CARNET D’EMEUTES #3

Suite et fin : l’au-delà…

On ne sait jamais ce qui deviendra de vous

Cyril Schäublin, Unruh, 2023

Le cinéma a encore de glorieuses potentialités devant lui. Alors que les échos insurrectionnistes se propagent toujours dans l’Hexagone, les salles obscures regorgent d’ardentes projections. Le mécano branche le groupe électrogène sur le mode quaternaire, qui donne :

L’Etabli (Mathias Gokalp) nous enseigne que dans le repère des ouvriers, tout ne tient qu’à un maillon. Une main trapue et crevassée peut refuser de visser l’ultime boulon. La lenteur peut ensorceler le rythme fordiste. Et quand tout le collectif s’y met, la magie révolutionnaire fait frémir les yeux…

Dans cette affaire nous avons affaire à “un groupe anarcho-autonome regroupé en communauté dotée d’un chef, de la compagne du chef, d’un bras droit, de lieutenants et d’un fantassin”. Logorrhée-type des renseignements territoriaux de l’administration déléguée du comité décisionnaire de l’homme qui chapeaute, in fine. Nous enseigne Relaxe de Audrey Ginestet.

Cyril Schäublin, avec Unruh (“Désordre”) narre la Suisse des anarchistes, au temps où le temps succombe à la minutie de la fabrication, où les idées empoisonnent les minutes toxiques… L’image devient cadran, le temps hors-temps et les protagonistes, bactéries qui grignotent les représentations et les paysages…

Enfin, on ne larmoyera guère sur la catastrophe qui point à l’horizon. Avant l’effondrement (Alice Zeniter, Benoît Volnais) n’est pas eschatologie. Le film est mise en scène subtile, intime retour sur soi qui fouille la littéralité de l’image pour se constituer, ensuite, une carapace politique. La marée moribonde monte de toutes parts et nos arts seront nos armes. 

Il n’y a rien ou si peu d’anectotique, d’un “heureux hasard”, d’une “correspondance des temps”, dans ce cinéma dont la particularité est de coller au réel. Non point qu’il en dise trop ou pas assez ; il vise avec justesse et tourne mal…

La potentialité des images se tient dans cette matière de corroder les formes entendues, il y a une tentative constante de dépasser, de déborder le cadre posé, et dont le cinéma par son caractère industriel (de l’autre côté de l’arc-en-ciel), ses conditions de production (entreprise commerciale) ne fait en général que fixer.

Lucia Sagradini (1)

Tourner mal le monde. Lui donner la fièvre. Comme un naufrage, le film chavire en nous. Brusquement, une image s’ouvre dans le champ des rêves. Les magies révolutionnaires inondent ma salle a-perspectivée, bi-dimensionnelle, le calme plat. Dénuement facétieux des imaginaires déchus, au rebord d’idées malsaines, en équilibre, à l’assaut de l’exercice frénétique.

Le cinéma nous délivre des douleurs dues à l’abandon – la politique orpheline trouve foyer subsidiaire dans l’immense intense border ennemy qu’il se propose d’être. D’un côté, la Kamer, cette chambre hostile obscène – abcès électoral qui, langoureusement, traîne sa houppelande jusqu’à la lie. La lande, l’autre-monde, du Kino se situe sur la langue pourpre de la Kamera. Aux articulations endolories, la kinosithérapie viendra masser ces rêves enfouis dans quelque géologie brisée.

L’entre-deux-guerres

L’émeute a été la flèche politique de ces dernières semaines. Détonateurs après détonateurs, les secousses ont vigoureusement ébranlé la coupure de la ville et de (sa) la campagne. Nos terres sont partout et le nulle part ne réside, à coup sûr, que dans les lugubres zones du pouvoir. Sainte-Soline s’est affranchie des limites. Sainte-Soline a muté en melmoth furieux. La zone de la politique a déserté ses parcelles, elle a accaparé les esprits. Tout, tous.tes, des millions d’yeux hagards et résolument fanatique se dévoilent. Le Macron est en péril.

Les pages du carnet d’émeutes ne connaissent pas l’étiolement. Elles n’annoncent aucune fin. Chaque filament d’écriture s’arrache aux phrases lues et se dépose, grâce à l’immédiate ébullition qui en naît, sur les mots de la tournure d’après. Corner la page, c’est une manière de réparer nos mains cornées. Le style a besoin de répit. L’empyrée émeutière entrelace les rapports du passé et du présent. Il y a le feu, entre deux yeux, le feu resplendit, sur les temps exacerbés de la terreur, il y a le feu.

