Agent orange : l’Histoire cachée d’un écocide

Cet article a été réalisé en 2021. Nous le republions suite aux nouvelles avancées juridiques de l’affaire l’été dernier.

Le lundi 25 janvier a eu lieu à Evry le procès intenté par Tran To Nga, ancienne journaliste et militante franco-vietnamienne, contre vingt-six firmes chimiques accusées d’avoir produit ou commercialisé la dioxine toxique. Un crime de la guerre du Vietnam encore très peu connu aujourd’hui.

1966. La jeune Tran To Nga lutte dans les marais dans la région de Cu Chi, au nord de Saigon. Elle a voyagé à pied pendant quatre mois sur la piste Hô Chi Minh pour y parvenir, accompagné de plusieurs centaines de jeunes communistes de son âge. A travers jungles et montagnes, ils traversent le pays du nord au sud. Le but : libérer la partie sud, dont les autorités sont soutenues par les Américains et leurs 180 000 soldats. Elevée dans une Indochine de plus en plus opposée au colonisateur français, éduquée par une mère en lutte pour l’indépendance, elle portait déjà des messages secrets dans son cartable d’écolière. Dans les marais, elle devra affronter la prison et la torture, parfois enceinte. C’est là, en 1966, que son histoire rencontre l’agent orange. « Dans le sillage d’un C-123 de l’armée américaine, je vois d’abord comme un nuage blanc, raconte-t-elle. Puis juste après, une pluie gluante dégouline sur mes épaules et se plaque sur ma peau. » Une quinte de toux. Tran To Nga va se laver et oublie.

L’agent orange, un poison méconnu

Le grand public connait bien aujourd’hui l’usage fait du napalm pendant la guerre du Vietnam. Les manuels scolaires présentent désormais tous la célèbre photographie de Kim Phuc, surnommée « la petite fille au napalm », dont l’appareil de Nick Ut a immortalisé les blessures pour la grande Histoire. Cet instant terrible de juin 1972, qui a valu à son auteur le prix Pulitzer, est aujourd’hui un symbole de la guerre du Vietnam. Mais l’agent orange, lui, n’a pas fait la Une de la presse internationale. Pourtant, son utilisation par l’armée américaine a toujours des répercussions sur la population vietnamienne et l’environnement du pays. Tran To Nga en est la première témoin. La résistante est aujourd’hui atteinte d’un cancer du sein et de tuberculose. Sa fille aînée, née en 1968, souffre de la tétralogie de Fallot, une malformation cardiaque. Dix-sept mois à peine après sa naissance, elle décède dans la jungle. Ses deux autres filles souffrent également de malformations cardiaques et osseuses.

Et Tran To Nga est loin d’être la seule à subir les effets de la dioxine. En 2008, en visite à Thai Binh, au sud-est de Hanoi, elle est confrontée à l’horreur : fausses couches ou mort-nés pour les mères, individus à la maigreur cadavérique, enfants difformes ou défigurées, absence de membres, cécité, surdité, pathologies, cancers… De générations en générations, l’agent orange continue à frapper la population vietnamienne.

Et cela est loin d’être surprenant. Entre 1961 et 1971, ce sont officiellement plus de 80 millions de litres d’herbicide que les troupes américaines ont pulvérisé dans le pays, touchant environ 4.8 millions de Vietnamiens et leurs descendants. Loin de toucher uniquement la population, ces épandages ont contaminé près de 2 500 000 hectares, détruisant 20% des forêts du sud et 400 000 hectares de terres agricoles, sans compter la disparition de la faune et de la forêt tropicale.

A l’origine découvert dans les années 1940, l’agent orange est utilisé comme un herbicide sélectif. En 1965, il arrive sur le théâtre de la guerre. Contrairement à ses prédécesseurs (agent vert, pourpre, rose, ou encore l’agent bleu destiné à détruire les ressources vivrières dans les rizières), celui-ci n’est plus aqueux mais gras, liposoluble. Comprendre : il passe facilement dans la chaîne alimentaire. La raison en est simple : pour produire plus vite et en plus grande quantité, les fabricants ont laissé l’agent être contaminé par la « dioxine de Seveso » (pour les scientifiques, il s’agit de la 2,3, 7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine, TCDD). Complexe et infiniment petite, cette dioxine descend partout et occupe les nappes phréatiques. Elle infeste toutes les rivières et les récoltes, le poisson, les œufs, le blé…  Les mères qui nourrissent leurs enfants au sein empoisonnent inconsciemment leurs bébés. Son but premier étant de détruire la flore, elle ronge les mangroves, considérées comme les lieux les plus importants de la biomasse terrestre.Bref, elle est partout.

