Nikolaj Schultz et Bruno Latour (Crédits : Rafael Yaghobzadeh)

Pour Bruno Latour – Nikolaj Schultz : « Pas décroître mais prospérer »

En hommage à Bruno Latour (1947-2022), qui s’est éteint il y a quelques jours, Combat republie un entretien avec Nikolaj Schultz, sociologue danois et compagnon de route d’un temps du renommé et défunt chercheur français. Ils avaient publié en janvier dernier Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte). L’entretien d’origine a été publié le 22 janvier 2021,

Objectif : « faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même ». Un essai aussi court – 95 pages – qu’utile, qui fera date dans l’histoire de l’écologie politique. On regrette néanmoins l’absence d’articulation avec quelques autres luttes : sexisme, discriminations anti-LGBT, racisme ou autoritarisme. Pour le lecteur non-averti, également, il faudra parfois s’accrocher un peu. Mais il n’en reste pas moins un ouvrage à faire circuler et à lire de toute urgence (écologique) !

Qu’est-ce que la « classe écologique » dont vous parlez ?

Notre argument est qu’à une époque de mutations écologiques globales, le paysage des classes subit une recomposition, qui intensifie l’importance des moyens de subsistance terrestres dans la délimitation des classes sociales. La question de la terre, du sol, du territoire a toujours été mêlée à la « question sociale ». Mais notre argument est que l’importance de ces entités pour l’analyse des classes s’accélère. C’est ce que la notion de « classes géo-sociales » tente de saisir ; à un moment de l’histoire où le tissu éco-matériel des sociétés subit des transformations rapides et radicales, et où la perte de territoire habitable devient une condition stratifiante mais générale, alors l’accès et les attachements aux conditions territoriales d’existence deviennent des composantes de classe déterminantes.

Ce que nous appelons « la classe écologique » est exactement une de ces classes qui doit ses contours à ses relations avec les conditions terrestres de subsistance. Plus précisément, la classe écologique est organisée autour du maintien de ce que nous appelons les conditions planétaires d’habitabilité. C’est une classe qui a réalisé comment le « système de production » s’est transformé en « système de destruction ». Elle ne se bat donc pas pour les moyens de production, ou simplement une distribution plus équitable des fruits de la production, mais contre l’horizon même de la production comme moyen de permettre à la société sa subsistance continue. Il est composé de personnes alignées sur la protection des conditions territoriales de vivabilité de la terre, et luttant pour une plus juste répartition des conséquences destructrices de la production, en rupture avec les classes encore prises dans ce mode de subsistance. 

Vous affirmez que la « classe écologique » doit être la « nouvelle classe-pivot ». C’est-à-dire ?

C’est un terme que nous empruntons au sociologue allemand Norbert Elias, qui a avancé l’idée d’une « classe-pivot », entendue comme une sorte de classe d’avant-garde qui ouvre la voie à la définition de l’horizon culturel et politique de la civilisation. Ce faisant, c’est une classe autour de laquelle s’organisent les positions politiques, et dont les horizons et les rationalités « entraînent » avec elles les autres classes. Elias l’a utilisé pour dépeindre la classe bourgeoise en rupture avec la « société de cour », mais nous l’utilisons pour dépeindre la classe écologique comme une classe plus rationnelle que celles qui sont encore prises dans le projet de développement et de production.

Ce que nous disons, c’est que la classe écologique allonge l’horizon de l’histoire et lui donne un autre sens en reprenant les questions de cosmologie, et en faisant avancer le projet civilisateur en élargissant ses sensibilités aux conditions planétaires d’habitabilité. Ce faisant, cette classe aspire à définir un autre sens du progrès, à inspirer et à entraîner les autres classes par leurs horizons et leurs modes de vie. C’est notre façon de dire que la classe écologique ne doit pas être embarrassée ou humble. Au contraire, elle est une nouvelle classe-pivot, plus rationnelle que les autres, plus civilisée même, exactement parce que les autres classes ont trahi leur propre projet de civilisation en nous conduisant vers « les ruines du progrès ». 

Première de couverture de Mémo sur la nouvelle classe écologique

Vous prônez un remplacement de la notion de « développement » par celle d’« enveloppement ». Pourquoi ?

