Virginia Helbling : l’ode aux mères

Désormais disponible dans sa version française aux éditions des femmes-Antoinette Fouque, le roman primé de l’écrivaine suisse brosse avec justesse les réalités du post partum.

« Il y a quelques heures, ma fille n’existait pas et maintenant elle dort, les poings serrés comme des coquillages, la bouche qui suçote dans son sommeil. J’ai façonné une petite tête et une poitrine qui monte et qui descend, des mains et des pieds minuscules, des genoux et une colonne vertébrale parfaite, petit clou après petit clou. »

Il faut être mère pour comprendre jusqu’à la chair l’incipit du roman de Virginia Helbling.  Pour percevoir à travers les lignes les froissements et les odeurs de la maternité, la fascination cornée de doutes et de peur, le bonheur las. Alors qu’elle a accouché quelques heures auparavant, une femme observe sa petite fille. « Combien de fois nait-on dans une vie ? »  se demande-t-elle.  Car il lui faut désormais apprendre à être mère, prendre son enfant dans ses bras sans craindre de le casser, passer sa vie sous une autre et s’aimer « malgré » tout. Elle cherche à tâtons tous ces gestes « tous ces mots que personne ne remarque parce qu’ils semblent insignifiants, alors qu’ils sont en fait les fondements de notre existence. »  Elle qui pensait que toute femme pouvait spontanément être mère, la voilà contrainte de se réinventer, de naître à nouveau.

Journaliste et elle-même mère de six enfants, Virginia Helbling signe ici son premier roman grâce auquel elle devient la première lauréate italophone et tessinoise du Prix Studer/Ganz en 2015. L’auteure porte sur la maternité une plume délicieusement poétique, charnelle, pour un nécessaire récit sans tabou.

Un corps à soi

De retour chez elle, la narratrice comprend petit à petit que rien ne sera plus jamais pareil. Elle attend que la vie, « la vraie vie » reprenne, comme si elle s’était cachée quelque part, entre des plis de langes, assoupie après avoir hurlé si fort. Elle l’attend, mais la vraie vie est déjà là, elle se poursuit à petit pas pendant sans qu’elle puisse la rejoindre. « J’ai de grandes ailes liées. C’est comme si je vivais dans un enclos où tout était possible, et pourtant je n’arrive à rien. »

Le costume de la mère s’est greffé à sa peau. D’elle en tant que femme, nous savons d’ailleurs peu de choses. Il faut attendre les trois quart du livre pour connaître son prénom, prononcé une seule fois. Preuve que son identité tout entière s’est laissée engloutir par la maternité.

Désormais, temps, espace, corps ; tout son quotidien se fait au rythme de sa fille et de ses besoins physiologiques. Le reste passe après. Dans cette nouvelle existence, sorte de parenthèse au milieu du monde, prendre une seconde pour soi n’est pas permis. Ou alors en cachette, yeux et oreilles fermés, pour ne pas entendre les cris qui l’appellent. Il faut ranger au placard jusqu’à son désir brûlant de jouer du piano.  « Mon temps est un temps qui avance en marge des activités humaines, il est à part, sans attentes ni objectifs, il se recycle en suivant le lever et le coucher des astres, il est immuable, figé dans un éternel présent » pense-t-elle au milieu de cette accumulation de jours tous semblables.

Même son corps n’est plus disponible que pour les besoins de sa fille. Ce corps qui a tout surmonté, frôlant la mort pour donner la vie, lourd de blessures, de déchirures et finalement, sain et sauf, n’existe que pour nourrir. En elle subsiste cette sensation de perdre son corps en même temps que sa liberté.

Son enfant est alors le soleil autour duquel elle gravite. « Si je le pouvais, songe-t-elle, je la remettrais même dans mon ventre. J’ai besoin de la sentir, de la toucher, de la regarder longuement. » Sans sa fille, elle est démunie mais sa présence la plonge tout autant dans le désarroi. Virginia Helbling décrit ici le paradoxe de la mère qui ne peut plus vivre sans son enfant et qui pourtant, jour après jour, se sent empêchée d’exister par sa naissance. Elle est « un frein à tous ses possibles » et en même temps le tremplin à tous les possibles.

