Lord Esperanza : « J’aime élever la voix pour ceux qui ne sont pas entendus »

Tandis que le chanteur se prépare à monter sur la scène de La Maroquinerie pour le deuxième concert de sa nouvelle tournée, on ne peut s’empêcher chez Combat de repenser à l’interview que l’artiste nous a accordé il y a un mois. Il sortait alors son nouvel album, Phoenix, et revenait sur les débuts de sa carrière, la création de ce nouveau projet si particulier et sur ses engagements personnels. Une discussion animée, qui peut faire office de première partie pour son concert à guichet fermé.

Avec son nouvel album Phoenix, sorti le 7 avril dernier, Lord Esperanza est en pleine renaissance. L’artiste, qui y présente ses meilleurs morceaux, s’inscrit avec ce projet dans une nouvelle mouvance musicale, plus engagée et réflexive qu’avant. Se partageant entre rythmes dansants et thématiques plus crève-cœurs que prévu, les quinze titres de Phoenix ne laissent rien au hasard. Mais il faut dire que le hasard, Lord Esperanza ne le connaît pas trop. Bourreau de travail, manieur des mots et dompteur de métaphores, le chanteur use de la plume pour s’ouvrir au monde et se laisser guider par sa profondeur.

Et le premier à lui prendre la main n’est autre que Nino Vella, star montante de la scène musicale, et compositeur de cet album. Aux commandes de ce projet haut en couleurs, abordant des thèmes comme l’addiction, la santé mentale ou encore le racisme, le musicien sublime le talent du Lord avec juste ce qu’il faut. Avec Phoenix, le ton est donné : cet album sera celui qui définit le mieux Lord Esperanza.

Pour en savoir plus sur les dessous de ce projet et sur les moyens que le chanteur a dû déployer pour aboutir à créer de tels morceaux, je suis allée rencontrer l’artiste dans un restaurant de la place de la Nation à Paris. Nous sommes en avril, et l’air est encore un peu frais. Normal, il vient de pleuvoir. Les nuages sont partis mais ils menacent de revenir ; météo typiquement parisienne. Je m’installe en terrasse, et le voit arriver. Lunettes de soleil sur le nez, sourire en coin, il s’assoit et commande. « Un café s’il te plaît ». Rien que ça. La tasse arrive, la discussion commence.

Comment ça va depuis le lancement de l’album ?

Ça va très bien ! C’est un métier quand même assez chill [détendu, NDLR]. Tu vois, là, on est juste à côté de chez moi, il y a un cinéma. Et j’ai souvenir de périodes où j’y allais 2 à 3 fois par semaine pendant la réalisation de l’album. C’est dire ! Mais là, je suis complètement sous l’eau depuis bientôt un mois.

Le 1er avril tu jouais ton premier concert de retour en session Candlelight (concert à la bougie NDLR). Un honneur, puisque tu es le premier artiste mondial (ah bon ?) à proposer un concert original sous ce format. C’était aussi ta première scène depuis trois ans. Pourquoi avoir attendu autant de temps ?

Parce que j’avais besoin de trouver un nouveau son. J’ai fait mon premier album très rapidement, en six mois, avec un label qui m’avait signé sur mon potentiel : j’avais pas mal d’angoisse et ma création n’était pas très libre. Je ne regrette pas mon premier album, mais j’étais à la recherche du hit. Et puis je l’ai fait à 22 ans, aujourd’hui j’en ai 26. C’est cliché, mais je ne suis plus la même personne. Mon nouvel album est plus mûr, je me suis rendu compte de mes ambitions, et que la musique que je proposais n’était pas à la hauteur de celles-ci. Alors je me suis fait violence, je suis retourné en studio pour proposer quelque chose dont je n’allais pas rougir juste après.

Ton dernier album, Drapeau Blanc, est sorti en 2019. Qu’est-ce que ça fait de revenir après autant de temps avec un album beaucoup plus mature, déjà à l’oreille ?

