Coline Abert : « Les débats sur le Drag sont un investissement pour demain »

Pour son premier film en solitaire, la réalisatrice a choisi comme matière la scène Drag de la Nouvelle Orléans. Pendant trois ans, elle a suivi celui qui se fait appeler Lady Vinsantos dans les cabarets du sud des Etats-Unis, mais qu’on appelle Vince au quotidien. Drag Queen iconique du versant expérimental du monde du Drag, Vince se dévoile tout en révélant les facettes les plus méconnues du Drag, le tout devant la caméra de la réalisatrice. Celle-ci est venue raconter ce tournage à Combat Le Média.

La musique qui accompagne le film rappelle celle d’une boîte à musique qu’on croirait avoir eu enfant, comme un vieux souvenir oublié, qui n’a pourtant jamais eu lieu. Composée par Casual Melancholia, elle s’immisce dans l’esprit du spectateur alors que celui-ci découvre Vince et son personnage de Lady Vinsantos, mais aussi ses proches : son mari, ses « enfants », ses élèves. Palette colorée pour un long métrage parfois triste, cet ensemble suit Vince alors que celui-ci se remet en question. Comment continuer d’évoluer et de créer quand on a l’impression d’avoir tout vécu ? Tout raconté ? En pleine crise de la cinquantaine, Vince ne voit qu’une seule échappatoire à ses angoisses : repartir de zéro en créant un spectacle à Paris, seul vrai grand défi qui lui reste.

Alors c’est parti. Il embarque avec lui, ses proches mais aussi le public, qui le découvre sans fard (littéralement) mais toujours avec des paillettes, tandis qu’il tente d’être ce personnage dont il ne veut plus. L’intrigue est attirante, et qui assiste aux introspections de Vince ne peut s’empêcher de réfléchir aux siennes. Véritable dragumentary qu’on ne saisit vraiment « qu’après coup », Last Dance n’a pas peur d’aborder l’histoire politique du Drag comme celle des militants LGBTQIA+, encore trop remis en question de nos jours. Et pendant 1h40, le film ne fera l’impasse sur aucun sujet. Il est disponible en salles depuis le mercredi 21 février, et à ne surtout pas manquer.

Mercredi 21 février sortait en salle Last Dance, votre première réalisation. Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser ce documentaire ?

J’ai commencé à travailler comme assistante dans le documentaire. J’avais donc très envie d’en réaliser un, même si aujourd’hui je me dirige plutôt vers de la fiction. Ensuite je souhaitais faire à la fois un documentaire sur la Nouvelle Orléans et sur sa scène Drag qui questionne le genre et les représentations de la féminité. C’est parti du mélange d’une envie de raconter un lieu, avec un point de vue féministe, de questionner le genre.

C’est à partir de votre rencontre avec Vince, alias Lady Vinsantos, que votre film a pris sa direction actuelle. Mais aviez-vous déjà eu envie de créer quelque chose sur la scène Drag avant votre rencontre avec celui qui sera le personnage principal de votre documentaire ?

Pas forcément. Dans mes écrits, je travaille toujours sur des personnages féminins, donc je m’intéresse toujours à la représentation de la féminité à l’écran. Cet intérêt là a existé avant notre rencontre. Mais la découverte de Vince et son école m’a donnée envie de me pencher dessus.

Étiez-vous déjà familière du monde du Drag ?

Oui, je connaissais comme tout le monde. Mais je n’étais pas forcément une spécialiste, ou une très grande fan. J’avais un regard d’outsider.

Pour ce documentaire, vous avez tourné pendant trois ans. Comment étale-t-on un tournage sur autant de temps ?

Nous avons beaucoup tourné la dernière année autour du show parisien, et dès que j’ai rencontré Vince nous avons fait un pré-tournage. La première année, j’avais des amis à la Nouvelle Orléans qui m’ont prêté leur caméra pour que je tourne pendant deux semaines avec Vince et à son école de Drag. Lors de la deuxième année, nous avons fait deux ou trois tournages de quelques jours. Pendant la troisième année, en revanche, on a beaucoup tourné.  On s’est servi des rushs de l’année précédente, et quasiment pas de la première, mais les rushs du film sont principalement ceux de la dernière année. Le tournage très en amont a permis d’identifier le cast et les personnages du film, aussi pour qu’ils s’habituent à la caméra et qu’une relation de confiance se mette en place. Cela aurait été moins évident si nous n’avions pas pris autant de temps.

