Naná Howton : « Au Brésil, le racisme affecte aussi l’environnement. »

A travers son premier roman publié en France, l’autrice américaine nous entraîne dans son pays natal au cœur de la dictature militaire.

C’est un roman aux odeurs de feu et de sang, où la violence transperce toujours un peu plus l’écriture. Les mots sont à fleur de peau. Il y a le bruit des balles qui résonnent de part et d’autre, le goût de la cendre jusque sur nos langues, et sans doute aussi comme une gêne, la sensation déstabilisante d’être projeté dans les douleurs les plus intimes de cette épopée.

Intime, chronologiquement passée, et pourtant si proche de nous et tellement d’actualité.

Paru en janvier 2023 aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque, Saison des feux est un voyage initiatique vertigineux, le tableau sans pudeur d’un pays où misère et racisme se côtoient sans relâche dans le quotidien d’une fresque sororale. Avec son roman, Naná Howton signe un texte profondément engagé, à la langue aussi belle qu’impitoyable. De quoi marquer profondément les esprits.

« -Malheureusement, chuchota la libraire, on n’a aucun livre de critique sociale sur la dictature actuelle.

-Quelle dictature ? […]

-Nous vivons en dictature depuis 1964. D’où est-ce que tu sors ?

-D’un orphelinat » répondit Smiley.

Plongée dans la dictature brésilienne

Années 1970. Au Brésil, la dictature bat son plein depuis 1964. Pendant plus de vingt ans, l’Etat mènera à l’encontre de ses citoyens une politique particulièrement répressive. Les libertés individuelles s’envolent, les détentions et les recours à la torture deviennent monnaie courante. Le pays est entré dans ses « années de plomb ». Entrés en résistance, de nombreux étudiants sont passés dans la clandestinité tandis qu’artistes et intellectuels oscillent entre censure et exil.

C’est dans ce contexte que Smiley et sa petite sœur Porcelaine, les deux protagonistes du roman de Naná Howton, quittent les murs protecteurs de leur orphelinat pour retrouver leur mère. Peu familière avec la maternité, celle-ci les néglige et prolonge ses absences. Affamée et en colère, Smiley entraîne sa sœur sur les routes périlleuses à la recherche de leur père.

« Au départ, ce livre était une déclaration d’amour à ma sœur, confesse Naná Howton. Je voulais raconter comment nous avions survécu, toutes seules, dans ce monde infernal. » Celle qui affirme avoir toujours écrit a passé son enfance dans un orphelinat où les livres se faisaient rares. Très tôt, elle se met alors à écrire des histoires pour les enfants. Mais celle-ci s’adresse à un public bien plus aguerri, inspirée par les brûlis des champs de canne à sucre opérés au Brésil pour faciliter les récoltes. « Tous ces feux affectaient beaucoup la population, surtout ma petite sœur. »

Si le destin des deux sœurs agrippe les lecteurs du début à la fin, le fonds historique du roman est on ne peut plus détaillé. Peu de romans donnent autant de sueurs froides à chaque page tournée. On craint la mort à chaque coin de rue, l’impact des balles, le viol. « Je ne pouvais pas ignorer ce qui se passait dans mon pays » précise l’auteure en citant la violence contre les femmes, les attaques raciales et environnementales ou encore les différences de classe. « Tout le monde a entendu parler de ce qui se passait sous Pinochet au Chili, de Videla en Argentine, mais la violence au Brésil était très discrète » raconte Naná Howton. Champions du monde de football en 1970, exploitation massive du pétrole, folklore du carnaval… A l’époque, tout est fait pour couvrir les faits de la dictature. « Je voulais que ce livre montre ça, affirme-t-elle. Le Brésil dans mon enfance, ce n’était pas que le carnaval. »

« Les gens étaient aussi habitués à la mort qu’à la violence. » Le 31 mars 1964, l’armée brésilienne renversait João Goulart, le président élu en 1961. DR

La pauvreté en héritage

Smiley et Porcelaine évoluent dans une société où « les pauvres meurent en prison, les riches s’exilent. »  Dans cette maison tellement misérable qu’elles n’osent dire où elles habitent, les deux sœurs, livrées à elles-mêmes, s’affament. On se nourrit d’une vieille pomme de terre oubliée derrière une boîte de café vide, d’eau mélangée à un peu de sucre, de dentifrice. C’est la faim au ventre qu’elles voyageront alors que les nouveaux enfants de son père mangent plus qu’à leur faim.

Mais pauvreté ne rime pas avec révolte. Le premier souci de Smiley n’est pas de se venger d’une dictature dont elle ignore d’ailleurs le nom, mais de se nourrir et de nourrir sa sœur. Se retrouvant presque par hasard au milieu d’un groupe de résistants, son instinct d’autoconservation prend le pas sur toute envie de se battre. Alors qu’autour d’elle, étudiants et intellectuels se passent des kalachnikovs, elle n’a d’yeux que pour les fruits suspendus au-dessus de sa tête.

« Tu ne peux pas faire la révolution quand tu as faim, affirme Naná Howton. Penser au pays qui souffre, faire de la politique, de la littérature, c’est plus facile pour les classes moyennes. » Replongée dans ses souvenirs d’enfance, l’auteure se souvient de ses années passées dans la pauvreté, à s’assurer que sa sœur ait de quoi se nourrir. Le reste, finalement, importait peu. La faim sait maintenir en place les dictatures. Comme le dit la mère de Smiley : « les livres ne peuvent t’apporter que des ennuis, des gens disparaissent […] la politique, ce n’est pas pour les gens comme nous. »

« Dans un pays où l’on considérait la virginité d’une fille comme sa première qualité, la vie de sa sœur était ruinée. Elle faisait partie des rebuts, désormais. »

Le malheur de naître femme

Alors que les droits des femmes ne cessent de reculer à travers le monde, Saison des feux dévoile un Brésil où le sexe masculin domine. Ici, l’homme règne, viole et tue. A quelques exceptions près, il fait partie intégrante de cette machine totalitaire qui maintient les femmes dans une condition de vulnérabilité extrême.

