Le samedi 14 octobre 2022, le corps inerte de Lola, douze ans, est trouvé dans le 19ème arrondissement de Paris par une personne sans domicile fixe. Le lendemain, la police interpelle une suspecte à Bois-Colombes (Hauts-de-Seine). D’origine algérienne, cette dernière avait reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF) le 21 août dernier. Depuis une semaine, l’extrême droite utilise ce meurtre pour déverser sa haine.
Une information peut rapidement devenir virale. Celle-ci n’a eu besoin que de quelques heures pour embraser réseaux sociaux et plateaux de télévision. Dès le lundi 17 octobre, la chaîne CNews – détenue par le milliardaire Vincent Bolloré – consacre son programme Face à l’Info au meurtre de Lola. Pour lancer l’émission, la présentatrice s’interroge : « Faut-il en parler en simple fait divers ou faut-il se taire parce que les suspects sont nés en Algérie ? Face à la crainte d’une stigmatisation communautaire, faut-il préférer taire cet acte odieux ? A-t-on basculé dans une horreur que certains voudraient voiler ? »
Pour les militant·es d’extrême droite, ce choix est tout sauf cornélien. Hors de question de faire preuve d’une quelconque discrétion. En un tournemain, « l’Institut Pour la Justice » (une organisation proche de Éric Zemmour, le candidat du parti Reconquête! aux élections présidentielles de 2022) appelle à manifester. L’événement aura lieu le jeudi suivant dans la capitale. À l’Est, c’est le groupuscule « Remparts Lyon », phénix du mouvement d’ultra droite « Génération Identitaire » (dissous en mars 2021), qui excite les foules. Et à Metz, les partisans de « La Cocarde Lorraine » ou de « l’Action Française » se mobilisent.
Ces rassemblements sont présentés comme « apolitiques » et disent n’avoir pour but que de rendre hommage à Lola. Pourtant, l’avocate de la famille a dû demander à ce que cette récupération « cesse instamment, et soit retirée toute utilisation du nom et de l’image de leur enfant à des fins politiques » pour que la famille puisse se recueillir « dans la sérénité, le respect et la dignité qui lui est due ».
État de droit
En réalité, ces manifestations sont gorgées d’appels à la haine. Dans les cortèges, des slogans tels que « Immigrés, assassins », « On est chez nous » ou « Nous voulons le rétablissement de la peine de mort pour les assassins d’enfants » fleurissent. Mais leurs auteur·ices oublient que la France est un état de droit ; sa puissance publique est donc soumise à des normes juridiques. En l’occurrence, d’après la législation française, une personne est présumée innocente tant qu’elle n’est pas jugée. Par ailleurs, ces lois existent pour une raison précise. Si la peine de mort a été abolie en 1981, c’est notamment parce qu’elle « rend l’erreur judiciaire irréparable, et ensuite parce qu’elle n’a jamais fait renoncer quiconque à commettre un crime » explique Christian Elek, ancien procureur du Mans (Sarthe) dans les colonnes de Ouest France.

En plus des outrages verbaux, des attaques physiques ont été remarquées. Le 14 octobre, des militant·es de l’extrême droite lyonnaise agressaient des membres du « Collectif 69 Palestine » en marge d’une protestation contre la détention de Georges Ibrahim Abdallah. Détenu depuis 1984, condamné en 1987 et libérable en droit français depuis 1999, ce dernier est considéré par la Ligue des Droits de l’Homme comme le plus ancien prisonnier politique de France. Deux jours plus tard, les grévistes de la gare Lyon Perrache, qui protestaient contre un éventuel changement de prestataire par la Métropole de Lyon, se faisaient voler leur banderoles et drapeaux.
Ces deux actions ont été revendiquées par l’extrême droite sur le canal Telegram Ouest Casual. Caché·es derrière « des foulards décorés de croix celtiques, de Totenkopfs (un emblème nazi) ou de blasons lyonnais », les agresseur·euses arboraient le matériel subtilisé. Pour le syndicat CNT-Solidarité ouvrière, ces attaques ont un caractère raciste évident. « La quasi-totalité des agents sont d’origine étrangère », peut-on lire sur Rue89Lyon.
