Charlotte Meyer, rédactrice en chef de ce journal, a ainsi formulé la question qui me taraudait depuis plusieurs jours à l’idée d’écrire ce billet. Dans sa grande clairvoyance, elle a posé le doigt sur le désespoir qui me saisissait au moment de mettre sur le papier mes plus grands doutes et de détruire toutes les certitudes que je tâche péniblement – et paisiblement – de me construire.
SMS en pleurs
La grande explosion a lieu au cœur de la nuit québécoise lorsque le vibreur de mon téléphone se met à retentir de mauvais gré. Ma sœur, à l’autre bout de la planète, à six heures de décalage horaire, encore plus profondément enfoncée dans l’obscurité que moi, ma petite sœur, donc, m’insulte.
Je lui avais offert quelques jours auparavant un livre que j’avais trouvé très beau, très dur aussi. Dans son roman Kukum, Michel Jean raconte l’histoire autochtone canadienne. On découvre avec son héroïne – son arrière-grand -mère en réalité – le mode de vie autochtone. Harmonieux. Respectueux. Magique. D’un coup toutefois le monde, le livre, vrille. À ses côtés, on s’insurge, sans comprendre presque, on sombre, on pleure cette nature qui disparaît sous le travail sans pitié des colons européens venus exploiter la forêt sans se préoccuper ni de l’harmonie, ni des animaux, ni des hommes. Voilà ce que ma sœur venait de lire au fin fond de son lit. Elle m’insultait donc, à bon droit, pour lui avoir offert cette tragédie. Elle, si énergique, si vivante, si volontaire, s’effondrait en quelques SMS pour me dire en abrégé le creux dépressionnaire d’une génération au bord du gouffre.
Comment a-t-on pu exterminer ce peuple ? Cette nature ? Comment peut-on continuer à le faire ? Comment croire en la nature humaine ? Comment oser imaginer que l’on va s’en sortir, que l’on peut y croire, qu’il reste un espoir pour la beauté ?
Et moi de lui répondre. Quelques-uns ont survécu. Leurs descendants ont pu écrire cette histoire pour tes yeux. Leurs croyances, leur vision du monde, ne se transmettent certes plus, selon la tradition, par la parole organique et vivante, mais tu as pu la déchiffrer sur ces feuilles de papier, toi, française, à l’autre bout du globe. L’harmonie n’existe plus. Mais ils peuvent encore la chanter, la dessiner, l’imaginer pour tous les cerveaux endormis par une chape de plomb et de pétrole. Elle ne me répond plus, elle a dû finir par s’endormir.
Entre abattement impuissant et oubli joyeux du monde
Quelques jours plus tard, un ami m’exprimait son pessimisme indéfectible envers ce nouveau monde qu’il prédisait voué à sa perte. Sans vouloir contester les prophéties, je grognais toutefois un semblant d’espoir. Il soulignait avec colère que le monde ne pouvait changer si chacun acceptait de se vautrer dans la bulle douillette et cotonneuse de son quotidien. Dans la vie agréable du luxe nord-européen, loin des déserts arides du militantisme, loin de la lutte contre le capitalisme, loin de l’acceptation d’une possibilité d’effondrement programmé du monde.
Car celui-ci, prophétisait-il, est voué à disparaître. Soit l’on continue et il implose. Soit l’on arrête, et il explose. Je reconnais, je salue, j’accepte. Mais j’ai une pensée pour tous ces visages qui selon lui ferment leurs yeux et leurs oreilles. Peut-être en suis-je. Peut-être lui-même en est-il, si on prenait la peine de changer de perspective.
N’a-t-on pas le droit de vivre en oubliant parfois le monde ? Doit-on marcher dans la rue en pleurant ?
Est-il physiquement possible de vivre dans la joie en gardant à l’esprit histoire, géopolitique et spiritualité ou bien sommes-nous voués à une alternance pendulaire entre abattement et oubli volontaire, entre pessimisme et joie factice ?
Le visage fatigué de ma sœur effleure mes paupières

La joie : nid douillet, cabrioles ou bravoure métaphysique ?
Sur ces entrefaites, voilà que, gracieusement, suite à une épidémie mondiale dont le monde essoufflé peine encore à se remettre, Vladimir Poutine envahit l’Ukraine. Sans rentrer dans des considérations géopolitiques et sans oser démêler les discours idéologiques, nous ne pouvons qu’accepter cette seule certitude : le monde est à nouveau en guerre, une guerre dont on ignore encore l’ampleur et les conséquences.
Les visages inquiets se succèdent devant mes yeux. Depuis ma famille jusqu’aux commerçants et aux journalistes. Tant de gorges serrées, d’yeux fatigués, de regards brumeux, de mains hésitantes, de cerveaux entortillés, de corps courbés, de poumons qui manquent d’air, de chair qui cherche la surface, la surface jaune et bleue de la soif de vivre, de paroles qui se noient.
« Le vrai pessimiste sait qu’il est déjà trop tard pour l’être. » À la lecture de cette phrase d’Hervé Le Tellier, je m’étais évidemment empressée de la transmettre à mon ami au pessimisme de renommée internationale. Nous avions ri, sans chercher à comprendre plus que ce qui nous venait à l’esprit. Sous la formule, j’avais immédiatement songé à une joie paradoxale forcée de se donner en spectacle pour souligner la trop grande conscience d’un néant métaphysique intersidéral. Je ne mâche pas mes mots. Ils sont un peu gros. Mais je l’ai bel et bien pensé ainsi. Résumons : il n’y a plus rien à faire, alors, faute de mieux, rions pour attendre la fin de la meilleure des façons. Cynique sens. Drolatique formulation. Toutefois, ce soir, j’ai décidé d’en tordre le sens, d’y lire autre chose, mes excuses à l’auteur.
Aujourd’hui, on ne peut plus se perdre en conjectures obscures sur l’avenir du monde pour la simple raison qu’il fait noir dans la mer et la forêt. On ne peut plus l’ignorer ou le prédire. La joie du vrai pessimiste n’est pas burlesque, grossière, cabriolant de gauche à droite pour amuser la galerie en attendant la fin du spectacle. Non, la joie du vrai pessimiste est métaphysique. Tant que nous existerons, nous n’aurons pas le choix. Tant que nous existerons, nous serons terriblement joyeux avec, en nous-même, la conscience aiguë de la fragilité ultime du monde. Joyeux, sans oublier d’entendre la rumeur sourde. Loin des bulles cotonneuses et des cabrioles. Joyeux, car nous serons obligés de l’être pour pouvoir améliorer le monde dans lequel nous vivons. Pour reprendre les mots de Camus, « celui qui traîne sa vie et succombe sous son propre poids ne peut aider personne. »
Par Zoé Maquaire
Cet article est issu de notre numéro 7, « Les Oubli(é)s de la Présidentielle » paru en avril 2022, et disponible ici.

