Initialement publié en septembre 2017, A l’abri des hommes et des choses est le premier projet littéraire de l’auteure. Connue comme l’une des deux Sœurs Boulay, la chanteuse-écrivaine devenait à l’époque une vraie révélation dans le domaine de la littérature. Dévoilant cette année à la France ce récit, l’auteure se met une nouvelle fois à nue, presque sept ans plus tard, et revient pour Combat sur la genèse de cette histoire, envahissante mais aussi salvatrice.
Dès les premières lignes, le regard est happé. On dit que les grands textes se reconnaissent à leur incipit. Avec A l’abri des hommes et des choses, Stéphanie Boulay peut prétendre à rejoindre la liste des grands. « J’habite quelque part où, la nuit, j’entends les souris qui meurent » écrit celle qui se planquait encore derrière une carrière musicale bien riche, réalisée aux côtés de sa sœur, avant de monter sur la scène littéraire pour lui redonner la poésie dont elle semble parfois manquer.
Avec ce premier roman, empreint d’amour, de douceur, mais aussi de violence, l’écrivaine jette une pierre dans la mare de nos idées reçues sur les histoires de coming of age. Elle raconte, à contre-courant de ses confrères et sœurs, l’histoire d’une Elle que rien ne nomme, si ce n’est sa différence. Une marge mise en lumière par son esprit, aussi vif que les mots de la Sœur Boulay, et par son entourage. Car autour d’Elle, peu gravitent : Titi, Elène, Caroline, les hommes, et enfin, Lui. Celui qu’Elle ne veut pas nommer non plus, mais qui lui ouvre la première porte de son identité, et qui la fait enfin s’envoler.
Par sa voix déroutante, d’une grande force poétique, l’héroïne d’A l’abri des hommes et des choses emmène le lecteur vers un autre monde, où tout est possible, mais où les murs sont difficiles à faire tomber. Pour autant, il semblerait que des fissures soient visibles… peut-être que la liberté se cache au bord de la glace ? Seule Elle le sait. Et les larmes qui ruissèlent sur les joues des lecteurs -de joie, de tristesse, elles se mêlent. Publié par les éditions de l’Observatoire, A l’abri des hommes et des choses est disponible depuis le 4 janvier dernier.
Ce roman est votre premier publié, et après sept ans de vie au Québec il sort enfin en France. Quelle est son origine ?
Au Québec, le roman est sorti il y a longtemps, je suis donc très touchée qu’il ait encore une vie en France. Comme vous le savez, la musique est mon premier travail, mais j’ai l’impression que c’est plus immédiat, à court terme, que ça passe plus vite. Chaque chanson a une durée de vie de deux à trois ans, alors qu’avec la littérature, c’est une durée plus longue.
Le roman m’est venue à une période où j’étais très fatiguée, presque en burnout. La littérature a toujours été dans ma vie, même avant la musique, mais je ne m’y étais pas abandonnée complètement. Et alors que j’étais sur les routes depuis peut-être cinq ans, que j’étais toujours en mouvement et en représentation pour la musique, j’ai écrit ce livre. Ç’a été comme un interrupteur que j’ai enfin pu éteindre. L’héroïne de ce roman est un personnage qui m’a habitée d’une façon totalement inexplicable, à tel point que je ne comprenais pas au début que c’est elle qui m’apparaissait. C’est un personnage neuro-divergent, et beaucoup me demandaient pourquoi c’était elle qui m’habitait comme ça. Je ne le savais à ce moment-là, mais maintenant, je comprends pourquoi : à cause de mon masque.
J’ai découvert que je suis moi-même neuro-divergente. C’est comme si cette petite fille était celle en moi qui avait l’impression de devoir porter un masque en société pour exister, qui criait pour être vue et entendue. Au moment de l’écriture, je ne le savais pas, mais c’est en me replongeant dans l’œuvre avant de la publier en France que je n’arrivais plus à m’en détacher. Elle n’est pas tant un personnage qu’une extension de moi-même que j’ai laissé parler durant l’écriture du roman. Elle n’est pas complètement moi, mais elle représente une partie de ce que je suis. Et je trouve ça fou qu’elle soit une petite fille qui ne pense pas avoir le droit d’exister, qui ne se sente pas aimée ou reconnue ou vue. Elle incarne la partie de moi qui ressentait tout ça.
