Cet article est issu de notre numéro 4, (Ré)inventer la Démocratie, paru en juillet 2021.
Si le théâtre est pour Audrey Vernon un refuge, il constitue également un vaste espace d’expression. La comédienne marseillaise, aussi drôle qu’engagée, fait figure d’exception en son genre. En 2009, elle porte sur les planches son one-woman show Comment épouser un milliardaire ?, acerbe critique du capitalisme et des grandes fortunes. Depuis, Audrey a meublé son quotidien de luttes écologistes avec Reporterre, de chroniques radio sur France Inter et, bien évidemment, d’apparitions sur scène. Elle a publié fin décembre le texte de son dernier sketch, Billion Dollar Baby. Rencontre.
Les milliardaires, le mal du siècle ?
Audrey Vernon commence le théâtre à l’âge de onze ans, intègre rapidement plusieurs conservatoires et termine sa scolarité à Paris, au prestigieux Cours Florent. À vingt ans, elle est engagée sur Canal + décalé pour présenter à sa sauce le programme télé du soir. C’est à cette période que point en elle un triste constat : « j’ai vu à quel point les médias se fichaient de la réalité ».
Simultanément, elle commence à écrire en raison de l’immobilisme politique face aux calamités « vraiment humaines » que sont la violence, la misère, la guerre. L’écriture permet à Audrey « de comprendre ces sujets, de les mettre à distance, d’avoir une influence sur le réel ». En 2009, elle lance son one-woman show Comment épouser un milliardaire ? après avoir pris conscience du « pouvoir démesuré que [ces derniers] ont sur nos vies ». Dans cette pièce, Audrey joue le rôle d’une comédienne qui s’apprête à se marier avec « le trente-troisième ». L’heureux élu est Bruno Lafont, président de l’entreprise française de matériaux de construction Lafarge. En 2018, cette même entreprise est mise en examen pour financement d’une entreprise terroriste, complicité de crimes contre l’humanité, violation d’un embargo et mise en danger de la vie d’autrui. Avant-gardiste notre marseillaise !
La jeune promise consacre donc sa dernière soirée sur scène pour se moquer des milliardaires, réduire leur influence, les dominer. Et simultanément, elle informe. Quel poids ont les richissimes sur l’économie mondiale ? Par qui sont détenues les grandes entreprises ? Celle qui connaît le classement Forbes par coeur propose aussi aux moins alertes de réfléchir sur les conséquences de consommer Lactalis ou de passer commande sur Amazon. Car si la responsabilité est individuelle, les conséquences sont communes : « c’est horrible de prendre aux pauvres pour donner aux riches… mais c’est vrai que c’est plus facile ! ».
Ode à la simplicité du vivant
À travers ses sketchs, on comprend donc que la comédienne n’éprouve pas une affection démesurée pour le Grand Capital. À ses yeux, l’existence de celui qui a impunément exercé sa barbarie deux siècles durant n’est plus tolérable. Audrey Vernon se dit « choquée de voir le désamour de notre espèce pour ses propres petits… au point de leur donner une nourriture physique et spirituelle atroce. » Comme d’autres, c’est la nature même du système qu’Audrey souhaite modifier.
D’ailleurs, dans son dernier spectacle Billion dollar baby, Audrey joue le rôle d’une mère qui tente d’expliquer l’humanité à son nouveau-né. Elle compare les usines pétrochimiques au système digestif humain (dont les déchets, eux, ont le mérite d’être biodégradables), les reins à notre système d’épuration, les smartphones à nos cinq sens. Elle reprend les mots de Léon Tolstoï pour refuser cette « institution compliquée » qu’est le gouvernement et prône la simplicité de l’existence. « Je suis pour un retour à l’autoorganisation, à l’anarchie. Je pense au don, sans contrepartie. A l’absence d’argent, au volontariat pour tout… et à une solidarité parfaite entre tous les membres, aucune coercition. Pas d’Etat, évidemment. »
Un monde qui semblerait utopique mais dont certaines sociétés se sont inspirées. L’exemple de La Société contre l’État de Pierre Clastres lui est familier. Dans son livre d’anthropologie politique, l’auteur étudie certaines communautés amérindiennes et tire la conclusion de l’existence de « sociétés contre l’état ». Ce sont des organisations dans lesquelles le social empêche l’émergence d’un pouvoir coercitif.
Mais une des sources majeures d’inspiration pour Audrey Vernon est délibérément Karl Marx. L’autrice et comédienne s’appuie sur la correspondance entre Engels et l’auteur du Manifeste du parti communiste pour écrire Marx & Jenny un spectacle en immersion dans l’intimité du philosophe allemand. « Marx et Engels dans leur correspondance sont tellement drôles et contemporains ! J’éprouve une grande familiarité pour leurs vies, leurs familles, leurs questionnements ».

Défendre chaque centimètre de terre fertile
Dans la continuité de son engagement anticapitaliste, Audrey Vernon est aussi une fervente militante écologiste. Elle prend conscience de son urgence dès l’enfance et ne conçoit pas le principe même de déchet : « Enfant, les déchets me paraissaient un truc absurde. Pour moi on ne devrait fabriquer que des choses biodégradables qui, laissées dans la nature, ne la détruisent pas ».
Définissant l’écologie comme « les liens de tout avec tout, la conscience de la perte de biodiversité et du réchauffement climatique », elle explique que nous ne dépendons que « de cinq centimètres de terre fertile, d’eau pure et d’atmosphère. Le reste ne compte pas, on dépend de nos espèces compagnes. Sans les oiseaux, les insectes, les poissons, on ne va pas faire long feu… ». Elle prône l’action concrète, la défense bec et ongles des convictions et n’hésite pas à aller jouer ses spectacles dans les ZAD (zones à défendre). Elle épaule celles et ceux qui ont conscience que c’est la survie même de notre espèce qui est en jeu.
Un aveuglement volontaire
Pour faire suite aux travaux de la Convention citoyenne pour le climat, l’Assemblée Nationale a récemment débattu les modalités de la loi Climat et Résilience. Comme la plupart des personnes et des collectifs concernés par l’urgence écologique, Audrey Vernon juge ce texte insuffisant. Elle déplore le retard et l’ignorance volontaire des politiques. « Les mesures doivent être drastiques, n’importe quel citoyen pas du tout au fait du sujet qui s’y plonge arrive aux mêmes conclusions que des décroissants qui bossent dessus depuis 40 ans ». Dans le spectacle qu’elle écrit en collaboration avec Hervé Kempf et le site Reporterre, la comédienne use de son ironie et de sa prose désormais cultes : « On se ment à soi-même pour conserver notre mode de vie. Continuons la danse de la destruction du monde. »
Néanmoins, Audrey constate une métamorphose au sein des mentalités, une prise de conscience exponentielle. « Quand j’ai commencé le spectacle, Emmanuel Besnier, le PDG de Lactalis, était un total inconnu. Le mot même de « milliardaire » n’était pas familier aux spectateurs, ils confondaient milliardaires et millionnaires… J’ai vu un changement énorme en dix ans. Quand j’ai commencé, on me disait que j’exagérais et quand j’ai arrêté en 2019, on me disait que je n’allais pas assez loin ! »
La tournée de Billion Dollar Baby initialement prévue en 2020 a été reportée pour les raisons que nous connaissons. Vous pourrez néanmoins voir Audrey Vernon sur les planches à partir de mai 2021 !
Par Elena Vedere
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