Conte moderne épris de nostalgie, qui dit une chose donc son contraire.
À celles et ceux du 21 décembre 2023.
« Quel lieu saugrenu et bizarre et inutile, quel lieu enchanté que le lieu appelé musée ! Les Halles centrales servent au ravitaillement, les gares, aux départs et aux arrivées, les hôpitaux, à soigner les malades, les écoles, à élever les enfants : seul le musée, bien isolé au sein de la vie sérieuse comme un poème au sein de la quotidienneté prosaïque, semble ne servir à rien. »
Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux
La différence entre Prague et les autres, c’est qu’en son sein on y sortait fréquemment pour rien. Aucun but ne nous animait, hormis cette volonté frénétique de sentir les vibrations du cœur quand ses pavés tremblaient. D’écouter battre le rythme de la ville. D’attendre, proche ou loin de l’eau, qu’un des ponts sciant la Vltava subitement se meuve. Cette eau que les pieds nus, en été, touchaient dès qu’un bateau venait. On y restait des heures, sur la rive. À regarder le soleil plonger. Derrière le château.
Des balades longues, vastes, interminables. À la recherche du quelque chose et du rien à la fois. Mais à Prague, on n’y trouvait jamais le vide. On n’y trouvait jamais le vide car y demeurait l’Histoire. Des statues froides à l’allure soviétique bâties dans le creux des façades aux églises d’un temps révolu, il y avait l’Histoire. Chaque heure, chaque minute de marche transpirait le passé. Et cette grande horloge, devant laquelle le monde attendait ! Elle était le cœur de notre ville. On n’y descendait pas, on l’évitait – pourtant, chaque pas vers elle conduisait. C’était obligatoire si l’on voulait se rendre à l’école, apprendre quelque chose d’autre que cet Alors constamment éprouvé. Ainsi là-bas on levait la tête, se racontait des quolibets, disait quelques mots de tchèque, un café s’il vous plaît.
On avait fini par devenir sienne, à la ville de Prague. À répondre de tous ses désirs. Courir maintenant les rues de manière indéterminée, ses passages étroits qui inéluctablement transpiraient (les heures les plus sombres du fané). Ils le savaient, les Tchèques. Monuments, plaques commémoratives, explications. Batailles, drapeaux, déportations. Toujours la mort était agitée. De crainte, peut-être, qu’un jour elle ne se reproduise.
À Prague, on se rappelait. Requis était l’effort de chatouiller la mémoire. Par suite la ville ressuscitait, chaque seconde, telle une âme jamais terrassée. Écrasée.

Ses jardins. Ses chiens. Ses passants même pas blasés, peu souvent affairés. Tout y demeurait plus lent. Pour déjouer davantage le temps, on grimpait les collines. N’importe laquelle – la vue se révélait toujours splendide. On s’y sentait surplomber le monde. Car là, en contrebas, fleurissaient vignes, vergers, autres présents de la nature. Et cette rivière. Toujours coulait cette maudite rivière. Accompagnant nuits et journées. Longée souvent, silencieusement, quotidiennement ; à bord parfois du long serpent métallisé. Ce tramway qui, par le spectacle joué, incitait ses passagers à n’en jamais descendre.
Rien ne s’arrêtait, à Prague. Pas même l’amour des condamnés. Dans ses artères, il y avait toujours un visage connu de quelque part, des rencontres inopinées. Joyeuse loi du hasard qui régnait sur ville impérissable. C’est le jeu, dans un endroit que chacun veut naviguer. Alors de ses entrailles surgissait la ferveur abyssale de la vie pour toujours retrouvée.
Prague est une ville inutile
On y erre sans savoir ce qu’on cherche
Finissant par être assaillis par les chimères du monde
Prague est une ville inutile
Elle n’a de but que celui
Du souvenir
Prague est un musée à ciel ouvert
Elle est ce lieu saugrenu et bizarre
Isolé au sein de la vie sérieuse
Comme un poème au sein de la quotidienneté prosaïque
Prague est une ville inutile
Qui souffle dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue
L’obligation du revenir.
Que les lumières plus jamais ne s’éteignent ;

