A l’occasion de la Journée internationale pour les droits des femmes, Béatrice Pollet présente son nouveau long métrage Toi non plus tu n’as rien vu, thriller judiciaire de fiction centré sur le déni de grossesse complet. Entretien avec la réalisatrice et son actrice principale.
Dans son film, la réalisatrice met en scène Maud Wyler dans le rôle d’une avocate bien installée. Mariée, mère de deux enfants, la vie de Claire Morel bascule dès lors qu’elle est accusée d’infanticide. C’est son amie Sophie, incarnée par Géraldine Nakache, qui assure sa défense, guidant le spectateur dans une enquête qui dépasse la sphère judiciaire pour s’intéresser à l’un des plus grands mystères du corps humain : le déni de grossesse.
La toute première scène du film paraît étrange : trois enfants jouent dans un jardin, trois adultes se prélassent au bord d’une piscine. Est-ce qu’on se serait trompé de salle ? On est bien en train de regarder un film sur le déni de grossesse ? Les questions se suivent, occupent la tête, mais très vite, toutes sont balayées. Le dîner, le bain des enfants et le coucher, Claire Morel, le mal de ventre. Le film est lancé.
Le public se retrouve alors face à une histoire singulière. Celle d’une femme bien sous tous rapports, qu’un événement inattendu vient bouleverser. Prisonnière de son corps qui lui joue des tours, et de la justice qui ne comprend pas son ressenti, Claire Morel doit faire face au jugement de la société mais aussi au sien : pourquoi n’a-t-elle donc rien vu ?
Reste alors à prouver ce que personne n’a remarqué, et que la médecine s’obstine à ne pas étudier, pour peut-être trouver une échappatoire à cette histoire. Et avec le parcours de Claire Morel, c’est toute la cause des femmes qui est interrogée. Car si la maternité est encore sacralisée aujourd’hui, que sait-on vraiment de ce moment si particulier, et de ce qu’il créé chez les femmes et les hommes qui la vivent ?
Béatrice, votre film est inspiré de faits divers. Qu’est-ce qui vous a marqué dans ces histoires au point de vouloir les adapter au cinéma ?
Béatrice Pollet : J’ai rencontré des femmes qui avaient fait des dénis, et j’ai essayé de transposer toutes leurs histoires dans un scénario de fiction. Je trouvais que la position de ces femmes, qui se retrouvent en prison après avoir fait un déni complet et accouché seules, était totalement injuste. Elles souffrent et sont victimes des mêmes maux que les femmes qui accouchent en hôpital, mais sont traitées différemment si le bébé meurt ou s’il est abandonné. Car on mélange tout avec le déni : ça ne veut pas dire que la mère est infanticide, en vérité il y a très peu d’infanticide une fois le bébé arrivé. Ces femmes ne comprennent simplement pas ce qui leur arrive, comme dans mon film. Elles sont dissociées, ne se rappellent rien.
Maud, de votre côté vous incarnez le personnage principal de Claire Morel. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce rôle et qui vous a donné envie d’incarner ce personnage ?
Maud Wyler : Je suis attirée vers un rôle quand je ne sais pas d’emblée comment je vais l’interpréter. Là, il fallait lâcher prise, se connecter à l’inconscient de cette femme. Ça supposait un grand voyage et c’est ça qui m’a plu. J’ai travaillé à ne pas savoir, j’ai essayé de ne pas savoir trop de choses pour avancer à son rythme, au rythme de ce qui se passe en elle et autour d’elle.

Comment s’est déroulé le travail de direction pour réussir à incarner une femme comme Claire Morel ?
B.P. : Je voulais travailler avec Maud car elle arrive à changer de visage d’une seconde à l’autre. Elle réussit à faire passer des émotions sans aucun texte ou support, c’est très prodigieux. Je l’avais remarqué depuis un moment, et je savais que le personnage de Claire serait magnifique avec elle. Claire Morel est une femme qui se bat, qui en tant qu’avocate connait très bien la mécanique dans laquelle elle va devoir avancer, ce qui lui sert à travailler sur son propre cas. Il fallait qu’elle efface tout ce qu’elle savait sur ces histoires de déni. Elle devait être le plus sincère possible, très vierge de tout ça.
M.W. : C’est passé par la confiance : elle m’a donné les rênes et a été à l’écoute. Le travail de direction consiste à regarder, à recevoir ou entendre ce qui se passe. Béatrice s’est mise dans cette position de parabole pour concevoir les choses. On a assez peu dialogué, comme si mon endroit du jeu allait passer en dehors des mots. Ça passe par une compréhension tacite des choses pour ce personnage.