Je suis content qu’on sente qu’il y a un nouveau souffle ! Je viens d’un truc très rap, avec beaucoup d’allitérations, d’assonances. Avant, dans une seule chanson je pouvais évoquer vingt thématiques, sans vraiment avoir de rigueur dans l’écriture. Sur Phoenix, je voulais vraiment être compris, donc une thématique par chanson. Que les gens apprécient, c’est l’étape finale, car on ne peut pas être aimé de tous, mais que les gens comprennent c’était important. Et les retours sont fous !

Cet album est donc plus long que les anciens, plus mature, plus réfléchi. Mais qu’est-qui a drivé sa création ?

Il y a plus de références artistiques diversifiées. Je me suis plongé dans le travail de plein d’artistes de variété française, des gars comme Richard Cocciante par exemple, qui ne faisaient pas partie de ma culture. Je me suis aussi replongé dans mes lectures et albums de chevet, ceux de Jacques Brel, Stromae, Lomepal, mais aussi dans de nouveaux artistes comme Rosalía, Son Lux ou Billie Eilish. Des univers hyper différents, qu’il a fallu essayer de digérer pour le mettre dans la musique. Même pour les clips, j’ai regardé beaucoup de films, de séries, de romans graphiques. Je me suis découvert une passion pour la BD, je suis devenu névrotique ! Je crois qu’on est tous le fruit de plein de références et d’inspirations, et ça a été mon cas sur ce disque. L’album a connu beaucoup de travail de réécriture aussi : en moyenne, les chansons sur ce disque sont des V15 ou V16. Je voulais faire mon album référence. Je voulais être fier de mon travail, et le rester dans le temps. C’est le disque dont je suis le plus fier ! La plupart de mes retours disent d’ailleurs que c’est mon meilleur album.

Quelle a été l’importance de Nino Vella dans la création et réalisation de cet album ?

Il a tout composé, réalisé, réarrangé, c’était un travail de chef d’orchestre. Souvent il a tout fait de A à Z : il y a environ douze chansons sur quinze où il est parti de quatre accords pour tout créer. Et le peu de chansons qui ne sont pas de lui, il leur a rajouté des couleurs : des cordes, des gospels, des accords… il a eu un rôle hyper important. C’est la première fois que je travaillais avec un musicien. J’ai beaucoup bossé avec des beatmakers de rap, qui sont aussi des compositeurs, mais qui ont appris la musique par Youtube. Lui c’était quinze ans de solfège. Ça m’a fait beaucoup de bien de confronter ma vision à un gars qui parle le vrai langage de la musique ! Moi, j’ai un langage spontané, à l’oreille ; lui, il me cadrait. Mais c’est aussi et surtout une rencontre humaine incroyable : c’est un de mes meilleurs amis, c’est la famille. C’est une rencontre comme on en fait rarement dans une vie. Aujourd’hui, il est beaucoup pour moi. Je ne lui ai pas encore annoncé, mais le jour où je me marie, c’est mon témoin de mariage (rires) !

Comment l’envie de faire de la musique t’est-elle venue ?

J’y suis venu par les mots, le rap, la Sexion d’Assaut et les groupes qui ont inspiré ma génération. J’aimais beaucoup la partie écriture, les assonances, les allitérations… Je voulais tout faire rimer, même si ça ne racontait rien. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’on pouvait chanter et raconter des histoires. Mais je suis vraiment venu à la musique par les mots plus que par les instruments.

Les textes de ton nouvel album sont d’ailleurs très complets, tu y abordes beaucoup de thèmes. Qu’est-ce qui t’inspire les sujets que tu évoques ?

