A l’annonce du 49-3 le jeudi 16 mars et du rejet de la motion de censure portée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT) ce lundi 20 mars, le mouvement social contre la réforme des retraites a connu un regain improbable. Les scènes émeutières se multiplient désormais chaque soir.
“Ecoutez la voix rapide, distraite, excitée de l’Action, la voix des chiens lancés sur la piste. Ils parlent un langage enfantin comme celui des amants. Une puissance impérieuse et brutale les possède. Les nerfs de leurs cuisses tremblent. Leurs coeurs battent et se coagulent entre eux.”
Virginia Woolf, Les Vagues, 1931
Les sens aux aguets. Les sentiments en ébullition. La fanfare dans les rues. Le 49-3 est devenu le symbole, le catalyseur des tensions qui traversent le pays depuis maintenant trois mois. Comme si le gouvernement, comme si les manifestant.es, avaient fait mine de ne pas envisager cette issue.
Le passage en force du projet de loi portant sur le report de deux ans de l’âge légal pour partir à la retraite, a déterminé les contestaires à franchir un cap dans la mobilisation. Blocage de périphériques et de voies ferroviaires, occupation d’universités et… intensification des “manifs sauvages”. Des manifestations non déclarées, dites illégales mais en réalité parfaitement conformes à la liberté de manifester, qui donnent lieu à des scènes épiques de confrontation et de déambulation dans les rues.
On est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là
En foulant le pavé, accompagnés d’une masse noire, hétéroclite, notoirement “radicalisée” (selon les médias mainstream), on ne peut que s’apercevoir de la colère qui couvait. La cocotte-minute de l’émeute, du soulèvement populaire, n’en était qu’à un simple tour de chauffe, respectant dûment les dates de l’intersyndicale.
Voilà que tout est bouleversé. Il n’y a plus de règles. La rue est à nous. Paris se soulève quand, jusqu’alors, Paris était maintenue dans la résignation.
Dans les rangs des habitués de l’émeute, on est aussi ébahis. Par la violence du camp d’en face. Et par la singularité de celles et ceux qui balancent poubelles – longue vive aux éboueurs ! – et mobilier urbain sur les routes. Ceci n’est qu’un bilan provisoire : des adolescents, des étudiants, quelques flagorneurs avides d’émeutes l’ayant rejoint dans un élan inexplicable, ont remis la capitale, et d’autres villes, sur les rails de la révolte.
La circulation peine à retourner à la normale. Quelques klaxons, d’approbation ou de courroux. Les groupes, les déambulateurs, les badauds de l’ire, en font peu de cas. Les pieds poursuivent leur chemin sans but, rompant le rythme de la nuit qui ne voudrait jamais voire l’aube se lever.
Acte 1, acte 2, acte 3, acte 4, acte 5… Cinq jours d’émeutes. Spontanément, des jeunes et des plus âgés, mais surtout des jeunes, un flot de jeunesse imprévisible, se jettent à corps perdus dans la guerre qu’on entend mener contre elles et eux. C’est une ruée vers les oriflammes populaires.
Noyés jusqu’au cou du désespoir, on est prompts à déborder. On part, se sépare, se regroupe, on échange des hourras de satisfaction à des intersections de rue, un épicier nous ravitaille. Solidarité, amour et partage de la violence émaille ce chœur infatigable. Les infatués au pouvoir s’en désintéressent ; du moins, ils requièrent la cogne, ils doivent foncer. Je ne sais où. Vers le paradis de la finance qui, toujours, leur fait miroiter fastes et jouissances. Qu’ils tombent des nues, en comprenant que leur destination finale sera constellée de heurts, de pneus calcinés, de bris de vitrine et de corps remuants.

Maintenir le désordre
Ne faut-il pas aussi décrire et dénoncer le maintien de l’ordre ? Tactique du chaos. Le repentir se fera à coups de “il est légitime de, car, en effet, les casseurs”. Mais où est passée la solidarité avec les casseurs ? D’en-haut, les mains qui nous acclament nous enseignent que nous ne sommes pas seuls.
On répète langue perdue le mélodrame de la peur pour susciter la terreur. Allocution solennelle et ça boit à gorge déployée le débit désincarné qui déblatère au micro. Des ventouses, des petits riens qui défendent l’injustice, qui enferment la ferveur dans une salle infâme souillée d’indemnisations et de “pas d’inquiétude”. Sauf que l’inquiétude infuse et que la résilience de l’ordre se diffuse. On nous dit qu’il faudra plus qu’un œil amoché, il faudra qu’un corps se disloque entièrement pour siffler la fin de la transhumance inhumaine.
C’est à n’y rien comprendre. Encore la nuit, les restos en plus de la bière s’égaient devant la foule. Le théâtre a ses entrées partout et nulle part. Le CRS dégoupille sans sommation, les autres le suivent essoufflés, les brebis supplient leur commandant divisionnaire de décélérer, c’est non, alors tant pis, on se défoule. Bim une mâchoire, clac, un fémur, et boum, une droite. Stupeur – médics ! – un manifestant inerte. Huées dans les travées. La BRAV-M en moto-GES (gaz à effet de serre) doit disparaître. Les écolos dégonflent les SUV, la pratique est transposable…
A la fin, on s’auto-congratule dans le métro. On tente de ranger les visions, les images en feu, les pleurs ancrés dans la mémoire, le fracas des grenades de désencerclement et des flash-ball qui raisonne encore. Dans l’engouement, que les violences d’Etat, sanguinolentes ou invisibles, auront loisir d’endiguer, les corps-ensemble sont innombrables. On s’extase devant les chiffres de manif’ et on déplore les interpellations. Mais, comme un enfant observerait une fourmilière et laisserait quelques-uns de ces petits insectes lui caresser les doigts, l’essaim mobile se faufile, disparait et revient. Inlassablement, en lutte contre l’anesthésie.
Post-scriptum
Si vous aussi, le gouvernement attise votre rogne, prenez la peine de consulter ces tutos afin de partir manifester sereinement.
- https://twitter.com/quepasamecton/status/1637957514737201154
- https://twitter.com/hellogrise/status/1637916573003382784?s=20