Avez-vous vous même rencontré des personnes qui ont vécu des dénis de grossesse ?
M.W. : Béatrice voulait m’en dire le minimum, pour qu’il y ait un terrain zéro. Je ne voulais surtout pas être plus maligne qu’elle. Je pense que le crédit qu’on avait pour elle passait par une sincérité indéniable vis-à-vis du personnage. La caméra arrive de manière très précise à voir la pensée donc si j’ai beaucoup d’informations dans la tête ça se voit, pas comme au théâtre.
Comment expliquez vous qu’aujourd’hui on parle de plus en plus du déni de grossesse, et que ça devienne presque une peur pour les jeunes femmes ?
B. P. : Je comprends fort bien cette peur, car c’est vraiment un problème. La difficulté, c’est qu’on sait matériellement ce qui se passe. On sait où se loge le bébé, mais on ne sait pas ce qui déclenche le déni, la santé publique ne s’est pas encore assez penchée dessus. J’avais rencontré l’Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse (l’AFRDG) et le docteur Félix Navarro qui l’avait fondée. Aujourd’hui il est décédé et l’association n’existe plus vraiment, mais à son dernier coloc à Créteil, on trouvait des spécialistes de tout bord : des magistrats, des avocats, un panel de médecins. Et malgré ça il y a encore beaucoup à faire. Sur 760 000 naissances il y a quand même une naissance sur 500 qui est issue d’un déni partiel et une sur 2500 d’un déni complet. Soit 304 bébés par an qui naissent alors que personne n’a vu le truc venir. Parmi ceux-là, 76 naissent à domicile sans aucune précaution, exactement comme ce qui arrive au personnage de Claire dans le long métrage. Et évidemment, ça donne des drames.
Vous êtes réalisatrice mais vous semblez aussi être une experte des questions qui touchent au déni et à la natalité : qu’est-ce qui vous a amené à vous y intéresser ?
B. P. : Quand on commence à s’intéresser au déni et qu’on rencontre toutes ces femmes, on se rend compte que quelque chose cloche, alors il faut forcément savoir de quoi on parle. Il y a très peu d’études sur le sujet : les chiffres que je vous ai donnés datent de 1990 et ont été publiés en 2002 sous le nom de l’Étude de Berlin, réalisée par Jens Wessel et mise en avant par la psychiatre Oguz Omay. On peut retrouver les chiffres de cette étude en France, en Belgique ou en Suisse, mais c’est la seule qui a été expertisée. On devrait s’y pencher sérieusement : c’est une catastrophe pour l’enfant, qui heureusement ne meurt pas systématiquement, puisqu’on recense seulement 1% d’infanticide, mais on mélange déni et infanticide. Le déni est un désastre pour l’enfant, qui nait dans des conditions difficiles, mais aussi pour la mère, qui met du temps à se remettre de cet événement, ainsi que pour la famille. Et si la mère est en plus incarcérée, c’est d’autant plus long de se relever.
Les médecins que vous citez sont des hommes, le seul expert du déni dans de votre film est aussi un homme… À première vue, le déni de grossesse est d’abord une histoire de femmes, mais les hommes sont aussi concernés. Dans cette optique, comment avez-vous construit vos personnages masculins ? Je pense en particulier à celui du mari de Claire, incarné par Grégoire Colin.
B. P. : Je ne voulais surtout pas qu’il y ait une guerre entre Claire et son mari, je voulais de la douceur, qu’il amène du sourire et un regard aimant. Je voulais que l’histoire se concentre sur leur vie brisée. Pour lui, la seule chose qui compte, c’est qu’il n’a pas vu la grossesse, qu’il s’en veut, et il s’accroche seulement à l’idée de retrouver ce pour quoi ils sont ensemble.
De votre côté Maud, quel regard portez vous sur ce personnage du mari ?
M. W. : C’était une très bonne surprise à la lecture du scénario, de voir un homme avec une tendresse, qui savait aussi mettre des limites sans se départir de respect. J’ai trouvé ça rare. Je trouve que Grégoire Colin l’a appréhendé dans tous ses angles. Il y a un réel amour. De la même manière qu’on ne peut pas faire de raccourci sur Claire, on ne peut pas en faire sur son époux. Ça nous permet, en tant que spectateur, d’y trouver sa place.

Et sur votre propre personnage ?