J’aime bien les thématiques mélancoliques. J’aime la détresse, la profondeur. Elle peut se trouver dans la joie, mais j’ai du mal à le retranscrire. Dans le projet, tu vas retrouver quelques sons plus solaires, ou qui vont avoir des thématiques tristes sur des chansons très rythmées, comme « Paradis » ou « Solitaire ». J’aime bien aussi élever la voix pour ceux qui ne sont pas entendus. Le combat de Combat par exemple, ça me parle. Je me sens connecté aux histoires, aux traumatismes, aux névroses ; mais aussi aux éléments importants qui changent des vies. C’est très difficile de mettre des mots dessus, mais j’aime bien l’humanité et tout ce qu’elle comprend, même ce qui est sombre et profond, voire abyssal.

Il y a une certaine sensibilité dans ce que tu dis, et on la retrouve dans l’album. Elle a sa place dans le rap ?

Je crois que je ne fais plus vraiment du rap. Je suis en train d’accepter l’idée que je suis sorti du rap. Il y a des morceaux rap, mais le rap à l’état pur, ça m’est un peu passé. Même en tant qu’auditeur. Mais je pense qu’il y a une place pour la sensibilité dans le rap, je pense qu’elle a une place dans la musique en général. Et de toute façon, les êtres qui créent sont souvent sensibles. Je crois qu’il faut de la sensibilité pour créer. Mais si je pense au morceau « Invisible » qui parle d’hypersensibilité, ça peut aussi être un ennemi parce que tu éponges trop, tu absorbes trop.

Si tu fais plus de rap, qu’est-ce que tu fais alors ?

Un hybride entre le rap et la chanson. Mais, même la chanson, ça ne me parle pas. Je crois que c’est un mix. Un peu comme Stromae qui fait de l’électro-pop, ou Lomepal qui fait du chant. C’est un peu ça pour moi aussi.

Tu dis que tu fais plusieurs versions de chaque morceau, donc tu passes énormément de temps dessus. Comment ça t’affecte de te plonger aussi longtemps dans tes morceaux ?

C’est la première fois que j’ai un rapport douloureux à la création, mais en même temps j’en suis fier, parce que je sais que maintenant, pour moi, ça passe par là. Ça ne veut pas dire que c’est figé, mais pour l’instant j’ai du mal à y mettre de la légèreté. Et la chance de travailler avec des mecs comme Nino, c’est qu’ils t’ouvrent des portes quand tu te sens en danger. Je peux me reposer sur sa vision et son talent. Je veux que chaque moment de mes morceaux soit parfait, même si je sais que la perfection n’existe pas. Mais je sais que ça va évoluer. J’ai grandi avec un environnement familial qui avait une haute estime de l’exigence, donc ça m’a créé une envie d’autodépassement, mais aussi un vertige, parce que ce n’est jamais assez. Si tu te compares aux grands génies, l’écart est toujours grand. C’est agréable de chercher en soi la grandeur, mais ça te limite aussi. Il faut réussir à se laisser porter par l’instantanéité.

Tu penses que tu te contenteras un jour de ta carrière ?

Je ne pense pas. C’est le problème ! Angèle, qui vend 1 million d’albums sur son premier et 300 000 sur le deuxième, elle est déçue. Moi, si je vends 300 000 albums, je ne m’en remets pas je crois. Mais c’est ça qui nous drive et qui est beau. Au-delà des chiffres, c’est la recherche de l’œuvre ultime. Parfois, je découvre des grands films et je me demande s’ils avaient conscience de ce qu’ils faisaient quand ils le faisaient. A mon avis il y a des génies purs mais il y a aussi beaucoup de travail. Et je sais que je suis de ceux qui réussissent à la sueur de leur front, pas de ceux qui ont beaucoup d’aisance, avec des évidences. Et en même temps, c’est cool de garder le sentiment d’émerveillement par rapport à l’autre, ça enlève le sentiment de jalousie, c’est très inspirant ! C’est pour ça que je n’hésite pas à contacter, à rencontrer les autres, à ne pas mettre d’ego dans mes rencontres. J’en ai, comme tout le monde, et ça peut être positif, mais au quotidien j’essaye de l’annihiler. Et ça m’a permis de belles rencontres et de beaux projets, comme de chanter dans les prisons. La connexion des humains, ça me touche beaucoup, parce qu’autrement on est juste des petits bâtons sur une boule bleue qui flotte. Même là, je pose un regard sur ce qui se passe, et c’est un peu ironique : un humain qui se fait interroger par un autre humain, qui va ensuite le répéter à d’autres…

Comment, en tant que « mec », tu gères ta sensibilité ?

