La lutte no TAV s’enracine en France

Le week-end du 17 juin, une manifestation co-organisée par les Soulèvements de la Terre et des collectifs opposés au projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin a ravivé l’espoir d’une victoire.

Il faisait chaud, très chaud, en Maurienne ce week-end là. Le solstice d’été approche, les jours rallongent, c’est la saison des foins et des premières baignades dans les lacs de la vallée. Les parfums de crème solaire, de fleurs des champs et d’herbe coupée emplissent les narines. En fin d’après-midi d’autres odeurs les remplaceront, celles de la répression, d’un maintien de l’ordre débordant de gaz lacrymogènes et de feux de végétation. Mais l’heure n’est pas encore à l’affrontement.

Les manifestants sont arrivés des quatre coins de France, mais pas seulement. Des Belges, des Suisses, des Espagnols et bien entendu, des Italiens, pionniers du mouvement NoTav vont défiler au côté des Français.

Un jour tant attendu

Entre 4 000 et 5 000 personnes étaient présentes ce samedi 17 juin sur la commune savoyarde de La Chapelle. En ce début de journée, ils tentent de se protéger d’un soleil de plomb, l’ombre de la forêt parvient difficilement à rafraîchir l’air brûlant de cette fin de printemps. Ils attendent le départ du cortège, ils discutent, se rencontrent, se retrouvent autour de l’espace de prise de parole militante où sont rassemblés quelques élus locaux et nationaux, dont Mathilde Panot, Benoît Biteau, Gabriel Amard, ainsi que les organisateurs de l’événement.

Parmi les personnes ayant fait le chemin jusqu’au lieu-dit, des jeunes, en nombre. On parvient à saisir des grappes de paroles, sèches et sans ambages. “Nous soutenons les Italiens !”, s’accordent deux jeunes femmes, habitantes de la région. Soutien à la longévité de leur lutte et à cette nouvelle génération, dont une partie, se déplaçant en cars, a été empêchée par les autorités françaises de franchir la frontière afin de rejoindre le camp.

«La Maurienne ne veut pas devenir TELT vallée, elle mérite mieux» ouvre Philippe Delhomme, co-président de l’association Vivre et agir en Maurienne, devant ses camarades émus, et de continuer sous les applaudissements : « je crois que tout habitant de cette planète doit avoir le droit de défendre les biens communs (…) ». Le maire du village le plus touché par la transformation due aux travaux ironise sur le silence régnant au village le matin même. Un calme imputable à la présence d’un grand nombre de gendarmes… et d’un chantier à l’arrêt pour l’occasion. Des larmes dans la voix, c’est au tour de la députée européenne EELV Gwendoline Delbos-Corfield de prendre le micro sous le chapiteau surchauffé «je dois vous dire mon immense plaisir de vous voir là aujourd’hui, ça fait tellement longtemps qu’on attend ça !». Mathilde Panot députée LFI/NUPES, engagée et lèvres peintes en pourpre, insiste sur le fait que six bus remplis de camarades italiens sont retenus à la frontière par les forces de l’ordre, comptabilisant près de deux cents personnes «sans casier judiciaire et photographiées en étant contraintes de tenir leur t-shirt NoTav», précise Lorenzo, militant italien.

Le camp de base établi par les Soulèvements de la terre, à la Chapelle (Maurienne). © Morgane Pertin
Prises de paroles au camp, avant le départ en manifestation. © Morgane Pertin

Interdiction et intimidations

L’organisation n’est pas idoine, la préfecture se plaisant à interdire le rassemblement. Deux milles gendarmes ont été déployés sur le territoire dans le but d’empêcher l’accès au site des opposants dits radicaux mais aussi de saisir le matériel jugé dangereux (bouteilles de gaz pour le camp, des foulards, des lunettes de protection…).

Avec la chaleur étouffante, tout était réuni pour entraver la tenue d’une marche historique. S’il y avait un message à retenir de ce week-end, c’était d’ailleurs celui-ci : un nouveau cours de l’histoire s’écrit. Heureusement, nous pûmes quitter le camp, en direction de la route.

A la première intersection, une station de lavage Peugeot. Si l’on écoutait les propos du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, qui échauffait les esprits à l’éventualité d’affrontements entre la police et quelques centaines d’individus violents, alors ces derniers auraient probablement réduit à l’état de poussière ce symbole d’un monde fossile archaïque. Or, il n’en fut rien ! Un tag « l’eau est un bien commun”, les gouttelettes du tuyau de lavage éteignant les gouttes de sueur de ces tout-de-noir-vêtus, et puis voilà la masse repartie.

Sur le chemin, ça cause, ça s’impatiente. Les esprits étaient aussi prudents, face à la répression qui se faisait ouïr. L’ONU s’inquiétait, la veille encore, du caractère autoritaire du maintien de l’ordre à la française. Ne serait-ce qu’à l’aune de cet élément, le débat sur la violence, qui inexorablement reflux, devrait être définitivement clos. Ce code couleur, ces outils et ces tactiques, ne sont que des moyens d’auto-défense face au pouvoir mutilant et criminel de l’appareil policier français.