Vous dites qu’elle est une extension de vous-même, et quand on sait que cette histoire est un récit porté par des sœurs, cela fait sens. Est-ce que c’était une coïncidence, pour vous qui vivez de la musique avec votre sœur ?
Je pense que rien n’est de l’ordre de la coïncidence. Quand j’écris de la littérature, ce sont des parties de moi que je n’écoute pas qui cherchent à s’exprimer. Et je pense que c’est un sujet qui va m’habiter énormément. Je travaille avec ma sœur, mais j’ai aussi en moi une blessure liée à la famille, à la relation parentale, que je fouille énormément. C’est comme si la « parentification » que j’ai dû faire petite ressortait de cette façon. Les parents n’existent pas, on ne peut pas se fier à eux, et d’autres liens sont plus importants. Il y a une vraie recherche de signification dans des liens qui ne sont pas de l’ordre du parent-enfant. Mais c’est tout à fait inconscient, ce n’est pas juste un hasard.
Au regard de votre narration mais aussi de votre histoire, on est en droit de se demander : à qui se destine ce roman ? Peut-on le classer dans la littérature jeunesse ?
Je n’avais pas de dessein commercial en tête avec cette histoire. Je n’avais signé aucun contrat quand je l’ai écrite, donc je n’ai pas pensé au lecteur. Mais quand le livre a été publié, j’ai reçu des témoignages d’adolescents, et je suis allée en parler à des élèves de 12 à 16 ans, car certains ont lu mon roman à cet âge-là, ou sont en train de vivre ce que vit mon héroïne. Et je sais que l’enfance et l’adolescence sont des choses récurrentes dans mon écriture, que le récit de « coming of age » est vraiment un moment de la vie qui me fascine et duquel j’ai beaucoup de mal à sortir lorsque j’écris. Je trouve ces voix beaucoup plus riches que nombres de postures plus adultes. Je pense encore une fois que c’est une façon de guérir des blessures de mon enfance, et de me donner l’oreille que je n’ai pas eue. C’est une façon d’entendre la moi qui n’a pas été entendue à ce moment-là. Cela explique qu’à chaque fois que je recommence à écrire, ce sont toujours des voix candides, de l’enfance, qui me viennent.
Le processus d’écriture est-il le même entre la musique et la littérature ?
Il est très différent, et ça a été l’une de mes libérations et de mes sources de repos par rapport à la musique. Écrire de la musique, c’est très encadré : on doit compter, penser à la mélodie, à la structure, à faire concis. Avec la littérature, j’ai pu me libérer de ça, et ça a été très reposant. Je n’avais pas besoin de compter, et j’ai pu développer des idées. J’ai définitivement besoin de faire les deux dans ma vie, car avec seulement de la musique je me sens étouffée, j’ai l’impression de manquer d’air. Je peux trouver des moyens pour que ça ne le soit pas, mais écrire de la musique avec des contraintes puis me libérer devant une page blanche c’est un équilibre qui me convient.
Combien de temps a duré la phase d’écriture ?
C’était très rapide, j’ai mis trois mois à écrire le roman. J’étais en tournée en Europe avec ma sœur quand je l’ai commencé, en Suisse exactement. Tout le monde allait skier pendant les jours de congés, tandis que je restais pour écrire. J’ai aussi écrit une partie du texte dans le Yukon (territoire nord-canadien ndlr.) et à la Nouvelle-Orléans.
Dans les remerciements, vous parlez de « beaux voyages » que vous ne voulez pas citer pour « ne pas les figer ». Il était question de ces voyages ? Ou de voyages plus psychiques ?
Des deux. Je pense à beaucoup de lieux physiques, mais aussi à des voyages plus psychiques. Je ne le savais pas, mais j’étais bien en train de faire la paix avec une partie de moi. Après, c’est certain que les lieux physiques m’ont inspirée. Par exemple, les lieux dont la narratrice rêvent, les chants et les danses dans la nuit, c’est proche de la Nouvelle Orléans.