Je sais que c’est un sujet social, parce que « virilité », parce que « déconstruction du patriarcat », parce que des millénaires d’ascendant d’homme sur la femme. Mais personnellement, je n’intellectualise pas ces enjeux, même si j’en suis conscient. Je pense que c’est parce que j’ai commencé la musique jeune, que j’ai un peu été moqué par ma famille. Mais j’ai des souvenirs d’être transpercé jeune par une œuvre d’art. Pour autant, les pleurs sont nouveaux par rapport aux émotions. D’ailleurs, tu étais là à la première session des concerts Candlelight [à la fin du concert, l’artiste a fondu en larmes, NDLR], ça montre que je ne suis pas totalement déconstruit, que j’ai encore de la pudeur. Pour beaucoup, je suis déjà déconstruit, mais ça reste un long chemin. Et « Les Hommes Pleurent » parle de ça.

C’est d’ailleurs un morceau frontal, qui pose comme affirmation une chose inédite…

Pas vraiment, c’est le regard social qu’on pose dessus qui la rend inédite. Regarde le football : c’est le seul endroit où des gars se retrouvent sans se connaitre, se font des câlins. C’est leur manière de faire passer des émotions ! Moi, on m’a donné les armes pour exprimer ma créativité : je suis né à Paris, dans un milieu privilégié, sans parler des questions de couleur de peau et de sexe. Je suis en haut de la chaîne alimentaire, parce que je suis un homme blanc. Il faut le conscientiser et ne pas reproduire le schéma classique. Je n’ai pas choisi le truc, je suis sensible, c’est comme ça, et tant mieux si ça parle à des gens ! Et je vois que des gars m’écrivent, que ça les inspire.

C’était un objectif avec cette chanson ?

Au départ, quand j’ai écrit « Les Hommes Pleurent », je trouvais le titre trop stylé. Je n’étais même pas connecté à l’idée. Même dans l’écriture de la chanson, le sujet n’est pas venu intellectuellement. C’est venu assez naturellement, parce que ça fait trop longtemps que ces injonctions durent et qu’il faut que ça cesse, et qu’on ira vers un monde meilleur en faisant ça, parce que la continuité du patriarcat, c’est le capitalisme. Pour m’être beaucoup intéressé à l’écoféminisme, on voit qu’à chaque fois qu’on a donné beaucoup de pouvoir à des femmes, elles l’ont toujours utilisé en étant respectueuse des autres, en ne niquant (sic) pas la planète, pour que tout le monde en sorte gagnant. Aujourd’hui, il y a une vraie réflexion sur la place des hommes dans la société. Si je peux participer à cette réflexion à ma petite échelle, je sais que ça ne va pas changer les choses, mais ça commence déjà par là. Et autant j’adore l’art et les réflexions que ça provoque, autant ce qui peut vraiment changer les choses, c’est légiférer. Il faut aller voir Emmanuel Macron. Parfois tu as envie d’être radical, flingue sur la tempe, de leur demander ce qu’ils foutent, lui ou un autre, de leur dire « on a tous les chiffres, toutes les infos sont là, qu’est-ce que vous foutez ! » Ça m’énerve. Ça créé de la violence ! Et je pense que c’est en lien avec le patriarcat, c’est sûr.