Voyager sur les routes à la manière de Smiley et Porcelaine est un pari risqué. « Phalènes » ou « Papillons », les auto-stoppeuses peuvent perdre leur honneur, mais aussi la vie. Quant à celles qui ont la chance de trouver un travail, il leur faudra composer avec des gestes déplacés qui peuvent entraîner jusque dans les repères d’avorteuses clandestines.

Parce que son sexe la rend vulnérable, Smiley doit sa survie à un héroïsme téméraire. On la dit trop « effrontée », trop « intelligente », trop « prétentieuse. » Dans ce pays injuste et incontrôlable, elle se fait justice elle-même, au point de commettre l’irréparable.

Naná Hawton a rejoint les mouvements féministes lors de son déménagement à Sao Paulo. Depuis, elle lutte sans arrêt pour les droits des femmes. « On avance de dix kilomètres, et on recule de cent, dit-elle. Il faut toujours être en alerte car les mouvements conservatifs, eux, ne s’endorment jamais. Le droit à l’avortement qui recule aux Etats-Unis, le retour des Talibans en Afghanistan… On pensait que ça n’arriverait jamais ! »

Et dans cette guerre des sexes, l’auteure invite à être soucieux de la manière dont l’on utilise les mots, car les paroles peuvent tuer. « Aujourd’hui, nous avons tendance à pousser à l’acceptation de la prostitution comme le droit d’une femme à vendre son propre corps. C’est peut-être vrai pour quelques-unes. Mais quand une femme se prostitue parce qu’elle n’a pas d’autre choix, ce n’est pas de la libération. Je crois qu’il ne peut y avoir de libération quand le choix est un piège. »

« Il leur dit que la dictature avait détruit l’environnement avec des projets de construction de grande ampleur comme la route transamazonienne et vendu des ressources comme le fer, la bauxite et l’or à des multinationales. »

Le droit des Indiens, une lutte écologique

Alors que le Brésil se remet petit à petit de sa parenthèse Bolsonaro, destructrice pour l’environnement comme pour les Indiens, le roman de Naná Howton fait de ces luttes un seul et même combat.

« Le racisme au Brésil affecte les gens de couleur, mais aussi l’environnement. C’est une conséquence directe » explique-t-elle. Contrairement à sa sœur Porcelaine, blanche comme une poupée, Smiley a hérité des traits indiens de son père. Elle subit de plein fouet le racisme ambiant de cette époque. « A l’école, on racontait que les Indiens étaient des mineurs, des enfants, qui ne pouvaient pas prendre des décisions par eux-mêmes, que l’Etat devait s’en occuper, se souvient Naná Howton. Au début pourtant, les Indiens étaient bien vus. Il y avait un côté folklorique. Mais nous sommes rapidement devenus un problème. Parce que nous les empêchions d’exploiter la forêt, nous étions un caillou dans la chaussure des Brésiliens. »

Au Brésil, le racisme séculaire contre les Indiens existe toujours, et a même atteint des sommets sous la présidence de Jair Bolsonaro. Assassinats, menaces de mort et harcèlement sont toujours de mise. L’auteure garde encore en elle les images de son enfance, des Indiens reclus dans des favelas, récupérant dans leurs poubelles des produits chimiques et des corps sortis de l’hôpital. « Jamais on n’aurait vu ça chez les riches !» s’exclame-t-elle.

A l’instar de Smiley, c’est auprès de sa tante que Naná Howton a appris à cultiver et à repérer le pouvoir médical des plantes. « Elle avait dans son jardin suffisamment pour survivre, raconte-t-elle. A l’époque, cela m’étonnait beaucoup. Les Indiens n’ont pas besoin de travailler dans des bureaux pour se nourrir. » Désormais dans une grande ville américaine, l’auteure regrette d’avoir perdu ce rapport à la nature qu’elle estime crucial. « Ces moments avec ma tante me donnaient l’impression de faire partie d’une tribu, d’une famille, d’avoir un passé, explique-t-elle. Je m’inquiète aussi car mes enfants ne savent pas cultiver. Ils ne pourront jamais survivre sans un supermarché ! »

Il y a un an, le rapport du GIEC incitait à apprendre du savoir des indigènes. Puiser dans leurs stratégies de résilience est nécessaire pour s’adapter au conflit climatique et mettre en place des solutions protectrices de la biodiversité.

« Ne t’en vas pas avec ton grand rêve si c’est pour le vivre à moitié. »

« Je croyais parler du passé, mais mon roman parle en fait du présent. » Si le roman de Naná Howton se déroule dans le décor des années 1970, les luttes qui tissent le récit sont criants d’actualité. Ses prochains écrits devraient d’ailleurs suivre la même tendance. Car l’auteure, qui déborde de projets, à fait sien ce mantra de John Irving : « Ecris toujours les choses qui te font peur. »

Par Charlotte Meyer

Nana Howton, Saison des feux, éditions des femmes Antoinette Fouque, 2023, 480 p., 25 €à retrouver ici

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