Au pays des Cévennes se reposent nos aïeuls. Souvent silencieux, perdus dans la passivité d’un EHPAD ardéchois, ils et elles délient pourtant leurs langues dès qu’un auditoire se présente. Alors que l’avenir de la France se joue en avril [2022], comment réagissent-ils à cette campagne ? Se sentent-ils concernés ? Ou, écoutant leur mémoire, inquiets ? Combat donne la parole à ceux qu’on pense, à tort, déconnectés du présent.
Au sud de l’Ardèche, le temps est suspendu dans l’EHPAD des Vans. Entre le bruit du chariot de l’infirmière courant entre deux patients, unique protectrice de leur suivi médical, la télévision rythme le fond sonore. Le ronronnement des téléviseurs laisse s’échapper des chambres un brin du JT de 13 heures, des débats de TPMP ou des reportages ARTE, comme pour habiller un monde devenu silencieux. Mais les remarques ne tardent pas à fuser quand un candidat est mentionné.
En 2020, la France compte 611 000 résidents en EHPAD – les Etablissement d’Hébergement pour Personne Agée Dépendante. Selon une étude de la DRESS de la même année, le chiffre ne cesse d’augmenter, allant jusqu’à 108 000 places nécessaires pour les dix prochaines années. Alors que le scandale Orpéa aura mis à l’agenda l’enjeu de la vieillesse et de la gestion des EHPAD, les plus de 611 000 résidents n’auront eu qu’une légère fenêtre d’expression avant d’être relégués entre quatre murs aseptisés. Ce sont alors plus de 611 000 voix (âgées de plus de 60 ans, en situation de dépendance, mais aussi de personnes âgées valides ou semi-valides) qui se retrouvent reléguées au second plan, comme si, pour les élus, leur situation n’avait pas d’importance.
« C’est pas parce que je suis enfermé ici que je n’existe pas »
Gisèle a 74 ans, des fleurs aux quatre coins de sa chambre et, elle aime se l’entendre dire, la langue bien pendue. Quand le scandale Orpea a éclaté, elle a enfin cru que ce serait l’heure pour les candidats de parler de la vieillesse. Mais hormis pour dénoncer la situation, aucun n’a apporté une solution à ces gestions, aux droits des plus âgés ou du sujet de la santé qui la préoccupe tant.
« Dans les programmes, on nous parle de l’âge de la retraite, de l’héritage, de la mort médicalement assistée. Mais on ne parle pas de mettre plus de moyens dans les EHPAD. Être vieux en France aujourd’hui, ce n’est pas qu’avoir de l’argent et savoir quand on va mourir, c’est tout ce qu’il y a entre : les médicaments, la recherche, le lien social, la protection contre les abus. »
Dans les programmes, les propositions concernant la vieillesse sont présentes. On y parle de la pension des retraites, de revalorisation du monde hospitalier. Mais la gestion spécifique des EHPAD n’est que peu mentionnée. « Mais moi j’attends des actes. Je veux pas vivre comme ceux à Orpéa » ajoute Gisèle. « De toute manière c’est toujours pareil : les candidats sont tristes mais vont rien faire et on va se retrouver au bord du burn out cinq ans de plus » lui répond un aide-soignant. « J’essaie de m’y intéresser, mais j’ai pas d’espérance. Voter ne me sert plus à rien. Avant ça changeait ma situation, maintenant je suis un nombre » conclut l’octogénaire.

La vision de l’avenir, au goût amer du passé
Chaque grand-parent possède une capacité qui fait rêver les plus petits : sa mémoire. Il est grisant d’écouter des récits des anciens temps. S’il est agréable d’écouter son grand-père raconter la victoire de 98 ou la Libération, dans cette campagne les souvenirs ne sont pas aussi réjouissants. Rose ne se rappelle pas avoir dû faire face à des candidats violents : « les Le Pen, ils ont toujours été là. Mais l’autre là, je veux même pas prononcer son nom, quand je le vois je vois Goebbels. Je vous promets, cette colère, cette rage de division, de violence, je ne l’ai vue qu’une fois dans ma vie et j’en fais encore des cauchemars. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est les gens qui l’écoutent. À son meeting, j’en ai vu à la télé avec le signe de l’Allemagne nazie. C’est des gens prêts à tuer. Avant, les élections c’était violent, mais pas autant ». Est-ce parce que notre mémoire oublie les démons du passé ? Pour elle, c’est parce qu’on banalise les propos violents : « plus tu seras nazi plus tu seras élu si ça continue comme ça ! ». Ici, le mot est donné : cette campagne aura été ponctuée de prises de paroles cinglantes par Éric Zemmour. « Tout ça c’est à cause du grand riche, Bolloré. Si ça continue comme ça, si Zemmour passe, l’ORTF sera de retour dans quelques mois. Et croyez-moi, ça fera mal ». L’inquiétude est présente, face à une ambiance hostile qui réveille de vieux démons.