 Evry (Essonne). Tran To Nga a assigné en justice 26 multinationales de la pétrochimie, à qui elle demande réparation pour avoir été empoisonnée, comme des millions de personnes, pendant la guerre du Viêt Nam.
Evry (Essonne). Tran To Nga a assigné en justice 26 multinationales de la pétrochimie, à qui elle demande réparation pour avoir été empoisonnée, comme des millions de personnes, pendant la guerre du Viêt Nam. Photo : Le Parisien /Olivier Corsan

Le mot d’ordre : occulter le massacre

Un document interne de la firme Dow Chemicals, datant du 25 février 1965, révèle que les fabricants de l’agent orange connaissaient l’impact du produit sur la santé humaine. Ce jour-là, au programme d’une réunion secrète des fournisseurs, l’ordre du jour pointe sur les « problèmes toxicologiques causés par la présence de certaines impuretés hautement toxiques. »Finalement, tous tombent d’accord : mieux vaut ne rien dire de peur que le Congrès n’interdise le produit.

Or, le document de Dow Chemicals n’est ni le premier ni le dernier à alerter sur la situation. Déjà dans les années 1950, le botaniste Arthur Galston alerte sur les dangers de son utilisation. La dioxine est alors testée sur… des prisonniers de Holmesburg Prison, à Philadelphie. En 1970, Galston et le premier à utiliser le terme « d’écocide » pour qualifier l’utilisation de l’agent orange au Vietnam. Estimant que celui-ci devrait être considéré comme « un crime contre l’humanité », il plaide même pour « un nouveau traité international pour interdire l’écocide » qu’il définit déjà comme « la destruction intentionnelle et permanente de l’environnement dans lequel un peuple peut vivre de la façon qu’il a choisie. »

En 1984, les vétérans américains sont indemnisés à hauteur de 180 millions de dollars, suite à la publication d’une liste de maladies établie par les scientifiques qui les estiment liées à l’exposition à l’agent orange. Mais aucune reconnaissance d’ordre juridique n’a abouti pour les victimes vietnamiennes. Sous la présidence de Clinton et suite à la levée de l’embargo américain sur le Vietnam en 1994, des conventions économiques sont mises en place avec les hommes d’Etat vietnamiens pour éviter d’avoir à traiter des réparations post-bellum.

La rencontre avec André Bouny

Toujours en 1966, le jeune André Bouny est étudiant en odontologie à Paris. Il ne connaît pas encore Tran To Nga mais porte déjà en lui les mêmes combats. Fils d’un résistant, artiste engagé dès ses 14 ans, il est particulièrement sensible à la cause du Vietnam contre laquelle il proteste dans la rue comme lors de ses expositions. « Quand j’avais 20 ans à Paris, le bas se levait tout seul et la bouche s’ouvrait, se souvient-il. C’était un automatisme. On savait qu’il y avait une guerre chimique qui se déroulait là-bas mais on n’en connaissait pas l’ampleur. » Celui qui raconte avoir « toujours eu un vif intérêt pour l’Asie » adopte ses enfants au Vietnam. D’abord une petite fille de deux jours, orpheline. Puis, deux ans plus tard, jour pour jour, un petit garçon de 11 ans, orphelin lui aussi. Au début des années 1990, André Bouny entreprend de traverser le pays. « Tout m’intéressait au Vietnam, raconte-t-il. Ses paysages, sa culture. Je voulais le voir de bout en bout. » Il est loin alors de deviner que ce voyage va bouleverser sa vie. Tout au long de son parcours, le voilà confronté aux mêmes images terribles que Tran To Nga. « Ce sont des choses difficiles à rendre avec des mots, avoue-t-il. Mais quel malheur, quelle détresse ! Vous n’imaginez pas les vibrations qui vous saisissent quand ils s’approchent de vous. Il faut voir ce qu’est un enfant au corps disloqué, un enfant sans bras ni jambes, un enfant qui a deux visages sur une tête, quand ce n’est pas une partie génitale. Voilà ce qu’il faudrait poser sur le sous-main doré des grands patrons d’entreprise… » Il réfléchit et ajoute : « Forcément, ça devient votre cause. On ne peut pas faire autrement. »

Et définitivement, cette guerre occultée de l’agent orange devient la cause d’André Bouny. Depuis, il y a consacré toute sa vie dans un seul but : « retourner l’Histoire. » En 1994, il fonde l’association caritative DEFI (Donner Ensemble Former Informer) qui pourvoit notamment en personnel et matériel médical dans le pays, informe sur l’agent orange et distribue des aides aux victimes du poison. Il se rend alors compte que la situation est pire que celle énoncée : « le rapport qui indique que 80 millions de litres ont été déversés dans le pays n’est pas assez précis, estime-t-il. Il n’a pas considéré le fait que certaines zones ont été visées plusieurs fois. Si on les prend en compte, on arrive à 350 millions. »

Dix ans plus tard, en 2004, il lance officiellement le Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange depuis la maison de Radio-France, à Paris. «Je me souviens très bien de ce jour-là, sourit-il, parce que quand je me suis levé de mon siège, c’est Hugo Chavez qui est venu s’asseoir à ma place. » Des personnalités du monde entier le rejoignent alors, de l’avocat William Bourdon au linguiste Noam Chomsky, en passant par la militante Angela Davis en passant par l’écrivain et ancien résistant Stéphane Hessel. Cette même-année, 22 victimes portent plainte contre les Etats-Unis. Pendant des années, André Bouny écrit article sur article, publie livre sur livre, toujours dans le même but : faire connaître la situation alarmante qui sévit au Vietnam et dont personne ou presque n’a entendu parler. En 2007, malgré les tentatives d’empêchement par les Etats-Unis, il intervient pour la première fois au Conseil des droits de l’homme à l’ONU. Nommé par décret de George W.Bush, l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’ONU, John R.Bolton, s’était en effet opposé à son intervention en menaçant de réduire la cotisation américaine. Sa nomination n’ayant jamais été approuvée par le Congrès américain, Bolton est poussé à la démission en 2006, permettant enfin à André Bouny d’intervenir.