M .W. : Claire pose l’hypothèse que « ça peut arriver à absolument tout le monde », puisqu’elle vient d’un milieu social élevé, qu’elle est mère de 2 enfants, qu’elle a un mari qu’elle aime et qui l’aime et qu’elle a des amitiés très fortes. Ça permet de ne pas lui régler son compte par un a priori, c’est plus troublant que ça. Le déni de grossesse est très large, et le film déplie une explication à travers l’épigénétique, les générations. À l’échelle d’une génération, quand les choses ne sont pas conscientisées, alors elles se transmettent. C’est valable pour les hommes et les femmes, sans distinction de genre. Je n’avais pas pris la mesure de ça avant de faire ce film, et j’ai depuis bien plus travaillé sur ces questions-là, qui ont fait naître chez moi plein d’interrogations.
Tout au long du film on voit que les mentalités des personnages changent. Avec l’apostrophe du titre Toi non plus tu n’as rien vu qui fait directement du spectateur un témoin complice, quelle prise de conscience espérez vous que le long métrage déclenche sur son public ?
B. P. : L’idéal serait que les gens se rendent compte que ces femmes ne sont pas des monstres, mais des femmes qui ont, à un moment donné, sans qu’on comprenne bien comment ça marche, ont probablement vécu quelque chose de psychique avec la maternité, un blocage. J’ai rencontré beaucoup de psychiatres et de psychologues, et ils évoquent une hypothèse que je partage, qui est que le déni témoigne d’une violence liée à la maternité, comme un viol ou un abandon, qui ressortirait des générations plus tard. C’est probablement une chose à creuser, mais c’est très compliqué de mettre le doigt dessus. Mais ce n’est pas en enfermant ces femmes ou en les traitant de tous les noms qu’on arrive à reconstruire. Un peu de bienveillance dans cette société ne ferait pas de mal.
M. W. : J’espère que ça va créer des endroits de parole, d’écoute. Je pense que les non-dits, les tabous et les dénis sont la source d’énormément de violence. Maintenant il faut trouver des zones, fabriquer les pensées et les financer pour y déposer sa parole, ses doutes. On n’est pas immédiatement habilité à être maman, chacun fait avec ses possibles. Il y a une forme de tabou associé au fait de réussir : nous sommes dans une société efficace, du libéralisme, fondée sur le mérite, auquel je ne crois plus beaucoup. Il est hypocrite d’être renvoyé à son soi-disant mérite. En réalité, on déploie nos possibles quand il y a une écoute, quand une main est tendue, quand un lien est fait. Si le film peut créer du lien alors il aura accompli sa mission. J’ai moi-même parlé du film autour de moi, et un ami dans un dîner m’a raconté que la femme d’un de ses proches avait vécu cette expérience par exemple.
Quelle était votre compréhension du déni avant Toi non plus tu n’as rien vu, et quelle est-elle aujourd’hui ?
M. W. : Je savais qu’il existait. Je suis maman, et lorsque j’étais enceinte je trouvais le moment de la grossesse très peu traité. J’ai eu le sentiment d’être renvoyée à tellement de solitude dans l’appréhension de ces 9 mois. Quelque chose se passe dans le changement du corps, et je me suis sentie étrangère à ça. Tout le travail est d’apprivoiser cette information, et 9 mois ne sont pas de trop pour réussir à mettre au monde une autre vie, ce qui est relativement miraculeux. Ça s’explique de manière scientifique mais j’avais du mal à admettre que la vie allait sortir de moi. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de non-dits autour de la maternité. Il m’a manqué comme une forme de gynécée dans la culture française : on a besoin de l’expérience de nos mères, de nos grands-mères, de nos tantes, des autres femmes. Je me suis alors retrouvée sur Internet pour comprendre que je n’étais pas toute seule avec un bébé qui pleure. Depuis, je me rends compte à quel point il y a déjà dans le ventre quelque chose qui se transmet de nous, de nos zones d’ombres et de nos démons. On pense parfois avoir réglé des choses au moment où on choisit de faire un enfant – si on a la chance de choisir sa grossesse – mais on n’a toujours pas mesuré à quel point notre vie, notre enfance et notre propre naissance vont se faire connaitre à ce moment-là, par écho. Je ne sais pas ce qui peut nous préparer ça. Il y a une impréparation folle au fait de devenir mère. Ce film permet d’appréhender ce que c’est d’être mère, que ce n’est pas une évidence, même si c’est une chose naturelle. Je me souviens de la naissance de ma fille, qu’on a déposé à côté de moi : je savais alors qu’on allait se rencontrer, mais c’était très impressionnant. Il y a là une vie dont on est absolument responsable, et on sent qu’il y a une déjà personnalité. Il faut que la rencontre ait lieu, ce qui va tout changer. Ça induit beaucoup de force, beaucoup d’imagination et des nouveaux savoirs faire. Le déni de grossesse, c’est cette problématique poussée à l’extrême : comment dialogue-t-on avec cette chose-là ?
