Depuis un an, les Colombiennes peuvent avorter jusqu’à la 24e semaine de grossesse sans avoir peur d’aller en prison. Une décision historique qui fait encore face à des obstacles.
Les sourires grandissent, les points se lèvent, les foulards se nouent et les Colombiennes se rassemblent au rythme de la musique, affiches en mains. Le mardi 21 février 2023, aux abords de la Cour constitutionnelle de Bogotá, où, un an auparavant, elles se sont battues pour leurs droits, les femmes ne font qu’une. Elles sont venues célébrer le premier anniversaire de la dépénalisation de l’avortement dans leur pays.
Le 21 février 2022, la Cour constitutionnelle, par la sentence C-055 de 20221, a adopté une décision historique pour les femmes en Colombie en étendant le droit à l’avortement, et leur permettant ainsi d’interrompre leur grossesse, pour n’importe quelles raisons qui leur sont propres et sans menace d’emprisonnement, pendant les 24 premières semaines de gestation. Passé ce délais, une femme peut avorter seulement pour trois motifs établis depuis 2006 : lorsque la poursuite de la grossesse constitue un danger pour la vie ou la santé intégrale de la femme, lorsque le fœtus n’est pas viable en dehors de l’utérus, ou lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou d’un inceste.
La Colombie, un pays de tradition catholique, est ainsi devenue l’un des pays les plus flexibles d’Amérique latine en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Selon la Fondation Oriéntame, spécialisée en santé sexuelle, en cette première année de décriminalisation, « environ 11 600 femmes ont été traitées », un nombre similaire à l’année précédente. « 93% des cas avec moins de 12 semaines de grossesse ». Ce qui signifie qu’après sa dépénalisation, il y a un nombre similaire d’avortements, mais moins de décès. Cela démantèle la rhétorique selon laquelle « la dépénalisation de l’avortement encourage les femmes à avorter ».
L’avortement, un droit fragile ?
Dans le centre-ville de Bogota, Mariana, 22 ans, est venue fêter « le premier anniversaire de l’élimination du crime d’avortement. » « Pour moi, il était important de descendre dans la rue car même si l’avortement est un droit, il y a toujours un manque d’éducation, d’information et de déstigmatisation sociale pour les femmes qui décident d’avorter. Il était important de sortir parce que nous devons continuer à exiger que ce droit reste un droit », confie-t-elle le point levé. Une idée partagée par Valeria, 18 ans, toute vêtue de vert et de violet : « Nous luttons actuellement pour obtenir des garanties, c’est-à-dire pour que la sentence soit respectée, car de nombreux problèmes et obstacles ont empêché les personnes d’accéder à leur IVG comme il se doit. Libre et sûr. »
Comme l’explique Juliana, maman de 35 ans, l’autre considération à prendre en compte est que toutes les femmes ne peuvent pas être mère car elles n’ont pas toutes les ressources économiques nécessaires. « C’est pourquoi il est très important pour moi d’être ici, nous devons désirer notre grossesse et préserver ce droit », s’écrit-elle avec son fils dans les bras. Si au cours de la première année d’application de cet arrêt historique, un certain nombre d’avancées et de défis importants ont été réalisés pour garantir l’autonomie reproductive des femmes, il reste encore de nombreux obstacles à affronter.
Sur la base de l’accompagnement juridique réalisé par La Mesa por la Vida, un collectif d’activistes féministes défendant les droits sexuels, au cours de la première année de mise en œuvre de l’arrêt C-055, il a en effet été possible d’identifier que, « malgré cette décision historique et le caractère obligatoire de son application immédiate, certaines barrières à l’accès à l’avortement identifiées avant cette décision persistent, notamment en ce qui concerne le manque d’information et de reconnaissance de cet arrêt, l’interprétation restrictive de ce qui a été établi par la Cour, et les défaillances dans la prestation de ce service » détaille Tatiana Garcia, membre du collectif Mesa Por la Vida. Ces obstacles proviennent, pour la plupart, du secteur de la santé et affectent les femmes des régions autres que la capitale du pays et celles qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité.
Une méconnaissance du droit et de son application
Les organisations féministes sont confrontées au défi de vaincre la stigmatisation sociale qui pèse encore. Malgré la décision de la Cour, Lucia, âgée de 35 ans vivant dans le département de Magdalena a renoncé à interrompre sa grossesse après avoir fait face à des obstacles. « Le médecin avait laissé le bureau ouvert et quand je lui ai dit ma décision d’accéder à l’IVG, il m’a crié que je n’étais pas Dieu, que ma mère ne m’avait pas avortée », a-t-elle déclaré à Mesa pour la Vida, dans un rapport publié en 2023.
Dans ce cas, les prestataires de soins n’ont « pas reconnu le caractère obligatoire et immédiat du respect de cette décision qui est applicable à toutes les autorités publiques et à tous les agents du système de santé, qu’ils soient publics ou privés », explique Paula de l’organisation Orientame. De même, les obstacles sont importants pour les femmes en situation de vulnérabilité dans les zones rurales, qui ne trouvent généralement pas d’informations en temps opportun, ou pour les réfugiés et les migrants vénézuéliens qui peuvent avoir plus de difficultés à accéder aux services en raison de leur statut d’immigrées.
C’est notamment le cas de Yenny, 13 ans, qui vit dans une municipalité de Cundinamarca, explique le dernier rapport de Causa Justa. Lorsqu’elle a commencé à remarquer des changements physiques qui lui ont fait penser qu’elle était enceinte, elle en a parlé à son oncle, qui l’a accompagnée au service des urgences de l’EPS auquel elle était affiliée. Là, elle a passé une échographie révélant une grossesse de plus de 24 semaines. Elle ne pouvait pas être soignée pour cette raison ; le personnel qui s’est occupé d’elle ne l’a pas orientée vers un autre service et n’a pas activé le parcours de lutte contre la violence sexuelle, qui comprend des informations sur l’accès à l’avortement.
Les avortements illégaux persistent
Si l’avortement est devenu légal, certaines Colombiennes continuent d’avorter de manière illégale ou dans des conditions difficiles. Beaucoup de femmes se procurent des médicaments, vendus sur des groupes Facebook car elles n’ont pas les moyens d’avorter – n’étant pas affilié à un système de sécurité social – ou car elles sont trop rongées par la honte. C’est le cas d’Andréa, 19 ans, originaire de Bogota. Ayant peur de la réaction de sa mère, elle a préféré avorter seule, chez elle, profitant de l’absence de cette dernière. « J’ai avorté avec du Misoprostol à 11 semaines de grossesse. Ma mère n’a jamais été informée de ma grossesse ni de l’avortement, car elle est très croyante, je sais qu’elle m’aurait jugée pour cette décision », explique-t-elle.
Pour Luz, 24 ans, enceinte de 6 semaines et habitant à Cali, c’est le manque de moyen qui l’a poussée à avorter de manière illégale. Déjà maman d’une petite fille de deux ans qui a des problèmes de santé, elle ne se voyait pas perdre de l’argent en avortant. Un jour en sortant du travail, elle a passé le cap et pris les premières pilules, un choix qu’elle ne regrette pas. « C’est un processus douloureux, mais c’est tolérable », confie-t-elle.
Toutefois, pour beaucoup de Colombiennes, l’objectif final du mouvement est la décriminalisation totale, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de crime d’avortement en Colombie.
Texte et photos par Solène Robin