Tu parais très engagé comme personne, et pas juste en tant qu’artiste…

Là, je m’en rends compte tu vois, ça m’anime ! Tous les sociologues disent qu’on ne prend vraiment conscience d’un problème qu’une fois qu’on y est confronté, et là on commence à en voir les prémices. L’été, les forêts qui brûlent… Quand les mecs ne pourront pas sortir de l’Élysée, parce qu’il y aura de l’eau plein les rues, ils se poseront peut-être des questions. C’est horrible ! Je pourrais en pleurer ! Et pourtant, je pense que ceux qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale ont des problématiques différentes de nous, des traumatismes différents, mais là, le fait que la maison mère soit menacée… Apparemment, chaque génération vit un trauma (sic) qui est plus affreux que celui de la précédente, parce qu’on vit dans un monde en déclin et tout devient de plus en plus horrible. Il y a un climat anxiogène, et le fait que certaines générations ont vécu des choses plus terribles m’amène à me demander si notre génération est dans un trip égotique. Je pense que la violence de ce traumatisme c’est que, par rapport à la guerre où ça concerne la mort d’un humain proche de nous, ici ce qui est en jeu c’est la mort de tous les humains. On est tous connectés, on est huit milliards et un jour on sera en difficulté. Quand je m’intéresse à ces sujets je suis engagé, mais comme tout le monde je suis un paradoxe. C’est pour ça que j’aime bien parler de ces sujets, et évidemment que ça commence par une action singulière, mais ça donne aussi envie d’être radical.

Lord Esperanza par Jason Piekar.

Tu te trouves radical ?

En ce moment, on parle des retraites, et dès que tu te connectes un peu au sujet, tu entres en mode fusil à pompe, envie de faire tomber des têtes. Donc oui, je suis engagé de manière radicale là-dessus. Mais en même temps l’anarchisme n’a jamais fait ses preuves. Il faudrait légiférer, même si les lois ne suffisent pas. Elles permettent à l’humain de se confronter à son éthique. Car tant qu’on n’aura pas de loi, il n’y aura pas de remise en question. C’est la problématique de notre système, il faut que ce soit juridique, que quelque chose régule plus les gros bénéfices, les gros pollueurs. Il faudrait que l’investissement financier soit à la hauteur de ce qu’on pollue, pour à terme ne plus polluer du tout. Aujourd’hui, les grosses entreprises font du green washing, elles se sensibilisent pour être bien vues plutôt que pour la thématique en elle-même. C’est débile ! Ce manque d’intelligence me choque.

Est-ce que ta musique est aussi engagée que toi ?

En partie, mais pas seulement. Je ne suis pas que ça : l’être humain est subtil et complexe, et on est plein de choses, donc si tu me connectes à ce sujet, je suis intense comme ça, mais au quotidien je n’y pense pas tout le temps. Sinon tu deviens taré ! Tu t’installes dans une grotte, tu n’achètes plus de Nike, tu n’as pas d’Iphone et ciao quoi. Ce n’est pas mon cas, car je suis un paradoxe, comme nous tous. Mais il y a certaines chansons qui le sont ! « Black Amadeus » par exemple, avec Médine, est un morceau politique. Mais un album entier, c’est moralisateur. Et puis il y a d’autres choses à dire ! Il faut permettre de l’évasion, et si tu présentes un contexte tendu tout le temps dans tes chansons, tu ne permets pas l’évasion. Si dans un album il y a quinze chansons comme « Black Amadeus », moi, je me flingue. A les faire et à les écouter. Que ce soit mon album ou celui d’un autre, c’est le même problème. Il s’agit pour moi de nuances, de variété, c’est pour ça que dans le même album j’essaye d’évoquer plein de thématiques. Même si dans le projet, il y a un fil rouge musical, je voulais que la diversité se retrouve aussi dans les instrumentales : des piano-voix, de l’orchestral, des chansons dansantes, des chansons tristes… Parce que même en tant qu’auditeur, un artiste qui fait trop de fois le même morceau d’egotrip ça me fait chier, ça ne me nourrit pas l’âme. Donc j’aime bien disséminer.

