Maître de conférences en sociologie à l’université de Reims Champagne-Ardenne, chercheur au Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (CEREP) et au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), il a publié La Précarité durable le 24 août dernier aux Presses universitaires de France. A partir d’une recherche sur des saisonniers agricoles et des intermittents du spectacle, il revient notamment sur ce qui rend « soutenable » l’alternance à long terme entre salariat et chômage pour les individus concernés, en dépit des effets délétères massifs de la précarité. Un ouvrage salutaire dans un contexte où les politiques néolibérales contribuent depuis les années 1970 à développer l’emploi discontinu. Combat a rencontré son auteur.
Votre ouvrage s’intitule La Précarité durable. Vivre en emploi discontinu. Comment définiriez-vous ces termes ?
La « précarité » est un terme polysémique, flou. On parle de précarité énergétique, de celle des migrants et d’une « génération précaire ». Je pense aussi à la précarité associée à la pauvreté, illustrée par la figure du SDF ou du travailleur pauvre. On retrouve également le précaire tel que conceptualisé par le sociologue Patrick Cingolani, rétif à la société capitaliste de consommation. Il y a encore l’idée d’une incertitude généralisée. Mais ce sont selon moi des critères trop globaux ou focalisés sur certaines figures sociales, qui se détournent de l’analyse de l’emploi, du travail en lui-même. Le point de départ de mon analyse est l’emploi précaire. Celui qui déroge à la norme du CDI à temps complet. Je me suis intéressé la discontinuité entre l’emploi et le chômage.
Vous rappelez qu’on assiste à un phénomène de précarisation…
En effet, depuis les années 1970 avec la création de l’intérim, du CDD, puis du CDD saisonnier, des vacations… La liste est longue. C’est une fragilisation interne du salariat liée à des formes d’emploi dites « atypiques » ou « nouvelles ». Mais il y a aussi l’évolution des règlementations, qui peuvent favoriser les licenciements. Pensons également à certaines embauches, avec la routinisation des contrats précaires qui devaient initialement subvenir à des besoins momentanés. Puis il y a aussi des formes d’emploi hybrides à l’instar des « faux indépendants » de « l’économie de plateforme », du type Uber. Tout cela conduit à un effritement du salariat.
Statistiquement, qu’est-ce que cela donne ?
Par exemple, le CDI à temps plein a connu un pic dans les années 1970 au cours desquelles il représentait 72% de l’emploi salarié. En 2016, cette proportion est tombée à 59%. C’est donc toujours la norme. Mais, désormais, elle est affaiblie. Toujours en 2016, 3,7 millions de personnes avaient eu un emploi précaire. C’est aussi le temps d’insertion vers l’emploi stable qui s’allonge. Les chances d’avoir un CDI dans un avenir proche se réduisent. En 1982, la moitié des salariés en CDD parvenaient à accéder au CDI au bout de trois ans. Maintenant, ce taux n’est plus que d’un sur cinq.
Vous évoquez une « ambivalence » de la précarité. C’est-à-dire ?
Il y a certes de l’exploitation, mais des espaces d’autonomie peuvent aussi se créer dans le rapport à l’emploi discontinu.
Cela signifie-t-il qu’il y a des vertus dans la précarité ?
Je le dis tout de suite : il ne s’agit pas de soutenir « A bas le CDI ! ». Je ne mets pas sur le même plan les petites marges d’autonomie dans l’emploi discontinu et les rapports de domination qui sont concentrés dans une large partie de la précarité.
On met beaucoup en avant la figure de l’individu libre et autonome, de l’autoentrepreneur de soi-même. Votre discours semble nuancé à cet égard…
J’essaie de sortir des débats normatifs en allant voir comment les individus s’adaptent. Il faut être prudent envers certains discours, que l’on peut entendre du côté politique ou du côté patronal, ceux qui expliquent que certes on développe l’emploi précaire, mais que cela convient bien aux gens. J’ai constaté que ce n’est pas parce qu’une personne formule à un moment donné une relative satisfaction par rapport à son emploi qu’elle a « choisi » cette situation. D’abord, il faut s’interroger sur ce qui l’a amenée à se diriger vers cet emploi, à s’y maintenir et à s’en contenter. Si on regarde seulement l’instant « T », l’analyse peut être fausse.
Vous avez notamment examiné ce qui rend soutenable la « précarité durable ». Et vous distinguez deux significations du terme « soutenable ». Pourriez-vous l’expliquer ?
