Le monde paysan souffre depuis de nombreuses années d’un système économique qui broie le quotidien des agriculteurs, jusqu’à en pousser certains au suicide. Une sombre réalité que le gouvernement semble oublier.
Attention : cet article comprend un contenu lié au suicide. Si vous avez des idées suicidaires, en parler peut tout changer. Appelez le 3114, écoute professionnelle et confidentielle, 24/24 et 7j/7. Appel gratuit.
Le jour se lève à Anzy-le-duc et habille le ciel d’un bleu pétrole. En cette matinée de mars, les rayons ardents du soleil viennent s’échouer sur les pierres qui habillent la ferme du Bois du Lac. Dans son écrin de verdure, à l’abri de la pollution urbaine, Pascal vit au rythme des saisons, conjuguant récoltes et élevage de bovins. Seul le chant des grenouilles vient rompre cette harmonie. Sept heures. C’est l’heure de nourrir les veaux. L’agriculteur enfile ses bottes puis sa cote avant de franchir les quelques mètres qui séparent sa maison de son exploitation. Les cheveux courts, et le sourire aux lèvres, il jongle entre les différentes étables, avant de s’abandonner à l’entretien de ses prairies. Un travail quotidien qui fait le bonheur de ce passionné depuis quarante ans.
Derrière ses lunettes arrondies, la passion pour son métier se lit dans ses yeux. Du haut de ses cinquante-huit ans, il n’en est pas à sa première expérience. Au sortir du lycée, tout juste âgé de 18 ans, il a repris l’exploitation familiale et s’est armé de patience afin d’apprendre et de comprendre les subtilités de la profession. De la manutention des animaux, au suivi sanitaire, ce métier « ne s’improvise pas », confie-t-il, « il faut des années pour être sûr de soi et se sentir prêt à continuer seul, mais la passion fait en sorte que l’on avance plus vite ». Approchant l’âge de la retraite, Pascal a arrêté l’élevage en décembre 2020 au profit de l’embouche, une technique d’élevage agricole qui consiste à acheter des animaux âgés d’un an avant de les faire grandir durant deux ou trois années. « C’est dommage car la passion et l’intérêt du métier, c’est de faire naître et de voir grandir mes animaux, d’années en années, mais je m’adapte à la situation actuelle. Je vis toujours au milieu des animaux et c’est le principal. Je ne regrette rien », détaille-t-il.

La passion du métier a ses limites
Si cet amoureux des animaux ne regrette rien de son parcours, il témoigne toutefois des difficultés du métier. En effet, la profession se heurte aux problèmes de l’investissement et des faibles revenus. « On ne peut pas dépenser vingt euros lorsque l’on en gagne que dix, explique-t-il. En quarante ans, l’agriculture est devenue un grand milieu d’investissement autant en bâtiment, qu’en matériel. Un jeune aujourd’hui qui s’installe doit emprunter 350 000 euros, sans avoir la garantie de réussir. Il faut donc une bonne gestion des revenus pour tenir, sinon c’est la catastrophe », poursuit-il. La moyenne des revenus, toutes agricultures confondues, s’élève en moyenne autour de mille euros.
La nature est belle, mais travailler en son sein peut s’avérer difficile. Les agriculteurs sont tributaires du temps et du vivant. Ils nous nourrissent, et entretiennent notre terroir. Leur travail est indispensable à la nation et pourtant trop nombreux sont ceux qui vivent mal de leur métier. Ils travaillent des heures, ils sèment, ils récoltent, ils élèvent, ils labourent, ils traient, ils soignent et ils tondent. Le repos existe peu, ou pas. Ces fameux suicides, si nombreux — deux par jour, d’après les derniers chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA) de juillet 2019 — sont à 80 % des hommes qui croulent sous les dettes ou sont exténués par les heures de labeur autant que par l’isolement. Parfois, les banques ne veulent pas modifier l’échéancier de remboursement des emprunts, la MSA applique des pénalités si les cotisations sociales ne sont pas payées en temps et en heure, le prix du lait ou des céréales peut chuter. Alors le paysan, pour s’en sortir, cravache deux fois plus. Il s’épuise et son moral s’écroule.
Des conditions de vie difficiles
Ce phénomène dure depuis plusieurs années et les témoignages de détresse d’agriculteurs s’accumulent. Parmi eux, Guillaume Poinot. Interrogé par France 3 Nouvelle Aquitaine en septembre 2019, celui qui était alors éleveur de chèvres dans la Vienne racontait avec émotion la situation financière dans laquelle il se trouvait. « Jusqu’en 2030, je vais travailler juste pour payer des dettes », expliquait-il. Les difficultés économiques avaient conduit au placement de son élevage en redressement judiciaire. Aujourd’hui, Guillaume Poinot s’est reconverti dans l’élevage de moutons.
Selon l’agriculteur, « s’il y a de moins en moins d’exploitations dans le pays, c’est bien qu’il y a un profond malaise ». La France métropolitaine comptait en effet, en 2016, 437 400 exploitations agricoles, un nombre en baisse de plus de la moitié en trente ans, selon l’Insee.
