Le 8 février prochain, David Depesseville présentera au public son nouveau long métrage Astrakan, sélectionné au Festival de Locarno. Porté par le duo formé par les acteurs Jehnny Beth et Bastien Bouillon, nommé aux César dans la catégorie Meilleur espoir masculin, ainsi que par sa révélation Mirko Giannini, le film raconte le quotidien de Samuel, jeune orphelin recueilli dans le Morvan. Récit expérimental, drame social ou lettre d’amour au cinéma ? Autant d’étiquettes que le réalisateur et Bastien Bouillon sont venus décortiquer pour Combat.
Qui aurait pu prédire que l’astrakan reviendrait sur le devant de la scène par le cinéma ? Cette fourrure, abandonnée depuis longtemps par les grandes griffes qui s’en servaient pour faire des manteaux, est celle d’agneaux mort-nés. Joli titre, alors, que celui du nouveau film de David Depesseville, Astrakan.
Se déroulant dans le Morvan, le long métrage se penche pendant un peu moins de deux heures sur le destin oublié des orphelins recueillis dans cette région par des nourrices en mal d’argent, tandis qu’eux sont en mal d’amour. Inconnus de passages, ces enfants sont incarnés ici par Samuel, jeune garçon de 12 ans, nouveau fils dans la famille de Clément et Marie. Face à lui : les deux garçons du couple, la ferme et Luc, l’oncle. Son regard glacial, sa carrure, ses questions – « Maman est-ce que je suis beau ? » – interrogent le jeune héros, mais aussi le spectateur. Et à cette interrogation principale, d’autres s’ajoutent au fil du récit.
Car Astrakan, c’est d’abord un vide : celui de l’histoire de Samuel. Un blanc laissé tel quel, tant il ne compte pas pour que se déroule l’intrigue. Vite oublié, il est remplacé dans l’esprit du spectateur par les images de la ferme, les jeux des enfants et la violence des adultes filmés à la pellicule, puis par une ultime séquence presque fantasmagorique. Celle-ci captive aussi bien qu’elle foudroie. On ne sait plus où on est, ni ce qu’on a vu. Mais une chose reste : l’astrakan. Matière douce, fourrure capturée pour réchauffer, elle devient douloureuse dans le film. Sorte de papier de verre qu’il faut porter sur le cœur, l’astrakan est ici le poids de l’histoire de Samuel, de celle des orphelins du Morvan, et de celle du cinéma tout entier. Car Astrakan n’est pas juste un film social. C’est surtout une lettre d’amour au cinéma, à découvrir dans les salles dès le 8 février prochain.
Avec un sujet social comme toile de fond, il est facile de catégoriser votre film comme un drame social. Mais est-ce que ce serait juste ?
David Depesseville : Avec cette étiquette, j’ai l’impression que ça réduirait le film. Effectivement, il y a une base sociale, avec l’histoire de cet enfant orphelin recueilli dans une famille d’accueil pour de l’argent. Et on pourrait croire que c’est la base d’un drame social, mais je pense que le film y échappe dans son traitement plutôt impressionniste que purement réaliste ou naturaliste. Si la base est celle d’un drame social, je pense que le film est plus impressionniste que ça.
Vous parlez d’impressionnisme, et justement, votre filmographie a la particularité de peindre des personnages marginaux, différents de ceux qu’on croise souvent dans le cinéma français. Qu’est-ce qui vous plaît chez eux ?
D. D. : Qu’on ne les voit pas ailleurs justement, ou pas tant que ça. Ça me plaît de les rendre visible, de les incarner. En cela il y a une manière de les célébrer. Quelque chose leur est rendu : une humanité, un récit, un parcours. C’est ce qui m’intéresse en filmant la marge.

Quel a été votre travail de recherche préliminaire sur ces enfants du Morvan ?
D. D. : Je suis originaire de cette région-là, donc j’ai été imprégné par ces histoires, mais il a effectivement fallu un travail de recherches, des livres et des témoignages, pour documenter la fiction. Car ce film n’est pas un documentaire, ce n’est pas un film à thèse ou à sujet, c’est bien une fiction. Je me suis nourri des textes qui existent sur ce sujet pour alimenter le film, mais il reste encore beaucoup de traces du passage de ces enfants dans la région. Dans la scène du cimetière par exemple, les personnages passent devant des croix qui sont les vraies sépultures des orphelins de la région, on peut y lire « inconnu » ou « illisible », ou dans les fermes que nous visitions pour les repérages, on trouvait sur les murs gravés le passage d’un enfant. De tourner dans de vrais lieux, ça a beaucoup imprégné le film : tous ces fantômes étaient présents, ils ont nourri la fiction d’Astrakan.
Avez-vous rencontré des nourrices, ou d’anciens orphelins ?
D. D. : Non, car je voulais me sentir libre de raconter cette histoire, je ne voulais pas m’enfermer dans un témoignage. Mais très vite, pendant les repérages, les langues se déliaient, et chaque personne rencontrée avait une histoire en lien avec ce récit : soit leur famille avait accueilli un orphelin, soit ils étaient des enfants de la DASS. Tout le monde dans la région a plus ou moins une histoire avec ça, et je m’en suis nourri. Mais je n’ai pas fait, volontairement, de rencontres.
Comment vous est venue l’idée de ce scénario ?
D. D. : L’histoire des nourrices morvandelles, c’est l’histoire de transactions entre argent et sentiments, de rencontres de deux vulnérabilités, entre ces femmes qui accueillaient des enfants pour de l’argent, et ces enfants qui intégraient ces familles pour trouver un foyer. Cette transaction me semblait un bon point de départ.