D’une part, il y a ce qui peut être supporté, enduré. D’autre part, il y a ce qui peut être revendiqué, défendu. Pour moi, cela renvoie notamment à la position sociale. Ce qui est soutenable pour un ouvrier ne l’est pas forcément pour un intellectuel. Et vice-versa. Il peut aussi y avoir des variations pour un même individu en fonction des étapes de sa vie. J’ai voulu savoir jusqu’à quand, pour qui et pourquoi cela est soutenable.
Dans votre livre, on apprend aussi que les saisonniers agricoles peuvent développer un « sens des limites ». Une des personnes interrogées explique : « Je veux juste mon petit appartement, mon petit salaire. » Qu’est-ce que cela signifie ?
Les saisonniers agricoles, par rapport à l’ensemble des saisonniers, sont plus âgés. Et plus ils vieillissent, moins ils ont de chances d’avoir un CDI. Quand on est d’origine populaire, qu’on a peu ou pas de diplômes, qu’on est dans un territoire à fort taux de chômage [comme l’Occitanie où Nicolas Roux a mené son enquête], on a de fortes chances de travailler dans le milieu agricole peu qualifié. « Sens des limites » est une expression employée par le sociologue Pierre Bourdieu pour caractériser l’ethos [l’ensemble des valeurs et des croyances] des classes populaires qui anticipent ce qui va être impossible ou inaccessible. Cela les amène parfois à revendiquer des attentes minimalistes, et aide à comprendre qu’ils puissent être pris dans l’« engrenage » – comme le disent certains – des saisons agricoles.
Vous citez de nouveau Bourdieu à ce propos…
Il parle de « double vérité du travail ». D’un côté, il y a l’exploitation objective. C’est l’idée que certaines classes font du profit à partir du travail d’autres. D’un autre côté, il y a l’exploitation subjective. Les individus s’investissent au travail, puisque dans notre société le travail est important pour le statut social, le lien social. Ils participent ainsi à leur propre exploitation objective.
Vous employez en effet la formule « faire de nécessité soutenabilité ». Elle nous a donné du fil à retordre ! Qu’est-ce qu’elle veut dire ?
Je me suis demandé : « A partir de quelles ressources la précarité durable devient-elle vivable ? » Je n’ai pas dit « faire de nécessité vertu », parce que Bourdieu l’associait à l’amor fati, l’amour de son destin qui conduit à aimer ce qu’on est devenu, à aimer ce qu’on était bien souvent déterminé à devenir sur le plan des probabilités. Faire de nécessité soutenabilité, c’est dire que l’on peut en venir à supporter et à accepter ce qui au départ était pensé comme un pis-aller [NDLR : un palliatif]. Mais sans forcément « aimer » sa situation – même si cela peut être le cas.
La précarité durable peut aussi être rendue soutenable à partir d’inégalités femmes-hommes…
En milieu populaire, j’ai retrouvé la figure de « l’homme gagne-pain » qui travaille et ramène l’argent à la maison, quand les femmes ont pour principal rôle le travail domestique.
Qu’en est-il pour les intermittents du spectacle ?
C’est l’inverse. Les similitudes sociales dans les couples impliquent des modes de vie semblables. Cela peut permettre aux femmes de maintenir au prix d’efforts conséquents une continuité du travail, y compris par-delà le congé maternité. Il y a parfois des cas qui peuvent paraître extrêmes, comme cette femme qui m’a raconté qu’elle travaillait le jour même de sa césarienne.
Vous soulignez aussi que « la vie d’artiste et d’intermittent ne peut être endurée qu’à condition d’être suffisamment intégré dans sa profession et/ou d’être aidé par la famille ou le conjoint pour faire face aux coups durs financiers ».
J’ai enquêté sur des intermittents dont la plupart sont des artistes parisiens et professionnels, certains bien installés dans leur profession. Les cas de Michaël et Marie sont emblématiques. Ils ont une assise économique, sont intégrés professionnellement et bénéficient de transferts financiers familiaux – les parents ou le conjoint qui donnent de l’argent. Les arts du spectacle s’inscrivent dans un milieu très sélectif, concurrentiel et hiérarchisé. Ces deux personnes sont passées par des écoles supérieures nationales, ce qui entre autres leur a permis d’occuper des positions élevées dans le théâtre.
Vous pointez aussi une certaine similarité sociologique dans ces couples.
