Quand Carla Lonzi écrasait le patriarcat

Les éditions Nous rééditent cette année un des livres charnières des luttes pour l’émancipation des femmes, Nous crachons sur Hegel. Écrits féministes, de l’écrivain italienne. Chronique.

Si, un jour, vous parcourez la carte politique du monde, vous vous apercevrez vite que nos gouvernements sont toujours constellés de violeurs. Un matin encore, il vous est possible de tomber sur quelques frasques de l’écrivain Michel Houellebecq en lisant votre journal. Celui-ci, après avoir tourné dans un film “érotico-esthétique”, pour ne pas dire politico-pathétique, souhaiterait interdire sa diffusion. Face à cet univers pétri de masculinité et parti pour demeurer, les mots de Carla Lonzi avivent la flamme de l’espérance.

Née à Florence en 1931, elle fut d’abord critique d’art puis curatrice, avant d’embrasser rapidement le mouvement féministe en pleine reconfiguration à l’aube des années 1970. Durant cette période, elle cofonde avec Elvira Banotti et Carla Accardi le mouvement Rivolta Femminile (“Révolte des femmes”), premier groupe non-mixte de l’histoire de la lutte contre le patriarcat. Son livre Nous crachons sur Hegel est paru pour la première fois en Italie en 1974.

La chute d’un système

Cet écrit est frappant d’actualité. Lonzi entend mener une critique acerbe non seulement des institutions patriarcales, sur les plans matériels et psychiques, mais aussi des organisations et personnalités communistes classiques. Car c’est bien Lénine qui avait récusé Clara Zetkin et ses considérations sur l’amour libre. Tout autant que ce sont Marx et Engels qui sont restés ficelés aux rapports hommes-femmes traditionnels, bien que novateurs sur la question féminine dans le processus d’abolition du capitalisme. Il suffit de se référer à des témoignages d’époque de mai 68 – un âge d’or du marxisme français – pour ressentir le sexisme qui régnait alors.

Il ne faut pas bien sûr négliger l’influence marxiste dans le féminisme de l’autrice. L’économie marchande n’oppresse pas seulement les ouvriers : elle s’étend jusque dans la maisonnée, où la femme, en qualité d’épouse, est rendue “plus esclave que les esclaves.”

Car à cette clairvoyance, l’écrivaine ajoute la pieuvre patriarcale. Une puissance qui dicte le quotidien et le destin. Une puissance qui ne laisse guère de place aux femmes. Or cette puissance, assène Lonzi, se retrouve y compris au sein du socialisme, chez les révolutionnaires d’alors.

La culture patriarcale est la justification par laquelle se perpétue l’homme en tant que dominant. L’homme est pouvoir, vit pour s’arroger le pouvoir, survit pour conserver ce pouvoir. Et, pour mener à bien sa quête, il mobilise des armes théoriques, telles que la dialectique. La dialectique est un mouvement d’affirmation et de négation du sujet qui vise à dépasser ses contradictions. En tant qu’il conçoit deux termes qui s’opposent et se rejoignent, ce concept permet à Hegel d’attribuer à la femme le rôle subordonné et passif. A l’homme, celui d’acteur principal.

En ce sens, la femme doit à l’homme – et non l’inverse – sa capacité de se mouvoir. Pris littéralement, Hegel percevait la femme comme la déesse du foyer, le père comme le garant de la communauté et celui qui partait combattre. L’histoire ne l’a pas contredit. A partir de cette conception intenable, l’autrice refuse catégoriquement de s’approprier le moindre pouvoir.

Il ne faut pas se méprendre quant à ce rejet. Carla Lonzi n’entend pas par-là que les femmes devraient abandonner la lutte. Pour elle, le pouvoir exercé et désiré par l’homme est un fait historique de spoliation de leur autonomie. De fait, rompre définitivement avec le patriarcat nécessiterait de ne pas poursuivre sur la même voie que celle de l’homme.

Carla Accardi, Carla Lonzi et Elvira Banotti à Rome en 1970, photo de Pietro Consagra © Archivio Pietro Consagra, Milano

Pratiques féministes

Ici intervient l’acte de rupture. Le féminisme a le choix entre plusieurs horizons libérateurs. Lonzi en imagine surtout deux. D’abord, le féminisme serait le terrain idoine pour l’élaboration d’une philosophie de l’intime. La maternité et le partage de moments de joie et de douleur entre, et uniquement entre les femmes, leur permet de se construire en tant que sujets libres.