Si le candidat Éric Zemmour en prend pour son grade, les comparaisons ne lui sont pas réservées : chaque candidat résonne dans la mémoire des résidents. « Depuis son pass vaccinal, Macron, il lui manque juste la moustache et c’est son portrait craché » s’énerve Juliette. Pour Louise, fervente électrice de droite, la désillusion est totale : « j’ai toujours voté à droite. Mais quand je vois Pécresse j’ai honte. Ce n’est pas Chirac, même pas Sarkozy, c’est pour dire ! » Et à gauche, est-ce que résonnent les Jours Heureux ? « Il manque quelqu’un à Gauche, une vraie figure, comme Mitterrand, un outsider ! Là on n’y croit pas, elle n’a pas de voix, pas d’énergie, pas la fougue du changement qui nous a toujours animé. Mais le problème c’est pas elle : il y a littéralement personne. Après, moi, j’ai toujours voté communiste et cette année j’ai l’impression qu’on en a vraiment un. Ce Roussel, il parle comme mon père. C’était un Résistant, il a lutté contre l’envahisseur et a œuvré au sein du Conseil National de la Résistance. Roussel, c’est quelqu’un qui semble enfin connecté aux gens. J’ai l‘impression qu’à gauche, il n’y a que le communisme qui a survécu. Mais même en tant que communiste, je trouve ça triste. » Rose clôt sa parole les yeux dans le vide, perdue dans les temps où l’espoir existait encore.
Le vote, un devoir à remplir, sans passion pour ces élections
Malgré tout, la vie politique reste présente à l’EHPAD. Ces échanges reflètent l’intérêt que portent ces personnes à l’élection. Elles sont considérées comme le plus grand groupe social à mettre le bulletin dans l’urne, selon un article du Monde du 6 mars 2020. Une étude de l’INSEE sur la présidentielle de 2012 révèle, dans le même article, que la participation des 63-73 ans était de 84%, de 62% à partir de 83 ans et de 50% à partir de 88 ans. La raison d’un tel engouement est évidente pour Juliette. « Nos ancêtres se sont battus pour ça. Si je ne vais pas voter, c’est envers leur mémoire que je suis coupable. Alors même si on ne parle pas de nous, même si c’est pour voter blanc, j’y vais ». Tout comme Juliette, huit seniors sur dix considèrent le vote comme un devoir.
Les démarches sont présentes pour encourager à aller voter. Rose explique : « Même quand j’habitais chez moi, des agents municipaux venaient pour m’aider à faire procuration ». Des navettes pour amener les plus courageux au bureau de vote sont aussi mises en place.
Orelsan chante “Mamie vote Marine, elle a trois ans à vivre”. Sa dénonciation de l’illogisme que les aînés votent alors que l’avenir ne les concerne plus occulte ceux qui persistent à vouloir voter dans un pays qui fait la sourde oreille à leur demande. Selon eux, il faut continuer à faire marcher la machine démocratique malgré l’ignorance, les candidats, les programmes. Et espérer une meilleure situation. « Moi, j’irai voter ! Même s’ils parlent pas de moi et que je dois voter blanc. Je serai dans l’urne. Ils ne me feront pas taire, sur ma situation et celle de mes petits-enfants. Et tant pis si un mec bien perd face à quelqu’un que j’aimerai moins : au point où on en est, je voterai pour celui qui parlera au moins une fois de moi vivant et pas de comment je gérerai mon héritage comme ils semblent tous se soucier. Et si aucun ne parle de moi, alors ça sera blanc. On est plus que de l’argent et des vieux os, et ça se sentira dans les urnes » conclut à la fin du repas Serge, faisant un canard dans son café.
Par Sarah Khelifi
Cet article est issu de notre numéro 7, « Les Oubli(é)s de la Présidentielle » paru en avril 2022, et disponible ici.