Très vite dans votre documentaire, Vince dit vouloir « abandonner le Drag commercial », mais qu’est-ce que c’est ? A quoi fait-il référence ?

C’est une version assez normalisée et normée du Drag qu’on peut voir à la TV, c’est-à-dire celle de RuPaul. C’est en quelque sorte une version plus normée dans la façon de représenter le genre. De leur côté, Vince et ses élèves s’accordent plus de liberté dans la façon de représenter le genre. Pour Vince, il existe par exemple des Drag Queen, des Drag Kings et des Cisters, c’est-à-dire des femmes cisgenres qui sont aussi des Drag Queen. C’est beaucoup plus libre et novateur, plus expérimental.

Le tout premier plan de Last Dance présente d’ailleurs ce panel de représentations. Comment avez-vous construit le récit de votre histoire ?

Ce plan, cette idée du Pageant, a toujours été au début du film. C’est une séquence fondatrice, c’était évident que le film commencerait par là. Pendant longtemps, j’ai eu le sentiment qu’il existait deux films en un : la narration était toujours tiraillée entre le documentaire sur la scène Drag Queen et ce portrait plus intimiste de Lady Vinsantos. C’est en tournant que Vince est devenu de plus en plus présent, quand sa Middle Life Crisis a surgi, et qu’il a exprimé l’envie de tuer ce personnage pour changer de vie. Au fur et à mesure du tournage il l’a beaucoup plus assumé, et c’est devenu de plus en plus évident que ce serait la colonne vertébrale du film. Ainsi, la narration s’est construite autour de lui. Se sont ensuite greffées les scènes de l’école et de son passé.

Vous parlez de deux films présentés en même temps, mais on pourrait vous répondre qu’il y en a bien plus que deux : votre documentaire s’inscrit dans l’histoire politique du Drag, dans l’histoire du costume et même dans celle du spectacle. Comment réussissez-vous à articuler autant d’héritages ?

En passant beaucoup d’heures dans la salle de montage (rires). Je pense que, de toute façon, si le sujet est riche, peu importe que ce soit une fiction ou un documentaire : on a déjà toutes ses couches de récits. Ça vous apparait plus complexe que pour nous. Nous avons monté pendant presque un an, mais une fois qu’on avait la trajectoire de Vince les scènes ont trouvé leur place assez facilement. De fait, le point de départ a toujours été Vince et c’est lui qui a amené ces différentes couches et cette complexité. Il la porte en lui.

Mais les autres membres du casting apportent aussi leur complexité. On a par exemple Grégory, le mari de Vince, qui raconte Act Up et l’épidémie du Sida, ou Tarah Cards et Fauxnique qui parlent du pouvoir du Drag sur les « Cisters ». Autant de sujets qu’il est bon d’aborder aujourd’hui. Est-ce vous qui les abordiez en premier, ou le cast ?

Les interviews étaient beaucoup des répétitions, nous sommes allés chercher des choses qu’on savait qu’ils allaient nous donner, on approfondissait des choses qu’on avait déjà vues avec eux. Le personnage de Gregory et les élèves de l’école étaient très importants par exemple, pour montrer ce qu’est la scène Queer de la Nouvelle Orléans aujourd’hui. Ils ont amené leur vécu, leur histoire, et ont donc fait surgir des problématiques dans le récit.

Ces problématiques ressurgissent aujourd’hui avec les nombreuses critiques que doit essuyer la scène Drag ces derniers mois. Car si celle-ci se popularise, elle fait face à un revirement conservateur très puissant. Comment analysez-vous cette tension entre la popularité du Drag et ce basculement politique ?

