Total peut détruire l’Ouganda et la Tanzanie

La multinationale s’apprête à lancer un vaste chantier en Afrique de l’Est, mettant en péril l’environnement et ses habitants. Un projet soutenu en partie par l’État français. Alors que les pressions autour du géant pétrolier gagnent en intensité, Combat met à jour cette enquête publiée il y a un an.

Imaginez. Nous sommes au cœur de l’Ouganda, à la jonction entre les terres vallonnées du Bunyoro et les plaines du pays Acholi. À l’horizon, les chutes Murchison et Karuma, spectaculaires, se déversant en cascades 43 mètres en contrebas. Au nord, des prairies de savane et des rangées d’acacias. Au sud, des forêts d’arbres à saucisses et des forêts équatoriales. Et à tous les coins, 460 espèces d’oiseaux, les énormes crocodiles du Nil, des rhinocéros blancs, des girafes, phacochères, lions, babouins et chimpanzés. Le Parc national Murchison Falls fait partie des beautés du pays. L’écrivain Ernest Hemingway s’y est écrasé, manquant d’y perdre la vie.  Aujourd’hui  pourtant, la  perle de  l’Ouganda est gravement menacée.

L’histoire commence en 2006. Cette année-là, l’entreprise australienne Hardman Resources Limited découvre sous les eaux du lac Albert, une barrière naturelle de 160 km de long séparant l’Ouganda de la République démocratique du Congo, l’équivalent de 6,5 milliards de barils de brut, dont environ 1,4 milliard récupérable dans l’état actuel des explorations. Une découverte qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : dans les jours qui suivent, le président Yoweri Museveni organise des prières d’action et de grâce. Sa décision est prise : l’Ouganda a de quoi devenir le nouvel Eldorado du pétrole. Et Total a bien l’intention de l’y aider… au mépris de l’environnement et de la population.

Le Parc national Murchison Falls DR

Le plus long oléoduc chauffé au monde

Le 11 avril 2021, Total signe trois accords avec les gouvernements ougandais et tanzanien. Le chantier, évalué à près de dix milliards de dollars, est sur le point de mettre en place le plus grand projet pétrolier au monde de l’année.

Un chantier qui commence au cœur de l’aire naturelle protégée de Murchison Falls en Ouganda. Avec son projet d’extraction Tilenga, Total prévoit en effet de forer plus de 400 puits de pétroles, dont le tiers est situé au niveau de cette aire. À partir de 2025, la multinationale envisage d’en extraire 230 000 barils de brut par jour.

Parmi les volets de ce projet, l’un en particulier mérite que l’on s’y accorde. Il répond au nom d’EACOP (East African crude oil pipeline). Et il s’agit du plus long oléoduc chauffé au monde. Chauffé à 50°C, il aura pour mission d’exporter le pétrole extrait avec le projet Tilenga, et cela en traversant l’Ouganda et la Tanzanie sur 1 443 kilomètres. Sur sa route : un nombre inimaginable de villages, seize zones protégées et des sites dits Ramsar (des zones humides d’importance internationale) comme le bien connu lac Victoria.

« Chaque semaine qui passe, des dégâts irrémédiables sont infligés à des joyaux de notre pays comme le parc national des Murchison Falls, des espèces en danger comme les éléphants ou les chimpanzés fuient, et les marées noires pourraient finir par tout détruire »

– Hilda Flavia Nakabuye, Reporterre

Un important réseau de raffinerie et de pipe-lines prévu par le méga-projet de Total. – Map: Yale Environment 360 / Source: Total

Une catastrophe environnementale et humaine

Sur son site, Total indique que « tous les partenaires se sont engagés à mettre ces projets en œuvre de manière exemplaire, et en prenant en considération les enjeux environnementaux et de biodiversité. » Or, comme mentionné plus haut, le projet Tilenga prévoit de forer des centaines de puits à l’intérieur d’aires naturelles protégées. Quant au projet EACOP, il représente un gigantesque gaspillage énergétique, mettant en danger le bassin du lac Victoria, le parc national des chutes de Murchinson, la réserve des chimpanzés de Budongo et la steppe de Wembere, une zone clé de biodiversité qui abrite des lions, des antilopes rouannes, ou encore des singes colobes rouges. Si le projet voit le jour, il contribuera à émettre 33 millions de tonnes de CO2… soit plus de trente fois les émissions annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie réunis.

