Dans le gros estomac des glaciers, avec Pali Meursault

À l’occasion de notre semaine thématique sur les glaciers, prélude à la projection qu’organise Combat samedi 18 novembre à Chambéry sur une autre montagne que celle « tout ski », l’artiste nous raconte le bruit des glaciers, et de quelle manière ce bruit-là peut devenir politique.

L’artiste sonore Pali Meursault travaille, selon ses termes, en se confrontant à une réalité environnementale avec des micros. La gamme des réalités qui l’intéressent court des usines aux forêts, en passant par l’écoute intime des machines d’imprimerie et celle des montagnes grenobloises. En 2020, avec Thomas Tilly, également artiste sonore, il choisit de s’intéresser à la fonte des glaciers et conçoit Radio Glaces, un podcast de quatorze épisodes dans lesquels les gargouillis de la glace enrobent les propos de glaciologues, d’employés des pistes et de montagnards chevronnés. Parce que oui, les glaciers gargouillent. Ils craquent, ils flatulent, ils ronronnent même, autant de sons intimes, habituels ou inhabituels, que le travail des deux artistes permet de rendre audibles.

Radio Glaces n’est pas votre premier micro tendu à la montagne. Depuis le début des années 2000, vous réalisez des excursions pour enregistrer des sons alpins. Vous êtes venu à la montagne en tant qu’artiste sonore parce qu’il s’agissait d’un environnement familier, ou est-ce que c’est la richesse sonore de la montagne qui vous a attiré vers elle ?

C’est un peu des deux. Je me suis beaucoup calmé aujourd’hui, mais quand j’ai commencé en tant que preneur de son, j’enregistrais tout. J’avais toujours un enregistreur avec moi. Or comme j’étais déjà montagnard, je me suis assez rapidement retrouvé avec des micros en montagne. Certains sons me sont apparus de cette manière, mais je ne cherchais pas à capter quelque chose en particulier. En revanche, la première pièce de mon tout premier projet sonore en montagne, j’en ai eu l’idée dans le cirque de Bonnepierre, dont l’acoustique est très particulière. C’était pendant un mois d’août très chaud et, toute la nuit, j’ai entendu des rochers tomber. Je n’avais pas de micros – en alpinisme, on a tendance à compter les kilos quand on fait son sac. J’ai voulu y retourner l’année suivante, mais il ne faisait pas la même température, donc je n’ai pas entendu la même chose. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à charger mon sac à dos pour aller faire des enregistrements.

Le projet dont vous parlez, Without the Wolves, se compose de deux pièces principales, l’une réalisée avec le bruit de la fonte d’un glacier, l’autre avec celui d’une tempête. Avez-vous utilisé les mêmes méthodes d’enregistrement pour Radio Glaces, réalisé en 2020 ?

Radio Glaces a résulté d’une conscience plus aiguë de l’accélération de la fonte des glaciers. C’est un projet dédié à l’observation de ce phénomène, pour lequel on a mobilisé des techniques de prise de son plus adaptées, notamment à la captation des sons transmis dans la glace. Pour ça, on a emprunté des outils à la science, des accéléromètres, des sismomètres, dont on a sorti des signaux sonores, et des hydrophones. Ce sont des micros qui vont dans l’eau et qu’on a utilisé pour capter ce qu’il se passait dans les collections d’eau au fond des crevasses, par exemple. On a également réalisé des prises de son sur des temps relativement longs, qui nous ont permis de relever un certain nombre de micro et de macro phénomènes liés au glacier. Par exemple, la glace de glacier, ce n’est pas de l’eau gelée, c’est de la neige compressée qui renferme énormément de bulles d’air. La libération de cet air au moment de la fonte produit beaucoup de sons intéressants, on s’aperçoit que le glacier est une sorte de grosse machine organique qui se déplace, qui libère de l’air, avec des sons qui ressemblent beaucoup à ceux d’un gros estomac qui gargouille. Ce n’est pas exactement ce à quoi on s’attend quand on imagine un son de glacier.

Sur le glacier de la Girose avec les guides – Erin Smart

Le nom Radio Glaces n’est pas seulement à prendre au figuré : en plus des enregistrements que vous avez réalisés sur place, vous donnez la parole à des gens qui connaissent la montagne, qu’ils l’étudient, qu’ils y travaillent ou qu’ils y vivent. Pourquoi choisir d’enrober des propos avec les sons du glacier, plutôt que de laisser le glacier parler par lui-même ?

Thomas Tilly et moi, on vient de l’art sonore et de la composition électroacoustique. On n’est pas documentaristes de radio. Dans Radio Glaces, on a cependant donné une place importante à la parole pour plusieurs raisons. D’une part, il y avait un double contexte de production et de crise sanitaire. On était en période COVID, donc la dimension publique initialement prévue du projet – c’est-à-dire d’organiser des écoutes aux abords des glaciers – était compromise. Faire de Radio Glaces une plateforme d’écoute en ligne permettait de conserver la médiation et la parole dans notre travail.

