CARNET D’éMEUTES #2

Comment ils répriment. Où l’on traite de garde-à-vue, de Sainte-Soline, d’ordre en pagaille.

C’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve […]

Victor Hugo, Pour la Serbie, 1876

La violence est dans la police

Ferions-nous face à un pouvoir qui gouvernerait à vue, résolument incompétent, comme le soutiennent quelques obsédés de la taquinerie ? Le raisonnement mérite d’être renversé. Si le pouvoir déploie ses ogres dans les ruelles, à l’abord d’un trou ou entre deux verres d’alcool, c’est par conscience de ce qui se forme. La masse, loin s’en faut. Des gens, au profil éloigné mais tenus par plus forts qu’eux, par une criminalité politique qui n’aura de cesse de les achever, s’unissent au gré des appels. Pas de marée humaine mais de la pêche au chalut. C’était l’état de mars.

Les discours sulfureux, les impressions que ça cloche quelque part, l’incompréhension devant la répression échevelée, tombent du ciel. L’étonnement produit par un déferlement de violences, téléguidées par l’arme de guerre, étonne lui-même. La violence engraisse par le flux des images et enfante la peur, de peur de ne paraître qu’insuffisamment violente. Donc, si le pouvoir agresse mécaniquement les membres fluets et si ces mêmes corps répugnent devant ce déchaînement, la violence perçue et reçue se vautre dans l’illégitimité autant que dans la décontraction. Le tout donne une texture grumeleuse, faisant se remuer les consciences bien sises des rapporteurs internationaux – qui s’inquiètent plus pour la stabilité d’un modèle démocratique aux abois que pour la dignité d’un peuple. 

Nous sommes toutes et tous devenu.es des proies. La violence n’était que l’élément manquant à celles et ceux qui n’y croyaient (toujours !) pas. La violence a fait “pschitt” chez toutes celles et ceux qui s’asseyaient sereinement sur les flagrances de l’accablement. La violence a atterri dans les salons tout comme il faut. Ce n’est plus la brise estivale qui soulève timidement le brise-bise de la maison d’enfance : cette fois, une bourrasque l’a complètement arrachée. Tombés les masques, croulent les corps menottés et embastillonés.

Il serait inutile et sordide d’égrener les centaines d’interpellations (les milliers ? les millions ? on ne sait quand ça s’arrête, on ne sait quand ça reprend). On aura vu néanmoins ce que c’était, de faire circuler le mot, susurrant que ce soir, on se retrouvait sur telle place, à telle heure. Des informations souvent hasardeuses nous conduisaient aux rassemblements les plus enragés. Des informations suivies à la trace par les “rg” (renseignements généraux), les camions pré-disposés, en attente d’un regroupement, d’un mouvement suspect, d’un foulard sur le nez ; puis les contrôles débordant, les embarquements préventifs (ciseaux, sérum phy, fumigènes, tout est prétexte au voyeurisme policier), le lasso policier, comme c’est aisé de faire main basse sur une grappe de personnes, car on vous l’a intimé. Enfin, on leur laisse le champ libre pour mettre à l’œuvre ces pulsions maintenues sous le couvercle peu reluisant de la légalité.

De l’application de la loi

On s’y méprendrait : la loi n’est pas battue en brèche, elle ne fait que s’appliquer en bonne et due forme. La garde-à-vue est légale. Le placage ventral, aussi. Le port d’arme pour neutraliser le manifestant : le législateur peut se féliciter ! Après, s’il y a des déparages, des excès, ce n’est pas à la loi qu’il faut l’imputer, c’est à celles et ceux qui mettent en doute sa suzeraineté.

Ainsi, comme partout ailleurs (la barbarie, c’est nous), on enferme les opposant.es. Cellules plus ou moins “luxueuses” – à l’école du langage policier, on connaît ses répliques, on se sait acteur.rice, alors on s’amuse de la tragédie permanente. On travaille comme on trinque à la bonne santé. Tout cela n’est pas très sérieux.

Des heures en-cellulé.es, donc. On apprend qu’un “questionnaire Gilets jaunes” est ressorti des tiroirs par les officiers de police judiciaire (OPJ).

Extrait.

“– Vous savez, on fait notre taff. Avez-vous pris part à l’organisation de la manifestation de ce matin ?

– Je n’ai rien à déclarer.

– Appartenez-vous à un groupe ultra d’action violente ? (rire)

– Je n’ai rien à déclarer.

Des questions bénignes, qu’on aurait pourtant tort de déconsidérer. Justifier de nos droits va à l’encontre de la logique juridique, qui voudrait qu’on satisfasse le droit avant d’être accusé.e d’un quelconque abus. Une arrestation en vue de ou une interpellation parce que ne sont pas des raisons suffisantes pour foutre l’entêté au mitard. Dans tous les cas, attendre de ces gradés ou de leurs affidés la moindre remise en cause de leur fonction, c’est prêcher l’Apocalypse ou ne vivre qu’en vue de, parce que le Texte. 

