« ZOLA N’A PAS VIEILLI » : L’ASSOMMOIR 2.0

Plus de cent ans après la disparition de l’écrivain, un trio un peu fou s’est pris au jeu de transposer son œuvre au XXIème siècle.

Du septième tome de ses Rougon-Macquart, Emile Zola écrivait en préface : « c’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. » Publié en 1877, l’Assommoir retrace l’histoire tragique de Gervaise, jeune lessiveuse et mère de deux enfants. Tout juste arrivée à Paris, quartier de la Goutte d’or, elle se fait abandonner par son compagnon Lantier, un homme infidèle et violent. Elle refait sa vie avec l’ouvrier Coupeau, qui finira par sombrer dans l’alcool. Dénoncé à sa sortie pour son caractère cru, le roman décrit les ravages causés par la misère et l’alcoolisme.

A quoi aurait donc ressemblé la série des Rougon-Macquart à l’ère d’Instagram et de Deliveroo ? La question est audacieuse autant qu’elle attire la curiosité. N’en déplaise aux puristes, le célèbre roman de Zola a revu le jour cette année aux éditions des Arènes sous la forme d’une Bande-Dessinée. Paru le 22 septembre, l’adaptation est signée Mathieu Solal et Xavier Bernoud au scénario, Emmanuel Moynot au crayon. Même endroit, mêmes personnages, mais un siècle plus tard.

Un défi de la littérature

Mathieu Solal le reconnaît : avant de se lancer dans cette aventure, sa connaissance de l’écrivain naturaliste était plutôt ténue. « On lit peut-être ça trop tôt » confesse-t-il en référence aux pénibles lectures des classiques sur les bancs du collège. Toutefois, transposer l’Assommoir à notre époque l’a réconcilié avec l’auteur. « J’ai mesuré l’intérêt historique, la puissance des situations et la beauté littéraire de Zola » indique celui qui vient de passer plusieurs années main dans la main avec le père des Rougon-Macquart.

Si le défi était de taille, l’œuvre accouchée par les deux amis journalistes a réussi un pari fort : s’approprier un monument de la littérature française sans le dénaturer. Si l’histoire bascule à notre époque, loin des costumes et des mœurs du XIXè siècle, la voix de Zola résonne toujours à travers les pages. Chaque chapitre s’ouvre par une incise du livre original et sa narration est présente tout au long de la Bande-Dessinée. Le plus important pour Mathieu Solal : « maintenant que l’œuvre ne nous appartient plus, j’ai envie qu’elle touche le lecteur, de quelque manière que ce soit et quel que soit le terreau idéologique. » Il n’en reste pas moins que certains traits communs transpercent les pages du récit.

La nouvelle précarité

Sous les couleurs d’Emmanuel Moynot, les ouvriers ont troqué leurs habits élimés contre un vélo de livreur. Au XXIème siècle, l’auto-entreprenariat apparaît comme la nouvelle forme de pauvreté. Lorsque Mathieu Solal et Xavier Bernoud s’emparent du roman zolien, les plateformes de livraisons de repas ne sont pas encore pointées du doigt. C’est pourtant sur cette situation qu’ils décident de donner un coup de projecteur. « Les personnes qui travaillent dans ce cadre social vivent dans des conditions difficiles, ils ont du mal à s’élever sur l’échelle sociale, explique Mathieu Solal. Ils voient dans l’auto-entreprenariat la possibilité de devenir leur propre patron. A l’époque, c’était vu comme une chance, un progrès offert par internet. »

Le Coupeau du XIXème siècle était victime d’un accident qui l’entraînait dans la spirale de l’alcool et de la paresse. Ici, le nouveau compagnon de Gervaise tombe de son vélo lors d’une soirée de livraison pluvieuse. Le voilà inactif et sans revenu ; c’est sa femme qui prend le relais, à la tête de son propre salon de beauté. Elle dépensera sans compter jusqu’à liquidation judiciaire. Une histoire qui n’est pas sans rappeler celle de Chahi, livreur Uber Eats d’une quarantaine d’années qui avait perdu la vie lors d’une journée de travail, en mai 2021. Après cet incident, plusieurs élus avaient pointé du doigt « un modèle d’exploitation inhumain » qu’ils appelaient à réguler de manière plus stricte.

Si les métiers changent, le système dénoncé par Emile Zola à son époque a simplement changé de couleurs. Dans les deux cas, les œuvres donnent à voir des travailleurs qui avancent en funambule, sachant qu’ils peuvent à tout moment trébucher et tomber dans une précarité sans issue. Les personnages se battent, fouillent jusque dans les tréfonds de leurs possibilités, avant de finalement quitter la partie, épuisés par une société qui les broie.