Tout à fait. On parle d’homogamie sociale. Les gens se mettent généralement en couple avec des personnes semblables socialement. Les artistes sont pour la plupart issus des classes moyennes et supérieures, sans avoir toujours l’impression de s’inscrire dans une forme de reproduction sociale. Quand on vient d’un monde doté d’un certain capital économique, devenir artiste peut être vécu comme une sorte de déclassement.
Est-ce à dire que la vie d’artiste n’est finalement pas bonne ?
Être artiste, ce n’est pas que l’enchaînement des représentations, des entraînements, des nuits d’hôtel. Ce sont aussi des salaires variables et des conditions d’emploi discontinues. Parfois, il y a des pertes de droits sociaux.
Qu’est-ce qui rend l’emploi discontinu « insoutenable » ?
De manière générale, les emplois précaires concentrent une diversité de maux : pénibilité, usure corporelle, stress, inquiétude liée au renouvellement des droits. Dans ce cadre, je distingue deux types d’insoutenabilité. D’abord celle de condition. L’usure corporelle, on peut l’avoir dans les deux populations. De même pour la précarité de l’emploi, qui peut être source de rupture de droits sociaux. Il y a aussi le surinvestissement professionnel, comme se réveiller en pleine nuit parce que l’on pense trop au travail. Cela concerne plutôt les artistes et les travailleurs intellectuels précaires.
Et la deuxième ?
C’est l’insoutenabilité de position. Les professions artistiques sont très concurrentielles, le vieillissement est préjudiciable, avec les différences de réputation et de réseau. Pour les saisonniers agricoles, il y a des situations de déclassement, à l’instar de cadres devenus ouvriers. C’est un changement qui ne va pas de soi pour eux. Une évolution qui est en décalage avec leurs attentes initiales, contrairement à des enquêtés issus de milieux populaires.
Vous évoquiez précédemment la possibilité que l’emploi soit soutenable à un moment puis insoutenable à un autre…
Exact. On peut voir comment le rapport au travail a évolué. Une personne que j’ai interviewée a souffert d’une dépression et de troubles physiques en l’espace de deux entretiens [éloignés de 2 ou 3 ans].
A la fin de votre ouvrage, vous discutez le concept de « précariat ». Pourquoi ?
Il convient d’abord de préciser que c’est un néologisme basé sur la contraction de « prolétariat » et de « précarité ». Je pars de la conception du sociologue Robert Castel. Il y a précarité lorsque les travailleurs sont maintenus dans des situations de sous-emploi ou d’emploi précaire. Je discute cependant celle de l’économiste Guy Standing qui a parlé en 2014 de « classe sociale en devenir ». Car selon moi il n’y a toujours pas de conscience commune ou de mouvement social qui transcende les précaires par-delà les frontières de classes. Cet auteur se basait sur les grands mouvements altermondialistes : Occupy Wall Street ou les Indignés en Espagne au début des années 2010. Il ne s’agit pas de contester qu’il y a des mobilisations, mais de situer ces mouvements.
Où ?
Ils concernent surtout des « nébuleuses contestataires », à gauche ou à l’extrême-gauche. Leurs membres sont plutôt issus des classes moyennes et supérieures intellectuelles urbaines, plus sensibles à la lutte contre la société de consommation, les ravages du capitalisme sur la planète et les grandes inégalités incarnées par les 1% les plus riches. Ils diffèrent nettement d’une bonne partie du précariat, en particulier au regard de la situation des saisonniers agricoles. Ainsi, il y a un risque de déposséder le précariat qui vient des composantes populaires, rurales et périurbaines, qui n’a pas nécessairement les mêmes attentes. Mais ces approches académiques sont intéressantes. Parce qu’elles nous questionnent sur un aménagement de la protection sociale afin qu’elle soit adaptée à la précarité durable et pas fondée uniquement sur la norme du CDI à temps plein.
Avez-vous une œuvre à conseiller à notre lectorat ?
« Ne plus perdre sa vie à la gagner. » C’est une citation qui ouvre mon livre et que j’ai tirée du blog d’« Elodie N. » sur Mediapart. Pour moi, elle fait la boucle avec l’idée d’un revenu garanti, inconditionnel ou universel. Je ne suis pas certain que ça soit ma proposition politique préférée. Mais je trouve que ce serait une belle chose que de reconnaître une utilité sociale à chacun quoi qu’il fasse et que tout monde ait le droit à un minimum de sécurité économique. Je pense que cela changerait beaucoup la nature des rapports sociaux. J’aime aussi le film Moi, Daniel Blake de Ken Loach ainsi que La Loi du marché et En Guerre de Vincent Lindon.
Propos recueillis par Marius Matty