Un grand sentiment de haine, attesté de celles et ceux qu’on a interrogé.es, dont on a mutilé les âmes, semble prendre pied. L’esprit des condamné.es rôde partout – on se rend coupables d’innocence. Il n’y a pas d’interpellations plus fondées que les autres. Un.e manifestant.e qui est là alors qu’elle ou il n’a rien fait reste le même qu’un.e manifestant.e qui est là parce qu’on lui reproche des faits répréhensibles. Les deux sont des manifestant.es, dont la foudre de la répression a embranché les destins.

Il n’y a pas d’échelle de la violence. La raison en est que la violence s’abat sans distinction. A Sainte-Soline, les salves de lacrymogène ont frappé quiconque marchait à proximité du grand méchant trou, jusqu’au plus badaud des contestataires. La violence des contestataires, c’est la paisibilité de celles et de ceux dont on a épuisé les moyens de consentir. Il n’y a pas de violence des k-way noirs, car éborgner, arracher, intoxiquer, assassiner, violer sont de trop sérieuses motivations à la révolte. Nous sommes incité.es, titillé.es, encensé.es dans notre soulèvement. Maintenant, apôtres de la paix dans les chaumières, passez votre chemin. Jouissez de vos yeux et de vos arcades intactes, gazouillez devant l’éruption de la terreur.

La détestation de la police en partage

Tous les gouvernements usent et abusent de l’outil policier pour matérialiser leur force. Le tyran –  on aura assez devisé à ce sujet – n’a aucune légitimité à exercer son pouvoir sur le long terme. Pour le conserver, il doit dissuader et démobiliser. La répression, qu’elle soit douce ou tétanisante, dévaste celles et ceux qui auraient osé douter de ses capacités. Une même lame de fond autoritaire échancre les espaces de résistance – les espaces tout court.

Nos espaces intérieurs, d’abord. Nous sommes des corps lacérés à vif. Les meurtrissures psychologiques embaument ce qu’il nous restait de plus humain : joie, détermination, rage, volubilité, magnanimité. Tout ça, on nous l’enlève, sans sommation. Au prix des balles LBDesques et des détonations lacrymales, le fleuve rejoint son embouchure, comme une ultime accolade avant la séparation guerrière. Le pouvoir colmate la part de vivant qui, à nouveau, chatoyait en nous. Nous sommes toutes et tous des rescapé.es ou des récidivistes, qui ne cèderont pour rien au monde aux intimidations autoritaires.

Pourtant, et le pourtant refait surface. Survient un moment où le plus jamais ça, le trop-plein, prend le dessus sur le virilisme étouffant. A la suite des évènements solinois, les traumas sortent de terre. Les témoignages insupportables foisonnent. Des militant.es réfléchissent déjà à comment guérir les plaies. Ces blessures invisibles reviennent hanter les chants du présent. Clore les yeux ouvre la voie à la police ubiquitaire. Police partout occupe désormais nos nuits. Il devient difficile de distinguer la réalité de l’imagination. Un policier furax nous course et, plus lapidairement, nous tue. Des hordes et des cris pour avoir manifesté. Il n’y a pas grand chose à dire de plus.

Nous rêvons ainsi la police. Guère au sens que nous la désirerions de manière insoupçonnée ; bien plus dans celui que la police a obtenu le monopole de notre inconscience. Quoique la thèse d’un désir de police, d’une dose de moyens considérables alloués à ceux qui nous protègent (contre quoi ?), ait la côte, force est d’admettre que le sentiment que “tout le monde déteste la police” est criant de véracité. 

Le désir de police nulle part scande le tracé des manifs. Il a toujours été là. Maintenant, tout le monde se scandalise. L’ancrage de la haine, qu’on pensait n’être qu’une fiction, qu’une souffrance propre à un ailleurs, l’ancrage de la haine, donc, l’ancrage de la haine, présage d’un rapport de force sans précédent. Les luttes sauront trancher les questions décisives, pêle-mêle : faut-il lancer cette pierre sur ce crâne bleu ? faut-il taguer un gracieux all cops are bastards (ACAB) sur le mur du coin ? faut-il abolir la police ?

*

La suite le confirmera, l’infirmera, l’infimiera. Un mouvement social ne se compte pas en heures, probablement pas en unités de masse, il ne se compte pas tout court. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que le mouvement social transmet : une mémoire de la lutte, une expérience de la répression. Plus rien ne sera comme avant, quoi qu’il se passe. Une victoire ; une défaite : deux extrémités qui voilent ce que la lutte contient de plus intime, de plus indicible et, paradoxalement, de plus irréductible : les multiples rapports, souvenirs, pratiques, dont l’essentiel est de déboucher sur l’émerveillement du lendemain. La veille enflammée ne se tarit jamais. La chaleur gagne les esprits. Les geôles (re)devenues géolocalisation du pouvoir dégagent un effluve de gaz. Le combustible est maintenant à disposition. Attention, “ça va péter” car, sur le tertre qui est notre vis-à-vis, “ça gaze déjà”.

Par Jahs

Umberto Boccioni, La Charge des lanciers, 1915, Museo del Novecento, Milan

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