Comment s’est passé le casting de Géraldine Nakache, qui joue Sophie, l’amie de Claire, et son avocate ?
B.P. : Toi non plus tu n’as rien vu n’est pas un mélodrame qui tombe dans le pathos, donc nous cherchions quelqu’un avec de l’énergie, qui soit pétillante. Géraldine a tout ça : elle a une facilité d’approche du texte et des rôles, une vivacité d’esprit et un rythme qui fait qu’elle comprend tout très vite. C’est très précieux pour que son personnage nous guide, car elle est l’enquêtrice du film, elle emmène le spectateur par la main et lui fait faire le tour du problème. Le public fait aussi son enquête avec elle. Par ailleurs, Géraldine a ce phrasé, avec de l’humour à l’intérieur de ses phrases. Je suis assez fan, c’était une très belle rencontre.

L’écriture du scénario de ce long métrage a débuté en 2011 : Avez-vous remarqué depuis des évolutions dans les mentalités à propos du déni de grossesse ?
B. P. : Les gens disent connaitre les dénis, mais rien ne change pour autant. Quand on lit la presse par exemple, et qu’on voit qu’une femme a accouché dans sa baignoire et que le bébé est mort, la première réaction est très violente à l’encontre de la femme. Nous ne sommes pas prêts à entendre la parole de ces femmes pour ce qu’elle est. Ce qui n’est pas nouveau.
Ces dernières semaines le discours politique s’est beaucoup porté sur la natalité et maternité. Comment analysez vous ce regain de parole autour du corps des femmes et de leur maternité ?
M. W. : Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir s’est rendue compte que le sentiment de propriété est apparu quand les hommes ont compris la corrélation qu’il existe entre l’enfantement et eux. Je crois, malheureusement, que le corps de la femme est encore considéré comme un objet à contrôler plus qu’un objet de richesse. Je pense que la France est en retard sur ces questions, et qu’il y a une hypocrisie géante entre ce qui est fait et le discours. Par exemple, à chaque débat sur l’intermittence, le congé maternité est systématiquement oublié.
B. P. : On s’intéresse un peu plus à la femme en général, en tout cas politiquement, mais la question est de savoir si cela va aboutir à une forme de parité. Tant qu’on ne sera pas vraiment égaux, il faudra encore se battre. On en sait plus sur les difficultés que rencontrent les femmes durant la maternité, mais les hommes aussi peuvent souffrir. Ce n’est pas binaire, c’est une aventure humaine qui touche les hommes et les femmes. Ce qui m’intéressait dans le déni, c’est qu’il est un terreau formidable pour parler d’humains, de sentiments, d’émotions, de ressentis, et essayer de guider le spectateur face à une femme envers laquelle il aurait peut-être d’abord eu un a priori, avant de comprendre qu’elle est sincère.
Quels ont été les premiers retours de votre film ?
B. P. : Les retours sont bons, et le public comprend un peu mieux ces femmes-là. Peut-être qu’après mon film, les réactions à leur encontre seront un peu moins violentes, qu’elles ne seront pas systématiquement traitées de sorcières ou de monstres. Car parfois les réactions sont si violentes, que si la peine de mort était encore en vigueur, leurs détracteurs n’hésiteraient pas à la réclamer pour elles.
Avez-vous rencontré des personnes avec des réactions aussi violentes ?
B. P. : Oui, j’ai eu au téléphone un chef de clinique obstétricien, pour qui le déni « ce sont des foutaises ». Qu’il me dise qu’il n’a pas eu l’occasion d’en croiser, je le conçois. Mais non, pour lui, ça n’existe pas. C’est curieux. Évidemment, c’est quelqu’un d’un certain âge, et avant on n’en parlait pas dans les études de médecine. Des gynécologues m’ont confirmé qu’on ne leur en parle pratiquement pas, ce qui soulève des questions. Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas qu’on doit appuyer sur la tête de quelqu’un déjà sous l’eau : le déni est un phénomène humain qui existe et qui est à prendre en compte. Ces femmes n’en sont pas responsables, elles ne sont pas coupables. Les traiter comme telles, c’est maltraiter l’humanité et la société.
Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits : Sensito Films.
Toi non plus n’as rien vu, réalisé par Béatrice Pollet, avec Maud Wyler, Géraldine Nakache et Grégoire Colin. Distribué par Jour2Fête, en salles le 8 mars.
Claire et Sophie ont fait leurs études ensemble. Elles sont toutes deux avocates. Claire va être accusée de tentative d’homicide sur enfant de moins de 15 ans. Sophie va assumer sa défense. Comment Claire, déjà mère de deux enfants n’a-t-elle ni vu, ni senti qu’elle était à nouveau enceinte ?