Comment en es-tu venu à faire le morceau de « Black Amadeus » Qui en plus est en featuring avec Médine, qui n’est pas connu pour être l’artiste le moins engagé de France.

Oui, c’était logique de l’avoir pour ce morceau, c’était important pour moi. Mais comme pour « Les Hommes Pleurent », l’idée est venue du nom. Ça sonnait bien, un monde où Mozart aurait été noir pour faire taire les racistes, j’imaginais la même personne avec les perruques de l’époque mais noire, comme tous ces philosophes des Lumières dont on ne parle pas parce qu’ils étaient noirs, ou comme Alexandre Dumas… La vision du génie dans nos sociétés contemporaines, c’est un homme blanc, et je voulais questionner ça. Je l’ai beaucoup réécrite, parce que j’évoquais beaucoup de thématiques, et ensuite on s’est vraiment concentrés sur le racisme. Mais je commence par un disclaimer : « Rapp’lons les bases : j’suis blanc, j’suis privilégié, mais ne pas parler revient à fermer les yeux ». C’est toute la complexité de ce sujet, parce que je suis un allié, je me sens proche de ce combat et ça me révolte comme beaucoup d’inégalités, parce que j’y ai notamment été confronté dans les prisons. Elles sont le résultat du racisme systémique. Sociologiquement, si tu regardes c’est terrifiant, et en même temps les prisons sont le seul endroit aujourd’hui dans notre société individualiste où tu trouves encore de la communauté. Et ça prouve que même s’ils ont été mis de côtés par les décisionnaires, entre eux les détenus trouvent de la communauté, là où toi ou moi on ne demande même plus du sel à notre voisin. C’est dans la pauvreté et dans la marginalisation qu’il y a de la solidarité. C’est beau, c’est poétique.

Tu as eu une préparation particulière pour l’écriture du titre ?

Je voulais parler du racisme tout en étant hyper précautionneux, en ayant beaucoup lu, écouté toutes les personnes proches de ce combat, en me renseignant sur Instagram notamment grâce au compte @decolonisonsnous, parce que même l’histoire qu’on nous raconte à l’école n’est pas la bonne. Le commerce triangulaire, la taille de l’Afrique qui est réduite sur les cartes [par rapport à d’autres zones du globe, du fait du type de carte « Mercator », NDLR]… Par exemple, Christophe Colomb qui découvre l’Amérique et implante la patate, non. On parle de millions d’Amérindiens qui sont morts. On parle de la Shoah, c’est très important et je ne mets pas en comparaison ces souffrances, mais on devrait plus parler du commerce triangulaire par exemple. L’école, on a peu de profondeur dans les explications de la violence que ça a été. Et donc je voulais parler de ça.

On sent que tu es vraiment empathique du sujet !

Je ne sais pas si c’est moi qui suis trop intense ou si ce sont juste ces sujets qui sont trop mobilisants, mais ce n’est pas possible de rester statique devant. Et encore, des sujets comme l’esclavage, tu vas lire dessus, ça va te traverser mais après la vie continue et tu n’y es pas directement confronté. La réalité, elle, est palpable, mais on reste encore privilégié. Et évidemment les principaux médias, larges et grand public on va dire, continuent à maintenir la peur sur des sujets éclatés [mauvais, NDLR], à contrôler l’opinion et à désintéresser des vrais combats. Il y a une urgence, il faut être radical.

Tu peux m’en dire plus sur ton travail dans la maison d’arrêt d’Osny dans le Val-d’Oise ?

C’est une expérience extraordinaire, mais qui est aussi très douloureuse, parce qu’on se confronte à l’échec d’un système : soixante-dix ans d’histoire de France ratés. Pour les détenus, la prison est une étape, plus un extrême. C’est une fatalité, ils savaient qu’ils allaient y aller à un moment ou un autre. Mais humainement, dans l’échange et le partage avec les détenus, c’est très intéressant. C’est palpable, organique. C’est fou de suivre l’écriture des premiers mots pour arriver à en faire un concert devant 300 détenus qui te disent que pendant 2 heures ils se sont oubliés. C’est incroyable.

