogne qui délaisse sa fille, loque qui ne tient pas la défonce. Rebecca l’accompagne dans cette réflexion, tout en exposant ses propres problèmes. Elle est devenue féministe par défaut. Jeune, belle comme le jour, elle n’avait pas besoin de l’être. En devenant vieille, elle découvre la violence de ceux qui l’aimaient tant avant, spectateurs, réalisateurs. Elle aussi est toxico et en parle librement.
La part des réseaux sociaux
Leurs échanges sont entrecoupés par les posts de blog de Zoé Katana, la jeune femme qu’Oscar a agressé. Après l’avoir dénoncé sur Internet, elle se prend une vague de harcèlement sur les réseaux sociaux. Fragile mais révoltée, Zoé Katana n’apparaît que de temps à autre dans le roman. C’est dommage, mais représentatif du sort des victimes dans la vraie vie. On retiendra toutefois sa tirade salvatrice contre le féminisme libéral, respectable. Ce féminisme qui instrumentalise la voix des victimes pour les rendre bankable. “Nous sommes presque aussi connes que les mecs, le pouvoir en moins”, se lamente Zoé.
Oscar, lui, est omniprésent, rendu un peu trop sympathique par Despentes. Son bad buzz lui réussit, son livre se vend bien. Néanmoins, il est harcelé par les féministes en ligne. Virginie Despentes dénonce la brutalité des réseaux sociaux. Elle décrit les masculinistes qui, sur Internet et dans la vraie vie, soutiennent Oscar. Oscar a honte de ces soutiens gênants. Il ne pense pas faire partie de ces incels, de ces hommes violents qui détestent les femmes. Il se considère comme un mec normal, pas très beau, qui ne sait pas s’y prendre avec les meufs. On pourrait presque le croire, si Rebecca n’était pas si lucide : “t’es pas crédible en innocent”, lui écrit-t-elle. Au fil des pages et de son parcours de sobriété, Oscar reconnaît qu’il a agressé, et tente de s’en repentir.
Un ouvrage à l’image de “la vraie vie”?
Bien qu’il soit sorti avant, le livre résonne étonnamment avec l’affaire Quatennens qui agite le débat public. Un homme qui gifle sa femme, mais juste une fois. Il reconnaît la violence de son acte, mais refuse d’être rangé dans la catégorie des hommes violents. L’histoire écrite par Despentes est comme la vraie vie : pas manichéenne. Les hommes violents sont des hommes normaux, pas monstrueux, pas psychopathes. “Des connards modèle courant”, comme dit Rebecca en décrivant Oscar. Des hommes comme les autres, qui ont pu souffrir eux-mêmes du patriarcat, avant de l’infliger aux femmes de leur entourage. Des hommes qui ne sont pas seulement des inconnus au fond d’une ruelle ; des hommes qui sont nos pères, nos copains, nos maris, nos amis. C’est là le cœur du roman de Despentes. La violence patriarcale, elle est partout, banale, et vient même des hommes qu’on aime.
Une fois que ce constat est fait, que faire ? Il faut “trouver comment réparer”, nous dit Despentes à travers la voix de Rebecca. Les débats ouverts par ce livre et par l’actualité du moment sont nombreux. Est-ce que l’homme violent qui le sait et s’en repent mérite d’être pardonné par la société ? Comment faire amende honorable envers toutes ces femmes lésées ? S’excuser n’est pas suffisant, ça c’est certain. Zoé le fait comprendre à Oscar, qui en est désemparé. “Je me sens blanc, c’est-à-dire incapable d’imaginer comment cesser d’être une partie de ce problème pour passer du côté de la solution”, dit-il. Les excuses ne servent à rien, il ne faut pas agresser, dit la théorie. Dans la pratique, que fait-on des petits agresseurs du quotidien une fois qu’ils sont passés à l’acte ? Ceux qui n’ont ni violé ni tué, mais qui ont déjà insulté, rabaissé, harcelé, innocemment, en pensant être dans leur bon droit ? Comment réparer ces hommes ?
On referme Cher Connard avec beaucoup plus de questions que de réponses. C’est le genre de livre dont on débat avec ses proches, en ayant l’impression que personne n’a lu la même chose. Représentatif de notre époque, on le lira sûrement en cours de français dans vingt ans. Despentes réussit le pari de sortir un livre brillant après un livre grandiose. Elle se renouvelle, sans pour autant sortir de sa gamme habituelle de sujets, avec l’écriture cynique, accessible, et un poil vulgaire qu’on lui connaît. Elle prouve, comme d’habitude, l’air de rien, mais avec talent, qu’elle règne sur la littérature française contemporaine.
Par Julie Tomiche