Parce que le « développement » est une impasse qui vous fait courir contre un mur, si ce n’est au-delà des limites planétaires du système terrestre. Le « développement » comme horizon politique et économique a eu pour conséquence de pousser un lien irréaliste entre la politique, les hommes et leurs conditions matérielles écologiques d’existence. Passer du « développement » à l’« enveloppement » signifie accepter qu’il est nécessaire de recoupler ou de reconstruire ce lien, et que toute voie « vers l’avant » doit nécessairement être une voie qui intègre les organisations des sociétés avec leurs moyens de subsistance terrestres. C’est une façon de comprendre que toutes les questions de « production » s’entourent toujours de pratiques d’« engendrement » dont elles dépendent. Il ne s’agit pas de « revenir en arrière », mais d’aller de l’avant d’une manière qui englobe ou enveloppe continuellement nos horizons et nos modes de subsistance dans un souci des conditions d’habitabilité. 

Selon vous, « il ne s’agit pas de ‘’décroître’’ mais de prospérer ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Tout comme nous essayons de donner un nouveau sens à de vieux concepts comme celui de « classe », il est nécessaire d’avancer des notions nouvelles comme celle que vous mentionnez. Les deux sont des tactiques dans une bataille culturelle d’idées, cruciale pour donner un contenu et une autonomie à l’écologie politique. Il est important de faire progresser ce type de concepts si l’on veut que les questions terrestres mobilisent les gens. Les affects politiques en dépendent. L’esthétique a toujours été une part importante de la politique, et pourtant l’écologie politique souffre énormément de concepts peu affectifs. Qui se battra jamais pour un projet politique qui veut simplement décroître quelque chose ? Personne, parce que cela semble horrible. Il s’agit de donner une conception positive à un récit politique englué dans de mauvaises connotations et de réflexes conditionnés hérités du régime de production.

Cela permet également de retourner la « flèche de l’accusation » (sic) : « Une augmentation de la croissance ? Mais, cela conduit à une diminution de la prospérité ! » À long terme, une diminution de la croissance signifie une augmentation de la prospérité, précisément parce que le développement et la production se sont avérés avoir des conséquences destructrices. Qu’est-ce que cela signifie de prospérer, alors ? Avoir accès à de l’eau potable, à un air que l’on peut respirer, à un sol et des aliments non pollués, etc., ne pas voir ses récoltes échouer et ne pas voir la terre disparaître sous ses yeux et ceux de ses enfants. Encore une fois, c’est une question d’habitabilité ; cela signifie vivre une bonne vie. C’est une question d’épanouissement, de prospérité, une promesse qui ne peut plus être tenue par le développement.

Est-ce la même chose avec le nouveau sens que vous donnez au sens du concept de liberté ?

Oui, mais nous essayons de garder ce concept mais en lui donnant un nouveau sens. Depuis des décennies, les écologistes disent qu’il faut laisser tomber la liberté, car elle détruit la planète. Mais, encore une fois, qui va se battre pour un projet politique qui ne vous offre pas la liberté ? Personne ! L’écologie politique ne peut se passer d’un récit de la liberté ; cet idéal est trop puissant pour que les écologistes s’en débarrassent. Notre attachement à cette valeur – politiquement, esthétiquement, existentiellement – est trop fort pour que les gens s’en débarrassent. Il s’agit donc plutôt de rester fidèle à l’attachement des gens à cette valeur, mais en trahissant le sens dominant de celle-ci. Difficile mais pas impossible – nos conceptions hégémoniques actuelles de la liberté ne sont en aucun cas gravées dans la pierre, elle a été conceptualisée de multiples façons à travers l’histoire…

Nikolaj Schultz (source : collection personnelle)

De quelle manière la classe écologique peut-elle conquérir le pouvoir ?

Dans la continuité de ce que nous venons d’évoquer, un aspect crucial est donc d’essayer de gagner la lutte culturelle des idées – ou, du moins, de commencer à y concourir sérieusement ! C’est ce qu’Antonio Gramsci appelait la « quête d’hégémonie », l’idée que pour atteindre le pouvoir politique, il faut d’abord affirmer le pouvoir culturel. Or, aujourd’hui, on peut dire que l’écologie ne participe même pas sur un pied d’égalité à ces luttes comme le font les anciennes idéologies…

Avez-vous un exemple ?