Si on se concentre sur la narration et les chapitres de ce roman, il a un découpage surprenant. Comment vous est venue l’idée de séparer aussi régulièrement les chapitres, et de les nommer avec une phrase extraite du chapitre ?
Je pense que des choses ont été inconscientes, mais j’avais comme idée fixe de ne jamais donner de marqueurs de temps à l’histoire. Mon personnage n’est pas vraiment consciente du temps qui passe, car elle est tout le temps dans le moment présent. J’ai donc supprimé tous les marqueurs de temps. Ainsi, l’histoire peut se dérouler n’importe quand. Ce roman est tellement fulgurant que si j’avais plus structuré le texte, ça aurait trahi la vision du personnage. Je voulais qu’on soit dans sa tête, qu’on vive tout par ses sens. Et dans sa perception, on ne compte pas les jours, tout est dans le moment présent.
Votre style de narration présente l’histoire d’un point de vue très intimiste. On suit les pensées du personnage principal, qui prend vie pendant la lecture. Est-ce que cette narration est propre à votre écriture ?
Je crois que c’est propre à mon écriture, et j’ai l’impression que ça vient de mes idoles littéraires. Certaines sont québécoises, mais mes héroïnes sont Marguerite Duras et Annie Ernaux. Inconsciemment j’ai dû plus piocher chez Annie Ernaux, dans sa ponctuation étrange, dans sa façon atypique de former des phrases. Je crois aussi que ça vient de la narratrice et de sa manière de s’exprimer dans mon esprit. Quand j’écris pour d’autres projets, ce n’est pas tout à fait cette narration que j’adopte.
Alors qu’il est un roman type coming of age, il présente un personnage peu commun et neuro-divergent, qui peut être surprenant à première lecture. Pensez-vous que la littérature a besoin de plus de représentations comme la vôtre pour aider à la meilleure compréhension et acceptation des neuro-divergents ?
Peut-être, mais c’est aussi angoissant de penser comme ça. J’ai écrit ce roman de façon candide, je n’ai pas fait de recherches. J’ai suivi où mon personnage m’emmenait, et c’est après avec mes lectures que j’ai compris certaines choses. Mais je ne peux pas m’enorgueillir de penser que je représente n’importe quel trouble. Je ne suis pas une spécialiste. Il aurait fallu que je fasse plus de recherches pour penser que j’ai fait plus qu’une simple fiction, et que je n’ai pas seulement raconté une histoire.
Vous avez utilisé le terme de neuro-divergente pour décrire l’héroïne, mais à première lecture on pourrait penser qu’elle est handicapée, tant elle est décrite comme « le genre de personne qu’il ne faut pas laisser toute seule pour s’occuper » d’elle-même. Est-ce qu’aujourd’hui, la situation des neuro-divergents leur permet de s’occuper d’eux-mêmes ?
Définitivement ! Avant, on disait qu’une personne qui a un trouble du spectre de l’autisme est étrange, mais aujourd’hui j’ai énormément de personnes autour de moi qui sont sur le spectre de l’autisme. Beaucoup se sont moulées dans la société, mais il y a beaucoup plus de neuro-divergents que ce qu’on pense dans notre entourage. Par exemple, rien que de vouloir imaginer des histoires et être créatif, c’est être neuro-divergent. Il y a plus de neuro-divergents que de neuro-typiques, et j’en prends conscience avec mes proches. Aujourd’hui, les gens embrassent leurs troubles de l’attention et leur traits autistiques ou leur haut potentiel intellectuel, ils cherchent des ressources, essayent de comprendre ce qui peut créer leurs malaises. Ces dernières années ont connu une grande avancée, et je ne sais pas si c’est propre à mon entourage, mais j’ai l’impression qu’on prend plus facilement conscience de la richesse que ces esprits-là représentent, sans plus les voir comme des faiblesses.
Savez-vous si le Québec a connu des avancées dans l’accompagnement des neuro-divergents et des handicapés depuis l’année de publication de votre roman ?