Je n’ai pas d’analyse profonde, j’ai juste l’impression que les extrêmes se polarisent au fur et à mesure que ce qui les dérange devient de plus en plus visible. Au plus ces choses sont visibles, au plus ça crée du débat. Mais c’est peut-être très bien que ce débat existe, car je pense que c’est aussi comme ça qu’on fait avancer les choses. Et si même une seule personne change d’avis c’est important. Et ça a plus d’impact sur la jeune génération que sur ceux qui ont déjà leur avis forgé. En quelque sorte, c’est un investissement sur demain.

Pour revenir à l’histoire du film, votre documentaire mêle plusieurs thèmes, notamment ceux de la fête et de la Middle Life Crisis. Comment réussir à équilibrer le versant très joyeux et glamour que votre long métrage présente, avec son versant très intime et donc plus sombre et mélancolique ?

Je pense que ce sont les pile et face d’une même pièce : qu’est-ce que les gens présentent d’eux même et qu’est-ce qui est derrière le masque. C’est une problématique à la base de mon envie de faire le film, et une façon que j’avais d’interroger le Drag. Quelle est la façade et qu’est-ce qui se trouve derrière, comment concilier les deux. Mais cette tension vient du personnage lui-même, car Lady Vinsantos est comme ça.

Êtes-vous toujours en contact avec lui ?

Oui bien sûr ! Aujourd’hui, il a arrêté de performer avec sa Drag Queen femme, il performe avec son personnage Drag qui est à la limite du genre masculin et féminin. Il a aussi arrêté l’école, pour diverses raisons, mais je pense qu’il se sentait enfermé dans ce rôle de professeur, qu’il voulait se challenger créativement. Il voulait plus de temps pour se consacrer à lui-même.

Avez-vous aussi gardé contact avec ses « enfants » ? Et pourriez-vous poursuivre votre travail documentaire avec eux ?

Oui, pour la plupart nous avons gardé contact. Et même si j’aimerai bien réaliser un autre film sur le Drag ou sur le cabaret avec des performers, je pense que dans le documentaire, on filme un moment de vie et ensuite les personnages passent à autre chose. Peut-être que j’y reviendrai dans dix ans, mais aujourd’hui j’ai plutôt envie de tourner des œuvres de fiction. Et je trouve qu’il y avait cette idée dans Last Dance : comment des personnages fictifs peuvent-ils exister dans le réel ? Car les personnages de Drag sont créés de toute pièce.

En tant que votre premier film en solitaire, comment est-ce que Last Dance a nourri votre travail de jeune réalisatrice ?

Pour un premier projet, c’est très complexe de réaliser un film en anglais et de le financer en France. Mais chaque film est différent. Avec le recul, je pense que je commencerai à monter pendant que je tourne, et pas juste à dérusher. C’est compliqué de se retrouver avec toute cette matière une fois que le tournage est fini, et ça m’aurait aidé à identifier mon film plus en amont. J’aurais sûrement moins tourné.

Enfin, à ceux qui disent que votre film est triste, que répondez-vous ?

Quand on voit un film ou qu’on lit un livre, on le fait toujours par le prisme de ce qu’on vit à ce moment-là, et c’est là que réside la magie de se confronter à une œuvre. Donc je ne sais pas quoi leur dire, mais je n’ai pas fait ce film là avec l’idée d’en faire une œuvre mélancolique. Beaucoup le voient comme tel, mais pour moi c’est un passage de relais, la preuve d’une scène qui change. Ce qui n’est pas forcément mélancolique.

Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits photos : Condor Distribution.

Last Dance, réalisé par Coline Abert, avec Vince/Lady Vinsantos. Distribué par Condor Distribution. Sortie le 21 février.
A la Nouvelle Orléans, tout le monde connaît Vince, alias Lady Vinsantos, une Drag Queen emblématique qui y a fondé sa propre école. Pour Vince, le Drag est à la fois un art qu’on perfectionne au quotidien et un acte politique qui fait bouger les représentations. Seulement, après 30 ans de carrière, Vince est las de ce personnage qui a pris le contrôle de sa vie. Il décide donc de dire adieu à Lady Vinsantos, non sans avoir réalisé son plus grand rêve : un dernier show à Paris.

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