On a aussi choisi de rencontrer et d’enregistrer des gens parce que, même si on peut être fasciné par les phénomènes sonores que génèrent les glaciers, c’est un sujet qui demande pas mal de contextualisation et d’explications, à la fois scientifiques et en lien avec la vie en montagne. Pour donner un exemple, les sons qu’on a enregistrés étaient la plupart du temps des sons de fonte. Pour autant, ça ne dit pas grand-chose des évolutions du climat, puisque ces sons de fonte, il y a trente, quarante, cent ans, on aurait pu les entendre aussi – lors d’étés plus courts, à des altitudes plus basses, certes, mais ils auraient été à peu près identiques. Donc pour contextualiser comment fonctionne un glacier d’une part, comment ce fonctionnement évolue avec le changement climatique d’autre part, et de là discuter de ce qui change pour les êtres humains qui fréquentent ce milieu, il fallait des explications que les sons n’apportaient pas eux-mêmes. Partager le projet entre la parole et l’écoute est devenue une architecture un peu évidente.

Vous cherchiez à parler du changement climatique à travers ce travail ?

Oui. En tant que compositeurs électroacoustiques, on se pose beaucoup de questions. Il y a des questions esthétiques et théoriques, par exemple sur ce qu’est un objet sonore complexe, quelles conséquences il a sur la pratique de la composition. Ce sont des discussions de chapelle, qu’on peut difficilement communiquer au grand public. Mais dès qu’on se confronte à des environnements, les questions écologiques, politiques et sociétales émergent constamment à travers les sons. En parallèle du travail purement musical, on se demande quelles dimensions politiques mettre à jour, c’est-à-dire quelle représentation on donne à voir du terrain sur lequel on se trouve.

Sur le glacier de Sarenne avec les glaciologues

Parmi les gens qui travaillent avec la prise de son de la nature, il y a eu beaucoup – et il y a encore un peu – la tentation de proposer une vision idéalisée de la nature. Par exemple, quand on enregistre les oiseaux, s’il y a un avion qui passe, on va l’enlever de l’enregistrement. Au final, avec la quantité de documents sonores qui s’amassent petit à petit, on peut se demander quelle image du monde on est en train de fabriquer. D’un côté, de nombreux discours nous alertent sur la disparition des oiseaux, de l’autre, on fait entendre un monde qui n’existe déjà plus : un monde dans lequel on n’entendrait pas l’avion quand on se promène dans la forêt.

Avec Thomas, sur Radio Glaces, on a très vite fait le choix de laisser, mais surtout d’aller enregistrer, les éléments anthropiques qu’on entend à travers le glacier : des téléphériques, des skieurs… Ça nous paraissait important pour situer le milieu de la montagne non pas comme un milieu naturel pur, ce qui n’existe sans doute plus, mais comme un milieu fréquenté depuis longtemps par les êtres humains, un milieu d’usage. Or quand on a en plus la possibilité de faire parler des gens avec une approche documentaire, on met en lumière que l’usage recouvre plein de réalités différentes, des réalités qui vont de l’ingérence minimale à l’industrie du ski.

En tant qu’artistes, notre petite contribution est de chercher à faire réfléchir sur la manière dont on perçoit le monde autour de nous.

Vous ne vouliez pas opposer la nature sauvage et pure avec l’ingérence humaine ?

Non. Thomas et moi, on s’est beaucoup nourri des travaux de Philippe Descola sur la critique du naturalisme, c’est-à-dire la critique de la dichotomie entre nature et culture. L’idée d’un environnement « pur » me paraît une conception un peu naïve, parce que les objets « purs », les objets qui ne peuvent s’expliquer que d’une seule manière, ça n’existe pas vraiment. Dans notre environnement, ce qu’on rencontre, ce sont toujours des hybridations entre quelque chose de naturel et quelque chose qui a été travaillé.

Pour donner un exemple, pendant très longtemps, l’écologie a parlé de la préservation des forêts primaires. Aujourd’hui, on sait qu’il n’existe plus de forêts primaires depuis 3.000 ans parce que les êtres humains ont été partout, depuis longtemps et ils ont travaillé la forêt, ils ont travaillé avec la forêt. Je pense qu’il faut être attentif à ces choses-là, parce que ce que nous devons sauver, ce n’est pas une nature intacte, c’est une manière d’être avec l’environnement. Bien sûr, la musique électroacoustique ne va pas diminuer notre empreinte carbone, mais en tant qu’artistes qui travaillent avec l’environnement, notre petite contribution, c’est de chercher à faire réfléchir sur la manière dont on perçoit le monde autour de nous.

Propos recueillis par Louise Jouveshomme

Les épisodes et la carte des glaciers de Radio Glaces sont disponibles en accès libre sur le site https://www.radioglaces.net/.

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