En plus d’être une catastrophe environnementale, EACOP est aussi un projet qui met en péril la vie des habitants sur place. De nombreuses personnes sont « réinstallées » par l’entreprise. Comprendre : pour permettre les travaux, des centaines de milliers d’habitants, notamment des agriculteurs, sont expropriés. Privés de leurs terres, ils sont priés de cesser de cultiver leurs champs et de quitter leur habitat en échange d’une compensation. À ce jour, selon Les Amis de la Terre,  « plus de 100 000 personnes sont toujours privées totalement ou partiellement de leurs terres et de leurs moyens de subsistance en Ouganda et en Tanzanie. »

Déjà en octobre 2020, dans son rapport Un cauchemar nommé Total, les Amis de la Terre pointaient du doigt les activités pétrolières de la multinationale qui mettaient en péril la société et l’environnement. Le rapport met en avant des dizaines de témoignages ougandais prouvant que les projets de Total entraînent déplacements de la population, famine et déscolarisation. Des dizaines de milliers de personnes ont été privées totalement ou partiellement de leurs terres avant même d’avoir les moyens d’en acheter d’autres.

En mars 2022, des représentantes et représentants de la société civile ougandaise ont fait le déplacement jusqu’en Europe pour appeler les États à agir. Dans une interview pour Reporterre, les militants Maxwell Atuhura et Hilda Flavia Nakabuye ont notamment dénoncé l’omerta qui pèse sur la population : les dissidents sont mis sous pression, voire traduits en justice pour « entrave au développement du pays. »

L’Ouganda, victime du réchauffement climatique

« Vos lits vous semblent confortables aujourd’hui mais ça ne durera pas » martelait en 2019 l’activiste ougandaise Hilda Flavia Nakabuye, lors du sommet du C40 Cities à Copenhague. Elle y racontait alors les récoltes ravagées par les pluies violentes, les sécheresses inhabituelles, sa famille contrainte de vendre son terrain et son bétail. Depuis 1960, la température moyenne dans le pays est montée de plus d’un degré Celsius. D’ici à 2060, une hausse d’un à trois degrés est encore attendue. Les épisodes de sécheresse y sont récurrents. En 2016, 1,3 million d’Ougandais exigeaient une aide alimentaire suite aux mauvais rendements. Le glacier du massif des Ruwenzori a fondu de moitié depuis 1984, se déversant dans la rivière Semliki. La déforestation a aussi fragilisé les zones forestières, favorisant l’érosion des sols, les températures élevées et la diffusion de nouvelles maladies. Pourtant, le continent africain est responsable de moins de 4% des émissions mondiales de CO2.

L’État français complice

En France, le projet est soutenu par le président réélu. Selon un rapport des Amis de la Terre et de Survie rapporté par Médiapart, il y a un an, Emmanuel Macron écrivait au président Yoweri Museveni pour le féliciter de sa réélection et affirmer son souhait que les projets pétroliers de Total, notamment l’oléoduc Eacop, voient rapidement le jour. Sur place, la militarisation de la zone pétrolière est assurée par des militaires ougandais formés par la France ou issus des forces de sécurités privées françaises. Trois banques de l’hexagone ont cependant refusé de financer le projet. Il s’agit de la BNP, de la Société générale et du Crédit agricole.

D’ailleurs, à l’ambassade, le gouvernement ne cache pas son amitié avec Total. Fin août 2021, l’ambassadeur français à Kampala, Jules-Armand Aniambossou, organisait une cérémonie en honneur de l’ex-directeur général de Total Énergies Ouganda, Pierre Jessua. Sur place, Total est le premier sponsor d’une grande partie des événements culturels menés par l’ambassade. Même son de cloche à l’Alliance française.