« Le malaise vient d’abord du fait qu’on travaille comme des forçats et qu’on ne retire pas de salaire. Aujourd’hui, mon métier ne me fait pas gagner ma vie », constate Guillaume. « On dit qu’on s’acharne parce qu’on est passionné, mais la passion du travail a une limite si c’est pour en venir à des extrêmes et à se suicider, comme beaucoup de collègues l’ont déjà fait. »
Pour prévenir cette situation, un programme national d’actions contre le suicide existe depuis 2011 : mise en place de cellules pluridisciplinaires de prévention, développement « d’Agri’écoute ». Ce dernier dispositif mis en place par la MSA, une ligne d’écoute accessible toute la journée, a pour rôle de détecter les agriculteurs sensibles ou à risque avant qu’ils ne mettent fin à leurs jours. Cela a notamment permis à Matthieu de survivre : cet agriculteur dans l’Ain voulait se suicider, mais il a été pris en charge à temps par les services de secours après avoir appelé le numéro où il a expliqué « en deux mots qu’il voulait partir ». Toutefois, les dettes et les factures n’expliquent pas à elles seules les suicides. Les agriculteurs incriminent plus largement un travail solitaire, dont le résultat dépend d’éléments sur lesquels ils n’ont aucune prise : les sécheresses, les inondations, les gelées, les cours du lait ou de la viande, handicapent le quotidien des agriculteurs. « Les conditions climatiques sont très importantes pour les revenus. La météo peut rendre un secteur sans revenu. On vit de la pluie et du beau temps », témoigne Pascal.
La moyenne européenne est d’un peu plus de dix suicides pour 100 000 habitants. La France pointe à 13,2 avec de fortes disparités régionales. Une étude récente de la MSA démontre qu’il existe une surmortalité par suicide de 12,6 % des assurés du régime agricole, par rapport aux autres catégories de population.

Macron : pire président pour l’agriculture ?
Une triste réalité que le gouvernement laisse de côté. « Sous Macron, il ne s’est pas passé grand-chose, il n’est pas attaché à notre terroir, c’est dommage. Il commence à relever la tête vis-à-vis des métiers de la campagne maintenant, mais c’est un peu trop tard, les départs en retraite sont trop importants par rapport aux jeunes qui peuvent reprendre les exploitations. Aujourd’hui, d’après la Chambre de l’agriculture, on est dans le rouge pour l’avenir », s’inquiète Pascal.
Bien qu’Emmanuel Macron n’ait pas délaissé le secteur de l’agriculture dans sa « Lettre aux Français » — publiée en janvier 2019 quelques semaines après le début du mouvement des Gilets jaunes —, « les mesures du gouvernement n’ont pas été bien importantes, continuent Pascal, à part empêcher la grande distribution de prendre tous les bénéfices aux dépens des agriculteurs, avec la Loi Egalim, les politiques n’ont rien fait pour les agriculteurs ».
Le Président qui souhaitait « redonner du pouvoir aux producteurs dans la chaîne de valeur » a encouragé le regroupement en organisations de producteurs, encadré les promotions et limité le seuil de revente à perte par le biais de la loi Egalim. Néanmoins, cette dernière n’a pas tenu ses promesses en matière de rémunération des agriculteurs. Conscient de cet échec, le gouvernement a présenté en mai 2021 un deuxième projet de loi, dit« Egalim 2 », promulgué en octobre de la même année et destinée à mieux protéger cette rémunération, rendant non négociable le prix de la matière première agricole, et mettant en place des mécanismes de transparence. Elle est applicable dès les négociations commerciales de cette année, dans un contexte tendu par la flambée des charges
Une déception partagée par le reste du monde agricole. Sur plus de 2 000 répondants au Baromètre agricole Terre-net Datagri, 25,6 % estiment même que l’actuel chef de l’État est « le pire président qu’on ait eu pour l’agriculture », et 21,8 % émettent un avis négatif concernant son bilan agricole. Néanmoins, 6,9 % se disent, à l’inverse, plutôt positifs, tandis que 2,2 % d’enthousiastes considèrent Emmanuel Macron comme « le meilleur président qu’on ait eu pour l’agriculture ».
Chez les candidats à l’Elysée, la question de l’alimentation, de l’agroécologie et des enjeux agricoles de manière générale semble pourtant bien présente. Et malgré le contexte, la plupart des prétendants à l’Elysée sont allés à la rencontre des exposants et agriculteurs pour échanger avec eux autour des problématiques environnementales et économiques. Seul Jean-Luc Mélenchon n’a pas souhaité faire le déplacement Porte de Versailles, jugeant que le Salon de l’agriculture « promeut un mode d’agriculture qui n’est pas le nôtre. »
Porter la voix des « oubliés de la PAC »
Toutefois « l’agriculture ne tient pas qu’à la France, c’est l’Europe qui dirige tout l’ensemble avec la Politique Agricole Commune [PAC], ajoute Pascal. Si Jacques Chirac nous a aidés à une époque avant de rentrer dans le système européen, les politiques ne font plus rien aujourd’hui. »
Même si les directives européennes soutiennent l’ensemble des filières agricoles et orientent les aides en faveur de la performance à la fois économique, environnementale et sociale des territoires ruraux, cela rend néanmoins les agriculteurs de plus en plus dépendants des instances européennes. « Aujourd’hui, on a une PAC qui favorise les agriculteurs propriétaires de grandes exploitations. Plus on a d’hectares, plus on touche de subventions agricoles. Cela ne favorise pas le développement de modèles plus petits mais durables et en accord avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement », avance Mathieu, éleveur en Aquitaine. La réforme de la PAC doit entrer en vigueur en janvier 2023 et, selon l’agriculteur, le système de politiques publiques actuel aurait même tendance à créer des « oubliés de la PAC ». Notamment certains maraîchers qui cultivent en bio sur de petites surfaces, et ne touchent donc presque aucune aide.
Si l’avenir de l’agriculture reste incertain, Pascal veut croire en un futur avec des consommateurs qui recherchent des produits Made in France, et qui ont confiance « en notre terroir ainsi qu’en sa production ».
Par Solène Robin
Cet article est issu de notre numéro 7, « Les Oubli(é)s de la Présidentielle » paru en avril 2022, et disponible ici.