Regardez Jadot, par exemple, ce n’est pas un mauvais candidat du tout, mais par rapport aux candidats des anciennes idéologies, où est tout son univers ou son répertoire d’idées, d’affects, d’images, d’esthétique ? Comme on dirait en danois, il est « luisant dans son absence » (sic). Peut-être les écologistes ont-ils pensé que ce travail était inutile, qu’ils pouvaient simplement reposer leur projet sur la sonnerie des réveils, mais c’est impossible, car comme le montre l’histoire sociale, la naissance de toute classe forte nécessite un travail culturel. C’est comme essayer d’élever un enfant uniquement avec des protéines et de l’eau !

Vous expliquez que les partis écologiques doivent investir le champ artistique. Y a-t-il une œuvre (peinture, sculpture, dessin, livre, film, photographie) qui vous inspire particulièrement ?

Exactement, une part importante passe par les domaines artistiques ; poètes, cinéastes, musiciens, architectes, peintres. Tout leur travail est nécessaire pour construire une classe écologique fière, et pour qu’elle ait une chance dans le combat culturel des idées. Comme beaucoup d’autres personnes, les livres de Richard Powers m’ont fait appréhender le monde différemment, et l’œuvre d’Amitav Ghosh m’a également fait une impression considérable. Et il y a bien sûr le film Don’t Look Up, un movie [NDLR : « film » en anglais] qui a moved [NDLR : « ému »] le monde entier, en montrant un monde entier qui n’est pas moved [NDLR : « ému »] par quelque chose qui devrait tous nous move [NDLR : « émouvoir » ; nous avons laissé ces mots en anglais, car M. Schultz a souhaité « jouer » dessus]. Cependant, je reste intéressé par le vide de ces sujets dans certaines parties de la culture populaire. Il est vrai que dans les beaux-arts, au théâtre, en littérature, les artistes commencent à rattraper leur retard. Mais qu’en est-il des genres musicaux comme la musique pop ou le rock’n’roll ? Ce qui m’a toujours fasciné dans ces domaines, ce sont les images, les mondes figuratifs de ces entreprises musicales, et leur génération d’affects, d’affiliations, d’émotions. Leur puissance est énorme ; imaginez la force culturelle des Beatles, de Bob Dylan, de Leonard Cohen, imaginez l’attachement à certaines valeurs que leur travail a construit !

Qu’est-ce que cela changerait pour l’écologie politique ?

Elle pourrait certainement prospérer grâce à ce type de travail culturel populaire. L’écologie doit être sexy (sic), elle doit être désirable ! Mais il n’y a pratiquement aucune chanson sur le sujet ! C’est pourquoi je demande toujours à mes amis musiciens : où sont les chansons sur l’écologie ? Pourquoi est-il si difficile d’écrire une bonne chanson pop sur l’écologie ? Probablement parce que ces genres sont tellement liés à la « liberté » au sens ancien du terme, et à son vieux compagnon « l’individu ». Cependant, les artistes de ces domaines commencent à comprendre que ces valeurs ne sont plus progressistes mais réactionnaires, et commencent à aborder le sujet des affects planétaires sous des angles différents. Par exemple, il y a quelques années, les Arctic Monkeys ont enregistré un album sur un hôtel cinq étoiles situé sur une planète colonisée très lointaine, et le groupe français Papooz a récemment écrit une chanson sur des milliardaires qui achètent des terres sans danger pour le climat en Nouvelle-Zélande, alors que la planète brûle. L’année dernière, lorsque nous avons travaillé sur la pièce de théâtre VIRAL de Bruno Latour et Fréderique Aït-Touati, nous avons invité mon ami Grian Chatten du groupe Fontaines D.C. Il est venu et a écrit une chanson sur les héliotropes [NDLR : une plante] ! Quelque chose est donc en train de changer lentement, et c’est important, car cela indique une remise en question de l’hégémonie culturelle du libéralisme au sein de la culture populaire. C’est un bon signe ; peut-être que dans quelques années, nous chanterons tous en chœur des chansons sur le « planétariat » (sic)…

Propos recueillis et traduits par Marius Matty

(Bruno Latour (droite) et Nikolaj Schultz (gauche). Crédits : Raphaël Yagobzadeh)

Article mis à jour le 12 octobre 2022 à 17h43

Laisser un commentaire