Plus qu’une « simple » multinationale, Total fait aujourd’hui partie des rouages du pouvoir à la française. Longtemps financeur de Sciences Po jusqu’à récemment, sponsor numéro un des activités diplomatiques, elle pratique aussi la politique des « portes tournantes » en permettant les allers-venus des cadres hauts placés du public au privé, et inversement. Un exemple parmi d’autres : Jean-Claude Mallet, ancien conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense puis aux Affaires étrangères jusqu’en 2019, est aujourd’hui directeur des Affaires publiques de la multinationale. La multinationale exerce son influence partout où se joue le pouvoir. Total, c’est la reine du pantouflage aussi bien que de la destruction environnementale. Si notre article d’aujourd’hui se penche sur la situation en Ouganda et en Tanzanie, la multinationale mène des projets tout aussi accablants aux quatre coins du monde, de la Birmanie à Madagascar en passant par l’Argentine. Des projets aux coûts humains et environnementaux exorbitants, mais bien loin des caméras.

La semaine dernière, la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher appelait sur France Info à « éviter d’être donneur de leçons », notamment par rapport à l’Ouganda, soulignant que les pays africains qu’elle rencontre, notamment dans le cadre de conférences pour le climat, expriment le « besoin de moyens de développement » et renvoient les pays européens à leur bilan en termes d’émissions, « moins bon » que le leur.

Le devoir de vigilance, kezako ?

Depuis 2017, les entreprises françaises sont soumises au « devoir de vigilance ». Autrement dit, elles doivent veiller à ce que leurs activités à l’étranger, tout comme celles de leurs sous-traitants, respectent les normes sociales, environnementales et les droits humains. Cette loi avait été adoptée en 2017, à la suite de différents scandales, comme la catastrophe d’avril 2013 de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh, qui avait entraîné la mort de plus de 1 100 ouvriers.

Comment vous pouvez agir

Quatre ONG ougandaises (Afiego, Cred, Nape/Amis de la Terre Ouganda et Navoda) et deux ONG françaises (Amis de la Terre France et Survie) ont attaqué le groupe Total en justice, au nom du « devoir de vigilance » qui est imposé aux grandes entreprises françaises depuis 2017. En décembre dernier, la Cour de cassation leur a donné raison en confiant l’affaire au tribunal judiciaire, et non au tribunal de commerce.

Le 28 avril 2022, le Crédit Agricole, Axa, Amundi et BNP Paribas se retrouvaient pour discuter d’un « plan climat » de Total en amont de son Assemblée Générale du mois prochain. Depuis 8h15, Stopeacop incitait à interpeller les investisseur sur twitter et par mail, à résilier les contrats Total et à se tourner vers un fournisseur d’énergie plus éthique. Les principaux investisseurs sont tenus à jour sur ce site.

Un an plus tard, la lutte continue. Régulièrement, les activistes se réunissent devant le siège du géant pétrolier, à Paris. Le 26 mai dernier, le blocage de l’assemblée générale de Total a marqué les esprits par un déferlement de violences policières « disproportionnées » selon les termes des organisateurs. Deux militantes d’Alternatiba Paris ont d’ailleurs porté plainte à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) pour des faits « de violence avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique, en réunion, non-assistance à personne en danger et atteinte à la liberté de manifester », ainsi que « des plaintes contre X pour complicité par instigation, afin de déterminer la responsabilité des donneurs d’ordres. »

Par Charlotte Meyer.

Pour aller plus loin :

  • Rapport : Un cauchemar nommé Total » par Les Amis de la Terre France et Survie, ici
  • Documentaire : « Total, réseau d’influence ». Un documentaire de GreenPeace, ici
  • Livre : Alain Deneault, De quoi Total est-elle la somme? Multinationales et perversion du droit, rue de l’échiquier, 436 pages
  • Enquête : « L’État français fait le jeu de Total en Ouganda » Par Les Amis de la Terre, ici

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