Votre film, s’il parle bien sûr d’un orphelin et de cette transaction que vous décrivez, c’est avant tout un film sur le cinéma…
D. D. : C’est juste. J’aime les films qui finissent par parler de cinéma. Faire jouer Paul Blain ou Lisa Heredia, qui sont porteurs d’une histoire transversale de cinéma, c’était une manière de dire d’où je filmais, de déjà mettre du cinéma à l’intérieur du récit. Et puis le cinéma revient souvent dans l’intrigue : on y trouve Laurel et Hardy, Brigitte Lahaie, il y a la première sortie au cinéma… Et dans la longue dernière séquence, Samuel sort du cinéma. C’est le point de départ de la séquence fantasmagorique qui suit.
Comment s’est déroulé le casting, et notamment celui du personnage de Luc (joué par Théo Costa-Marini) ?
D. D. : Pour le rôle de Luc, j’ai vu plusieurs personnes, dont Théo Costa-Marini, et j’ai mis un peu de temps à choisir, car le rôle est très particulier et singulier. Il fallait voir avec le comédien s’il était à l’aise avec l’idée de son personnage, qu’il n’allait pas jouer contre le rôle. Théo a eu une compréhension assez immédiate de tout ça. Il a quelque chose de très physique : il est costaud. Et je cherchais quelqu’un de sexué. Et je trouve qu’il a ce truc-là. Il fallait quelqu’un qui dégage quelque chose de viril. Il remplissait tout ça ! Il a une présence physique très forte, avec ses yeux bleus, sa masse corporelle. Il a quelque chose spontanément d’un peu menaçant physiquement, alors qu’il est très gentil au quotidien (rires). Pour Luc ça convenait bien.

Bastien Bouillon, vous campez dans Astrakan le personnage de Clément, père d’accueil de Samuel : comment fait-on pour incarner un personnage à la fois doux et violent ?
Bastien Bouillon : David dira que j’ai amené une sorte de douceur, et que la violence est écrite, mais elle n’est pas là tout le temps, il y a beaucoup de fois où Clément pose une main réconfortante sur Samuel. David parle de la transaction entre argent et sentiments, et je pense que la première violence est là. Le couple a un enfant en plus car il leur rapporte de l’argent. La violence est intrinsèque à la situation. Pour la représenter, il fallait juste faire confiance au metteur en scène.
Qu’est-ce qui vous a plu dans ce scénario ?
B. B. : De manière plus générale, je choisi un scénario sur l’écriture, le scénario et la rencontre avec le metteur en scène. Là, même si à la lecture certaines choses pouvaient rester opaques parce que la narration est sourde et souterraine à plein d’endroits, je sentais le cinéma. Je savais que ça allait être un film de cinéma. Je sentais le geste, l’envie de cinéma. C’est ce que j’aime aussi, donc l’équation était adéquate à me donner envie de participer au projet.
On vous a vu l’été dernier dans La nuit du 12 de Dominik Moll, qui vous vaut aujourd’hui une nomination aux César dans la catégorie de meilleur espoir masculin. Est-ce que vous vous dirigez vers une filmographie d’auteurs ?
B. B. : Ma première intention et ma première envie est de dire oui, mais je ne veux pas me tourner vers un cinéma d’auteur complètement excluant ou élitiste. J’ai aussi envie de pouvoir faire des écarts, et des grands écarts. Et puis, le cinéma d’auteur, il y en a beaucoup, et des très différents. On décrira certains réalisateurs à la mode comme du cinéma d’auteur alors que ce sont des gens avec qui je n’ai pas du tout envie de travailler. Tout ça, c’est politique (rires). Je suis vraiment prêt à aller vers un cinéma beaucoup plus populaire si je sens qu’à un ou plusieurs endroits j’y trouve mon compte : si ça fonctionne humainement, si la partition est intéressante. Aussi, j’ai envie que les gens sachent qu’il existe des esthétiques différentes, des codes de jeu différents. Avec Astrakan par exemple, que les gens aiment ou non, je suis content qu’ils voient au moins la bande-annonce dans les cinémas UGC et Gaumont, car beaucoup ne savent plus que le cinéma, ça peut aussi être ça.
Par rapport à cette idée d’oublier que le cinéma peut être aussi différent, comment ressentez-vous la prépondérance des plateformes numériques dans l’espace cinéma aujourd’hui ?
D. D. : Bastien a par exemple joué dans Oussekine sur Disney+, et ça ne me semble pas si normé. On peut avoir des réserves, mais le projet est vraiment légitime, donc les choses peuvent coexister j’espère.
B. B. : Disney+ prenait avec cette série un peu le contre-pied d’un programme efficace, vulgarisé. Mais bientôt cette plateforme ne sera pas la seule à le faire, sinon toutes auront la même offre. Les plateformes sont arrivées il y a une dizaine d’années maintenant, et il y a un moment où elles risqueront de se mordre la queue. Ça peut faire peur, mais je ne pense pas qu’il n’y ait que du non-qualitatif. Peut-être que l’exigence, qui demande une esthétique et une écriture plus fouillée n’est qu’un petit pourcentage de l’offre des plateformes, mais je pense qu’il en reste encore.
Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits photos : Giasco Bertoli.
Astrakan, réalisé par David Depesseville, avec Mirko Giannini, Jehnny Beth et Bastien Bouillon. Distribué par New Story. Sortie le 8 février 2023.
Samuel est un orphelin de douze ans à l’allure sauvage. ll est placé depuis quelques semaines dans le Morvan chez Marie, Clément et leurs deux garçons. Samuel s’émancipe, découvre les sensations et les troubles de son âge, mais très vite il doit aussi faire face aux secrets de cette nouvelle famille. Jusqu’à ce que, un jour, tout en vienne à se transfigurer.

A reblogué ceci sur Réprimer pour mieux régner.
J’aimeJ’aime