Se mettre à la place des femmes

Des métiers précaires à l’appât du gain, les thématiques du roman restent donc les mêmes. A notre époque, certaines résonnent cependant plus que d’autres, à commencer par les violences faites aux femmes. Si celles-ci étaient bien présentes sous la plume zolienne, sa transposition à l’époque #MeToo gagne en importance.

Il faut dire qu’en 1877, la prise de position d’Emile Zola en faveur de l’émancipation féminine reste marginale. Depuis 1804, le Code civil napoléonien place la femme sous statut de « mineure à vie » sous le contrôle de son mari. Dans cette société de fin d’Empire ouvertement misogyne, le sexe féminin est le symbole de l’hystérie. Et même si l’écrivain naturaliste refusait encore de voir en la femme « l’égale de l’homme », ses récits en faisaient, contrairement à beaucoup de ses contemporains, l’un des personnages les plus actifs, déterminés, et donc tragiques, de son œuvre.  

La Bande-Dessinée permet d’abord de brosser une version plus contemporaine du rapport au cors féminin : au XXIème siècle, Gervaise n’est pas lessiveuse mais hôtesse au salon de l’auto où il lui faut sourire, habillée court devant les voitures exposées, et supporter les propos graveleux des visiteurs.

Mais plus fort encore : dans l’Assommoir 2.0, la femme peut encore mourir sous les coups de son mari. L’adaptation de Mathieu Solal et Xavier Bernoud nous entraîne dès le départ dans l’intimité des violences conjugales, symbolisée par la ténébreuse relation entre Gervaise et Lantier. Elle nous emmène aussi jusque dans les bureaux des commissariats de police où la femme violentée s’entend répondre qu’en définitive, elle l’a peut-être bien cherché. Des récits qui résonnent fortement avec l’actualité : en 2021, la France recensait 113 féminicides.

« La violence est bien pire dans le roman original. C’est atroce ! » commente Mathieu Solal. Pour le journaliste, il était essentiel de se saisir de ce débat : « grâce à l’art, il est encore possible de se mettre à la place d’une femme. Aujourd’hui, la tendance générale est à parler de ce que l’on est, nous avons du mal à accepter que d’autres le fassent. Il n’est pas question ici de voler la parole des femmes mais d’essayer de se mettre à sa place. C’est encore plus puissant. »

Une société réincarnée

Si cette nouvelle version de l’Assommoir prend certaines libertés avec l’œuvre de Zola, elle n’en garde pas moins la même volonté initiale : celle de montrer la société dans son aspect le plus juste, au plus proche de la réalité. « Je ne sais pas s’il s’agit d’une BD engagée, avance Mathieu Solal, mais nous avons essayé d’incarner toutes les situations, y compris les plus difficiles. » Il poursuit : « il y avait aussi la volonté d’aller au-delà des statistiques, de se connaître, de comprendre les aspirations des précaires. Dans le contexte de la montée de l’extrême-droite et des mobilisations des Gilets Jaunes, il était important d’aller au-delà des clichés et des anathèmes. »

Un objectif maîtrisé, aidé notamment par le coup de crayon d’Emmanuel Moynot qui, pour les moins férus de littérature, résume en un clin d’œil les descriptions à rallonge bien connues de l’auteur. Surtout, il donne chair aux personnages de Zola. Le dessinateur montre à voir l’évolution des héros, leur descente aux enfers est visible jusque sur leurs traits. Le corps de l’héroïne symbolise à lui seul l’avancée du récit : en forme à l’incipit, elle se laisse aller au fil de l’œuvre avant de finir squelettique dans ses derniers instants. Emmanuel Moynot permet un attachement plus fort, et peut-être un sens tragique plus important qu’à travers le texte. Il s’agit d’une œuvre qui « donne à voir » dans tous les sens du terme.

« Incarner », tel est sans doute le maître mot qui relie les deux époques, 150 ans plus tard. Sûrement est-ce sur ce point que les deux œuvres se rejoignent. En mettant l’humain au cœur de leur ouvrage, les trois pères de l’Assommoir 2.0 ont su se glisser dans le juste sillage d’Emile Zola. A ce titre, cette adaptation plaira autant aux « fâchés » des pavés littéraires qu’aux inconditionnels de l’écrivain. En faisant fi des époques auxquelles se déroulent cette -presque- même histoire, l’œuvre de Mathieu Solal et Xavier Bernoud permet d’insuffler de l’humanité dans une société au rythme saccadé.

Par Charlotte Meyer

Emmanuel Moynot, Mathieu Solal, Xavier Bernoud, L’Assommoir, Les Arènes, 2022

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