Mais la répression n’est pas seulement d’ordre étatique, elle réside également au sein des communes dont les habitants sont sous le coup de la terreur distillée par les médias locaux et nationaux ces dernières semaines. La peur d’un deuxième Sainte-Soline les a pris aux tripes. Charles Costel , le maire de La Chapelle justifie la décision prise avec ses adjoints d’accueillir l’évènement sur leurs terres. «Nous avons donné notre accord pour que la démocratie ait lieu, parce qu’elle est bafouée. C’est notre rôle d’élu que chacun puisse s’exprimer, qu’ils soient pour ou contre». Pourtant il entend féliciter les organisateurs «pour le rendu du terrain, pas un mégot, pas un papier, la gestion globale a été parfaite». Selon Charles Costel la réaction des locaux est compréhensible : «les médias ont instauré un climat de peur, donc les gens se sont barricadés chez eux, devant BFMTV, d’où ils ne voyaient que les images de grenade et d’incendie», bien qu’il déplore les dégâts commis sur les véhicules des manifestants par la population. Malgré tout, la mairie de La Chapelle reçoit nombre de messages de remerciements, de soutien et de félicitations.

«La montagne se soulève»

La tergiversation est palpable quand, le tronçon de la route départementale à peine entamé, un barrage de véhicules de la gendarmerie contraint la rythmique du groupe à s’arrêter. De nouveau, de l’impatience. A l’avant du cortège, incompréhension, désir d’aller à la confrontation et mauvaise coordination font le jeu du dispositif policier. Les forces de l’ordre s’installent et l’hélicoptère survole, albatros, la petite foule agglutinée et dissimulée sous des parapluies. On demande aux élus de la NUPES d’avancer. On y aurait presque crû : des parlementaires qui s’intègrent dans ce qu’il est de coutume d’appeler le “black bloc”. La désillusion est vite consommée : Mathilde Panot et ses comparses reviennent, naturellement, bredouilles des négociations.

Entre-temps, l’attente a été productive. Le flair de certains a amené le groupe à se déployer autour d’un édifice manifestement à l’abandon. Alors, nous avons vu s’activer des centaines de corps, déterminés à démembrer minutieusement la carcasse du chantier. Pierres, contre-plaqués, portes : ces matériaux seront destinés à ériger les barricades sur la route.

Un vieil homme nous a confié que les Italiens présents ce jour étaient les plus déterminés. On aurait eu tort de le contredire : nos voisins éblouirent la foule avec leur lance-pierre de grande envergure.

Durant les deux heures d’affrontements épars, les gendarmes et les opposants au projet ont campé sur leurs positions. Les gendarmes ont joué leur partition militaire, visant la tête, enflammant les broussailles. Dans la mêlée, quelques assauts, qui ne furent guère de l’ampleur de ceux de Sainte-Soline. Au grand dam, à la lumière des récits de la manifestation, de certains médias présents sur place.

Cependant, aucune percée ne vit le jour. C’est sous une chape de plomb que la créativité se fait la plus vivante. Alors qu’une bonne partie du peloton rebroussait chemin, quelques-uns tenaient mordicus à bloquer l’autoroute. Le mouvement écologiste prend un soin particulier à souligner son union avec le reste du vivant et, ce jour-ci, ce fut chose faite. La traversée de la rivière de l’Arc, dont le niveau est anormalement bas pour la saison, est entreprise par ces irréductibles pour rejoindre l’autre voie. Les curieux assistent ainsi à un moment tragi-comique où ils virent une chaîne humaine se démener dans les rapides, et des grenades lacrymogènes pleuvoir dans l’affluent.

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Lâcher de lanternes. © Morgane Pertin

Des lendemains qui chantent

La soirée est l’occasion de nous remémorer les beautés ordinaires d’une lutte. Les mines fatiguées du soleil, revigorées par une baignade improbable et un sentiment d’internationalisme, se ravitaillent et assistent aux festivités. Une troupe d’artistes nous propose de revenir sur l’histoire du mouvement NoTAV. Ils relèvent que depuis quelques années, et avec la relance des travaux, les “tactiques de déménagement”, les occupations et le sabotage font leur grand retour autour du Val Susa. Fridays for future (FFF) et d’autres collectifs issus du mouvement climat ont décidé de s’emparer de la lutte des anciens. “Les jeunesses, ironise l’un d’eux, ont compris qu’ici, on n’avait pas attendu Gretha Thumberg pour défendre la planète”.

Force est pourtant de constater que le combat devra redoubler d’inventivité pour espérer gagner. C’est la combinaison d’une nouvelle coalition entre les militants italiens et français et de la tradition qui permettra de lever l’opacité qui règne autour du projet. La reprise, tambour battant, de la lutte, trop longtemps invisibilisée dans la vallée, augure des perspectives révolutionnaires.

En 2016, déjà, le collectif Mauvaise Troupe, auteur de l’ouvrage Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, écrivait que dans le Val Susa, « on apprend la ténacité et la patience, et l’on comprend, voyage après voyage que le temps est l’alliée principal des victoires, si l’on sait l’amadouer. »

Par Jessica Combet et Jahsrd

Photos : Morgane Pertin

Un groupe de rap venu pour soutenir la lutte. © Morgane Pertin

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