Qu’est-ce que ça a provoqué chez toi, d’aller à la rencontre des détenus dans les prisons ?

Les premières fois, c’était très douloureux. Je suis rentré chez moi en m’effondrant, parce que j’étais confronté à l’erreur d’un système. Et en même temps ce ne sont pas les méchants d’un côté et les gentils de l’autres : je n’y vais pas en tant que gentil, ils ne sont pas là en tant que méchants. Attention, certains sont des vrais méchants, certains ne sont pas en prison juste pour de la vente de barrettes de shit, beaucoup certes, mais d’autres ont fait des dingueries. Je n’ai pas la réponse sociologique, de toute façon je ne maîtrise pas ce sujet. Pour être franc, je n’ai pas lu sur le sujet, c’est juste mon expérience. Je me suis intéressé aux systèmes carcéraux des pays du nord, qui ont une approche plus maline et pertinente, mais en même temps ce sont des microsociétés qui n’ont pas de problème de surpopulation carcérale, il y a un travail de réinsertion qui est dingue, une éducation dans l’enfance qui en fait des humains plus heureux. Mais je ne crois pas que ce soit applicable à nos sociétés.

Lord Esperanza par Nathan Saillet.

Tu es encore assez discret sur le sujet…

J’ai mis du temps à en parler dans les médias, et au début je ne voulais pas l’évoquer parce que je trouvais ça nul de le faire, que ça annulait un peu l’action. On a commencé à en parler parce que des médias voulaient venir pour suivre l’action. C’est devenu une part de l’histoire aussi depuis. Avant ça, je l’ai fait longtemps dans des lycées hyper défavorisés, avec des enfants qui ont traversé la Méditerranée sur un bateau, des « destins esquintés » comme ils disent, et ça rejoint les thématiques de l’album qu’on évoquait, avec de la détresse et de la profondeur. Ça je n’en ai jamais parlé, alors que ça fait 5 ans que je le fais. Et puis tu te sens témoin d’un truc qui est important d’être relayé. Ce n’est pas anodin.

Comment est-ce que tu en es venu à bosser dans les prisons ?

C’est l’EMB Sannois, une salle de concert dans le 95 [Val-d’Oise, NDLR] avec qui j’ai des relations privilégiées parce que depuis longtemps je travaille avec eux dans des lycées, qui ont mis ça en place. On savait que c’était l’étape d’après. Je l’ai fait aussi dans les hôpitaux, à Necker, pour les enfants malades, mais c’était trop dur, je n’ai pas réussi à en faire un rendez-vous régulier. Donc les prisons, ça me semblait être la suite logique. On a essayé, on est tombés amoureux des gens. Certains détenus sont touchants et se démènent pour faire vivre le projet. C’est un peu égotique quand même. Là, par exemple, ça fait 1 heure que je te parle, et j’espère que ça sera lu et que ça fera naître des choses. Mais c’est aussi bien de rendre un peu la chance que j’ai. Je me sens privilégié pour toutes les raisons qu’on a évoquées, mais aussi parce que je vis ma passion, et bien sûr qu’en tant qu’humain, je reste angoissé. Hier encore je me suis endormi en pensant que dans 6 mois ça ne marchera plus. Donc je reste connecté à tout ça, et dans la musique c’est nécessaire parce que c’est un métier en dents de scie, qui écorche la santé mentale : tous les artistes que je connais à Paris sont malheureux, c’est un truc de fou. Donc ça fait du bien d’aller dans d’autres univers, de se rendre utile pour autrui, de vivre des émotions avec des passionnés de l’ombre. Tu n’es pas dans la lumière, tu mets les autres en lumière. De temps en temps, ça enracine.

Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits photos : Jason Piekar ; Nathan Saillet.

Phoenix, nouvel album de Lord Esperanza, sorti le 7 avril 2023.

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