En parallèle, cela passe par une seconde voie d’émancipation : la pratique féministe. Les femmes ne distinguent pas le « faire » du sens du faire et la « vie » du sens de la vie. Faire, c’est faire par soi-même. Vivre, c’est vivre sans fers. Carla Lonzi tisse un fil rouge entre le quotidien, l’action et l’autonomie. Par exemple, elle coordonna avec ses camarades des groupes féministes en non-mixité. Ce séparatisme volontaire vis-à-vis de l’omnipotence masculine, dont nous sommes aujourd’hui familiers, favorise l’auto-conscience des femmes, leur réalisation en tant qu’actrices politiques.

Le féminisme lonzien nous apparaît comme conflictuel. Il ne vise pas à prendre fait et cause pour les mouvements féministes de son temps. L’autrice dénonce les revendications réformistes qui, selon elle, ne font que raffermir l’emprise de l’homme sur ce que les femmes sont et doivent faire. L’égalité homme-femme sur le plan des salaires, par exemple, n’est égalitaire que selon ce que l’homme estime comme étant juste. Encore une fois, il ne faut pas se méprendre : Lonzi ne crache pas sur l’égalité, elle essaie tout bonnement de se défaire de la mainmise de l’homme sur tous les éléments qui pourraient lui permettre d’accéder à sa libération complète.

Par-là, la féministe précipite le patriarcat six pieds sous terre. Ce féminisme qui renonce à l’égalité, ce n’est pas celui qui prône de nouvelles formes de domination ou qui se nourrit de hiérarchies invisibles. Comme le rappellent ses éditrices françaises, la pensée de Carla Lonzi “est foncièrement anti-essentialiste”, c’est-à-dire qu’elle se refuse à accepter une quelconque “nature” féminine. Serait-ce un féminisme de la différence ? La femme considérée en tant qu’entité strictement séparée de l’homme ? Peut-être.

La tentative de Lonzi dans cet essai ne vise pas à créer un monde sans patriarcat en excluant les hommes. Bien au contraire, la libération des femmes d’un monde érigé à la gloire de l’homme et à la poursuite de sa domination, n’aura de terribles conséquences que pour celui qui s’en préoccupe. Celui qui, sans structures oppressantes, n’est que l’ombre de lui-même.

Certes, les appels à déserter le monde de l’homme sont appuyés par l’écrivaine. Ce monde a été conçu par lui. Il en a obstrué les moindres recoins, de la politique à l’art. Carla Lonzi en appelait à la pratique de l’absentéisme face à la célébration de la créativité masculine. On y verra, de nos jours, une incitation à peine voilée à ne plus se rendre aux remises de prix problématiques…

Plus précisément, Lonzi oppose à l’homme une altérité radicale. Ce qui implique “de se mouvoir sur un autre plan”. De ne plus exister par et pour les hommes. Bref, de l’extraire des schémas totalisants, ceux de Hegel et des marxistes par la suite. Le plus important, pour elle, est enfin d’esquisser les contours d’une stratégie offensive et créative contre la propension de l’homme à déterminer le champ de la pensée et de l’action.

A lui, donc, de se démener avec sa propre bassesse car, au large, les femmes s’affairent autour de ce qui les concerne en priorité. L’homme est un colosse aux pieds d’argile qui aliène sa liberté à l’existence des femmes mises à sa merci. Mais, lorsqu’elles décident, individuellement et collectivement, de ne plus l’être, l’homme vacille. Ce sont elles qui, à leur tour, deviennent libres, laissant croupir l’homme dans sa miséreuse solitude.

Actualité

Ce petit manifeste contient également une riche étude sur la sexualité féminine, avec des schémas éloquents et scandaleux, encore pour l’époque, détaillant les mille manières dont une femme pouvait jouir. Aussi, elle soutenait avec vigueur la liberté primordiale d’avorter : un texte que devraient avoir à portée de mains ceux qui seraient tentés de réviser ce droit fondamental.

Ces écrits n’ont pas perdu une ride. Il n’y a pas de quoi s’en réjouir, alors que chaque heure, en moyenne et en 2021, 5 femmes ont été tuées par un membre de leur entourage.

Alors, que faire ? Ce n’est pas à celui qui instigua le mouvement de tout un peuple en octobre 1917 qu’il faut poser la question. Carla Lonzi et, par la suite, les féministes contemporaines, vous proposent de défaire la révolution et de ne plus vous torturer sur le quand et le comment. “La question féminine est en elle-même le moyen et la fin des transformations fondamentales de l’humanité”, concluait Lonzi. Cracher sur Hegel et, faut-il saisir, sur les hommes n’admet ainsi pas d’ambiguïté : ici et maintenant gît le patriarcat.

Par Jahs

Carla Lonzi, Nous crachons sur Hegel, ed.Nous, 2023, 176p. A retrouver ici
Photo à la Une de Pietro Consagra

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