Tourner la page, ce n’est pas le genre de l’émeute. L’émeute se sublime dans le trépas de la stabilité. Elle contourne et prend les voies interstitielles du ciel noir. De l’instabilité, elle se pare. A y bien observer, les traversées de magma, qui exultent, la nuit, pendant laquelle notre sommeil prend sa pause et passe la tête hors de la fenêtre haute des étages empesés de luxures, ces magmas là, décrivent nos devenirs-fantômes.

La fronde revient de plus belle, par un surcroît de décibels et d’assemblage. Les tambourinages de casseroles et les cacophonies d’acouphènes, la spatule-étendard comme le pavé-éperon, sont projetés sur les centres/partout où le symbole écrase. Peut-être que l’on se renfrognera à l’égard de ces passages dans les passages, que ces ziggurats enflammés le soir, n’ont de nom que l’éphémère. Soit même pas de nom. Soit une friche de langage. Autant l’on se convaincra que l’on expérimente les débuts de quelque chose. Que des tâches salissent l’immaculée architecture. De protestation originelle, certes virevoltantes, certes impromptues déflagrations qui ne traduiront peut-être rien d’autre que la descente poussive d’une rage folle dans une rue déjà abandonnée, l’émeute devra donner suite.

Il ne s’agit pas d’espérer ou d’exagérer l’espérance. Faire des propositions au lieu de produire la possibilité de l’autre, ne peuvent qu’avancer une criminelle reddition. Les facs, on les occupe, les zones d’aménagement on les reprend, la rue on la cannibalise.

Eta(t)pe d’après

Nous devons exercer, aussi, notre devoir révolutionnaire de vigilance. L’Etat est un donné. Sa géographie est nos contrées. Les chevaux parcourront les steppes d’un Etat fossoyé. Alors, on use de ce devoir de vigilance face à la sempiternelle tromperie de l’Etat et de ses (abus de) pouvoirs. L’idée ne doit pas non plus nous venir d’une si prodigieuse déception, qu’on place ses pions dans quelque ailleurs institutionnel. Si le peuple se refait Etat, l’émeute se gardera de proclamer l’Etat.

De-là, toutes les aventures du lendemain. On se sera aperçu.es de l’ambivalence des pouvoirs, des camps, vis-à-vis de l’immaîtrisable. Le feu, on s’en veut être le silex, pas celui dont la chaleur sert de réclusion. Les vieilles ficelles répressives ont donné, elles se sont érodées. Plus rien de stabilisateur n’aura de légitimité quand la destruction du vivant organise le monde. Plus rien, de même, n’organisera la stabilité en vue d’adapter le corps détruit aux subtilisations de la vie par l’homme. Lorsque l’Etat déroge, nous dérogeons également à toutes ses règles.

Est-ce que notre date, notre 1er mai, héraut des insurgé.es – dont nous aurons à force de lucidité contrainte par les cataclysmes présents à appeler naufragé.es – les soumettront à l’exil ? Est-ce qu’un premier mai, au sens d’isoloir de la révolte, où la brûlure n’éteint pas le feu de l’irresponsabilité, marquera un énième début ? Nos émeutes nous enseignent, et les films y cohabitent, que les temples populaires ont l’habitude de tomber en ruine. Le 1er mai n’est pas qu’un squatteur de ruine, ni qu’un vivant désincarné qui flotterait au-delà de la contemplation, dans ces éthers du capitalisme, il se construit aussi bien parmi qu’en dehors des débris. Je déblaies, tu ratisses, ils crèvent, nous actionnons.

L’émeute pardonnera que ses comparses lui volent la vedette et décident de couper court à tout débat : il n’y a de monde qu’en ce lieu où se rameutent les amateurs. Par contre, il n’y a pas de monde au sein duquel s’agglutinent les parents des masses.

C’est en fine connaisseuse de la bascule que l’émeute brode le Testament de leur monde. Le tissu des carcasses qui pendent à sa robe de sang, fait entendre la volupté de leur absence. 

Les émeutes tempéteuses font grincer une bicoque de souvenirs, un marécage utopique laisse entrevoir ses lumières sablonneuses. Les yeux se lèvent.

Par Jahs

(1) Sagradini, Lucia. “Train-fantôme. Pour une traversée cinématographique de l’existence”, Chimères, 2016.

Mark Rothko, Light Red Over Black, 1957

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