J’imagine qu’il y en a eu, mais je ne suis pas très calée sur le sujet. Ce que je peux dire, c’est que les traitements et accompagnements restent quand même des privilèges de riches. Au Québec, contrairement à la France, le système de santé est nul. Pour avoir des soins il faut avoir de l’argent, ce qui est problématique. Moi, j’ai la chance de pouvoir me payer une évaluation et une thérapie, mais ce n’est pas le cas de tout le monde à cause des coûts que ça représente. Certes, nos esprits sont plus aiguisés pour reconnaitre des neuro-divergents ou des troubles autistiques, mais la reconnaissance médicale reste encore un privilège, un luxe.
C’est un roman emplit de douceur, mais aussi comportant beaucoup de violence. Comment équilibrer les deux ?
C’est difficile d’équilibrer les deux. Je pense avoir un regard assez pessimiste sur la vie, qui me fait m’attarder sur les zones d’ombre des histoires et des gens. Avec ce récit, je savais que je n’aurai pas de happy ending, j’en avais d’ailleurs parlé à mes éditrices de l’Observatoire. Et même après avoir retravaillé le texte, et malgré l’évolution de mon esprit, je n’ai pas pu faire de happy ending : ce n’est pas comme ça que mon cerveau fonctionne. C’était un effort pour moi de dénicher de la lumière dans cette histoire, et je trouve que la narratrice a l’impression que les gens la voit comme quelqu’un incapable de faire grand-chose. De ce fait, c’est elle qui va chercher la beauté partout, qui trouve des solutions… elle est beaucoup plus forte et plus grande que ce qu’elle, et son entourage, pensent. Et c’est intéressant que ce soit elle qui avance à travers la vie pour trouver cette lumière-là.
Le garçon qu’elle rencontre d’ailleurs, pourrait incarner cette grandeur qu’elle trouve ? Puisqu’elle prend conscience de sa féminité et de son histoire à partir de sa rencontre.
Je pense que ce personnage est la première personne qui la voit pour qui elle est vraiment, et qui lui ressemble. De sa vie, elle n’a jamais senti que dans son entourage qui que ce soit puisse lui ressembler. Elle n’avait aucun repère, et à partir de lui elle s’efforce d’être comme elle est, et découvre que d’autres peuvent comprendre son langage. Il est le premier personnage à la voir dans toute sa splendeur, et définitivement le point tournant de son apprentissage.
Avez-vous de nouveaux projets, en musique ou en littérature ?
Je suis en train de terminer un nouveau roman. Ce n’est pas facile en ce moment, car je ressens beaucoup de pression. A l’abri des hommes et des choses est mon premier roman, et un best seller au Québec. Le livre illustré pour enfant que j’ai réalisé ensuite, Anatole qui ne séchait jamais, a de son côté gagné plusieurs prix. Avec ça, je suis à un stade de ma carrière d’autrice où j’ai l’impression de devoir prouver que je mérite d’être là où j’en suis. Au début, certains pensaient que j’étais une autre de ces chanteuses qui ont écrit un livre. C’est étrange, car je me perçois en premier comme quelqu’un qui fait de la littérature, puis comme une musicienne. Je me sens plus imposteure lorsque je fais de la musique. Je suis donc un peu en bataille avec moi-même, car je veux sortir quelque chose d’excellent.
Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits photos : Martine Doyon.
Cet été-là, rien ne sera pareil, elle le sent. D’abord, c’est Titi, sa mère et sœur deux en un, qui la laisse tomber pour aller conter fleurette au conducteur de ferry. Et Élène, qui tient si bien les services sociaux à distance, vient l’embêter avec des histoires de puberté – même que c’est pour ça que son corps change. Elle, le changement, ça ne lui dit rien ; elle est déjà suffisamment différente comme ça, avec ses doigts croches et ses cheveux de lainages. Et puis il y a cet étranger qui se baigne dans sa rivière, auprès de qui elle se sent bizarre et plus grande tout à coup. Cet été-là, c’est sûr, rien ne sera pareil. Stéphanie Boulay dissèque les tourments d’une adolescente sublimement discordante. Une voix déroutante, unique, d’une grande force poétique.

Stéphanie Boulay. A l’abri des hommes et des choses. Editions de l’Observatoire. 2022. 160p. 17 €.