« En la regardant, je cherche à réordonner un univers qui est aujourd’hui sens dessus dessous, qui m’a laissée suspendue en plein vol, entre rêve et réalité, dans cette aura sans temps où naissent les prières. Et les mères. » – Virginia Helbling DR

Où naissent les pères ?

Et si le roman de Virginia Helbling était un livre de femmes à glisser dans les mains des hommes ? De ce vertige maternel, ces bouleversements intimes que connaissent les jeunes mères, qu’en saisissent les pères ?

Les hommes n’ont pas le beau rôle dans ce récit. Et pour cause : celui qui partage la vie de notre narratrice brille par son absence. Erik est un musicien à la beauté à couper le souffle, qu’elle admire autant qu’elle aime. Ses apparitions sont fugaces et de plus en plus irritantes. Il n’est pas là au moment de la naissance, puis surgit brusquement avant de réapparaître à nouveau, comme si de rien n’était.

« J’aurais aimé qu’il vacille devant sa fille, qu’il s’écrase par terre en volant aux éclats. Lui, avec son talent effronté, il n’a pas perçu l’onde de choc qui m’a percutée, moi. Pour lui, tout est resté intact, tout continue comme avant. » Alors que l’héroïne s’enfonce dans son quotidien, fait à manger, cuisine, lave et repasse minutieusement ses chemises, la vie de son mari semble ne pas avoir bougé d’un pouce. Celui qui, grand musicien, décide qu’il ne peut pas « se contenter », refuse de considérer le sacrifice paternel. Et, de fait, il ne parvient pas à comprendre les agissements de sa femme, son incapacité à être pleinement heureuse et le désarroi qui l’accompagne jour après jour.

Le couple est devenu Tour de Babel. Dans cette odyssée parentale, la femme et l’homme ont dévié de leur trajectoire commune. La première s’est faite mère jusqu’à s’oublier ; le deuxième est devenu fantôme.

Histoire d’une renaissance

Finalement, l’ouvrage de Virginia Helbling est surtout le récit d’une odyssée. Comment retrouver la femme derrière la mère quand celle-ci semble prendre toute la place ?

Dans cette reconquête d’elle-même, la narratrice compte sur deux alliées de poids. La musique tout d’abord, avec son piano comme premier refuge, la danse comme retrouvaille de la sensualité et de la possibilité d’aimer à nouveau.

Et puis la nature à laquelle elle se ne cesse de se lier. A premier abord, celle-ci ressemblerait pourtant à un piège. Il s’agirait de ne pas tomber dans la facilité de la nature essentialisante, celle qui emprisonne dans les cycles biologiques et l’allaitement. L’héroïne passera ce cap. Après n’avoir été femme « qu’à moitié », la voilà qui se retrouve « sauvage » comme la vigne de son grand-père.

La nature devient sa compagne, presque son amante. Peu à peu, son regard s’ouvre, elle s’émerveille, voit au-delà des choses. La rivière, les crêtes, les pans de forêt, l’écume lavant les pierres, le bruit sourd de l’eau au fond de la vallée… Tout lui parle et tout la pousse en avant. « C’est mon royaume, ma terre. Je vibre au son de la nature, des mêmes cordes, et tout ce qui m’entoure résonne en moi. »  Elle voit des messages de l’univers dans le jaillissement des truites aux écailles d’argent et d’émeraude, dans les blaireaux émergeants des bois.

A force de se perdre dans les sentiers sauvages, sa féminité se déploie ; elle se fait « Femme et Terre. » Finalement, la forêt sera salvatrice. Familière et réconfortante, c’est elle qui la réconcilie avec elle-même. « Ce que la forêt dit me plaît, je le savais déjà, mais je l’avais oublié. Tu es toi. Elle le dit avec le vent dans les branches, avec le croissement des oiseaux. Tu es toi. Tu es toi. Tu es toi. » C’est là qu’elle renaît de ses cendres pour se faire rapace. La voilà aigle à présent, volant au-dessus d’une nouvelle existence choisie. Et à l’aube de sa renaissance, elle soupire, soulagée : « je laisse aux autres la perfection. Moi, je n’en ai plus besoin. »

Par Charlotte Meyer

Virginia Helbling, Où naissent les mères, Ed. des femmes-Antoinette Fouque, 2023, 192 p.15 €, à retrouver ICI

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