C’est en 2014 que le chemin d’André Bouny croise celui de Tran To Nga. Depuis peu, une modification de la loi autorise un ressortissant français à intenter une action en justice pour des faits commis en dehors du territoire par un étranger. « Je lui parle de la possibilité de porter plainte, raconte-t-il. En se saisissant de l’arsenal juridique français, on pouvait réveiller des sollicitations. Au début, Nga hésite. C’est une histoire qui dure, qui pèse. C’est long. Il faut comprendre : quand l’habit est trop grand pour quelqu’un, c’est encore plus lourd. » Puis, après réflexion, Tran To Nga accepte. « J’ai décidé que ce serait mon combat » raconte-t-elle.

André Bouny — Wikipédia
André Bouny a consacré sa vie à la cause des victimes de la guerre du Vietnam. Photo : DR

Les enjeux d’un procès historique

Cette année-là, ils intentent en procès contre 26 compagnies chimiques américaines ayant produit les herbicides contenant la dioxine. On y trouve par exemple Monsanto et Dow Chemical. Une affaire qui se prépare depuis seize ans. « Quand on s’attaque aux mastodonte de la chimie mondiale, il faut avoir des témoignages, des preuves, explique André Bouny. On a dû faire l’aller-retour jusqu’au Vietnam. » Car l’enjeu est complexe. « Ce qu’il faut faire comprendre au monde entier aujourd’hui, c’est que cet agent est bien un poison, martèle-t-il. Ce n’est pas un simple défoliant ou herbicide. La dioxine ne sert à rien pour défolier, c’est un sous-produit non désiré ! Aujourd’hui, on construit des maisons, des terrains de jeux, des endroits de vie, sur des sols contaminés. »

Une affaire qui se heurte aussi à la complexité du système judiciaire. Depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, le monopole du parquet sur les affaires judiciaires empêche toute ouverture de l’affaire vers le pénal. « Le problème, raconte André Bouny, c’est que du point de vue du ministère, porter plainte contre les Etats-Unis va entraîner en retour des problèmes économiques importants. Ils ne pouvaient pas se permettre de nous ouvrir les portes du pénal. » C’est donc vers la procédure civile que se tournent Tran To Nga et André Bouny. Leur cause est défendue par William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Un trio qui fait poids : William Bourdon est notamment célèbre pour avoir plaidé la cause des victimes chiliennes de la dictature de Pinochet et les victimes du génocide rwandais. Pour lui, il s’agit bien d’un procès « historique » : « si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique sur lequel d’autres victimes pourraient s’appuyer pour initier d’autres procédures, en France ou ailleurs. » Plein d’espoir, André Bouny reste prudent : « en face, on a des entreprises dont le chiffre d’affaire est supérieur au PIB vietnamien. Elles paient grassement de gros cabinets américains. Mais si Nga gagne, c’est un sacré coup de pied dans la fourmilière. Ça va apporter une première marche dans la construction du droit international. » Car le droit international en matière d’écocide reste en effet à construire. Pensons par exemple à l’utilisation massive du chlordécone dans les bananeraies en Guadeloupe et en Martinique dans les années 1970 à 1990, ou encore aux essais nucléaires en Polynésie française de 1966 à1996.

De son côté, Tran To Nga s’avoue « fatiguée » mais « déterminée » : « tant que je suis en vie, dit-elle, je ne renoncerai pas. » Âgée de 79 ans, elle a été décorée de la légion d’honneur. Aujourd’hui, son histoire est intimement liée à l’avenir de la justice environnementale internationale.

Mise à jour : Le tribunal d’Evry s’est déclaré incompétent pour juger sa plainte. En juin 2022, les avocats de la Franco-Vietnamienne ont fait appel sur la question de l’immunité de juridiction à la suite de la décision en première instance du tribunal d’Évry.

Par Charlotte Meyer

Pour aller plus loin :

Les ouvrages d’André Bouny

-Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, préface d’Howard Zinn, avant propos de Me William Bourdon, Editions Demi-Lune, 5 juin 2010

-Cent ans au Viêt Nam, Editions Sulliver, 2014

-Viêt Nam, voyages d’après-guerres, avec 40 dessins de l’auteur, Editions du Canoë, Paris, 2018

-Huit destins de femmes. Une férocité ordinaire, Editions HDiffusions, 2020

L’autobiographie de Tran To Nga

-Ma terre empoisonnée, Editions Stock, 2016

Documentaire

-Agent orange, une bombe à retardement, réalisé par Thuy Tien Ho et Laurent Lindebrings

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