Plusieurs questions se posent : comment ces provocations publiques peuvent-elles exister sans que l’État n’intervienne ? Il est pourtant écrit noir sur blanc dans l’article 24 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse que « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. » Et que dire de la médiatisation de ces événements ? Comment un animateur de télévision peut-il, à une heure de grande écoute sur une chaîne du paysage audiovisuel français, clamer que « le procès doit se faire immédiatement et, en quelques heures, c’est perpétuité directe » ? Comment ce même personnage peut-il déclarer, dans une démocratie et devant deux millions de téléspectateur·ices, que « l’accusée n’a pas le droit à une défense » ?
Dégringolade européenne
Les regards sont perdus, les esprits confus. La France, que ses dirigeant·es qualifient à l’envi de puissance européenne clé, devient un pays gangrené par les mouvements et idéologies d’extrême droite. Elle se plie, prend le pli. D’autres ont déjà rompu : impensable au siècle dernier, l’Italie et la Suède sont régies depuis peu par des gouvernements fascistes. Mais on s’accommode. On laisse faire. On félicite Giorgia Meloni d’être la première femme à prendre le poste de présidente du Conseil des ministres de la République italienne. La même Giorgia Meloni qui tente d’imiter la voix de Benito Mussolini pour rendre ses prises de paroles plus percutantes. La même Giorgia Meloni qui s’élève contre l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’immigration et le « lobby LGBT ». La même Giorgia Meloni dont le slogan principal est « Dieu, Patrie, Famille ».
On oublie. On oublie que Anders Klarström, le premier dirigeant du parti d’extrême droite Démocrates de Suède (SD), a milité dans les années 1980 au Parti du Reich nordique. Qu’à cette époque, la chemise brune était plébiscitée par ses partisans. En fait, on oublie que l’extrême droite tue. Que le 12 octobre dernier, deux personnes queer ont été assassinées à Bratislava (Slovaquie) par un membre du parti d’extrême droite Vlast. Cet homme avait publié un manifeste au contenu homophobe et antisémite. Un document qui, lui aussi, a dû passer à la trappe.
Dans le Petit manuel de survie démocratique, les chercheur·euses du Camp des Milles cherchent à mettre en lumière « les mécanismes humains récurrents – individuels, collectifs et institutionnels – à l’œuvre dans les engrenages qui peuvent mener du racisme et de l’antisémitisme jusqu’aux génocides ». Le cheminement se fait en trois étapes. D’abord, une ou plusieurs minorités sont prises pour cibles au sein de la société. Il faut pour cela un terreau fertile, provoqué par des crises économiques ou morales. Ces dernières affectent la société en provoquant « une peur de l’avenir, une perte de repères, des crispations identitaires et des démagogies agressives ». Des groupuscules en profitent ensuite pour répandre des idées et des violences racistes. Ils ne peuvent agir « que grâce à la passivité de la majorité ».

La deuxième étape est franchie lorsque ces groupes accèdent au pouvoir par la force ou par les urnes. La perte générale de repères lui permet d’attaquer et d’ébranler les institutions. « Les crises sont devenues hors de contrôle, les désordres et les agressions se sont intensifiés, les violences et réactions sont immaîtrisables et on s’habitue à la violence. »
La troisième étape est celle de l’extension des persécutions et des menaces contre tous et toutes. « On assiste non seulement à l’exclusion systématique des personnes ou des groupes-cibles voire à l’organisation de crimes de masse, mais également à une extension des persécutions, à une généralisation du crime qui vise non seulement le groupe bouc émissaire initial mais aussi tous les opposants, les « déviants », démocrates, francs-maçons, homosexuels, handicapés, et beaucoup d’artistes et intellectuels dont la liberté de penser gêne. » Un régime de terreur est instauré, accompagné de discriminations imposées et d’une volonté de déshumanisation.
Le terme d’urgence climatique vient d’entrer dans le vocabulaire courant. Peut-être que celui d’urgence démocratique aurait également sa place.
Par Elena Vedere