Depuis bientôt trente ans, la capitale vibre chaque année au rythme du cinéma LGBTQIA+ grâce au festival dirigé par Grégory Tilhac. Mais quels sont les enjeux d’une telle manifestation ? Et comment a-t-elle vu évoluer la cinématographie queer au fil des années ? Retour sur cette 29ème édition, racontée par son directeur artistique.
Grégory Tilhac, est-ce que vous pouvez nous raconter l’origine du festival Chéries-Chéris ?
Le festival a été créé en 1994, dans un contexte un peu tragique, puisque l’épidémie de SIDA battait son plein, deux ans avant l’arrivée de la trithérapie. Les créateurs du festival ont fondé Chéries-Chéris pour pallier un manque de représentation des personnes LGBT+ dans les médias. À l’époque, les personnes LGBT+ étaient encore considérées comme des personnes déviantes qui méritaient ce qui leur arrivait par la majorité de la population. L’objectif du festival était de leur rendre justice par le biais des images et des films, de rappeler que les gens qui étaient en train de mourir avaient des vies. Ils ont estimé que le meilleur avocat pour leur rendre justice, c’était les représenter sur un écran de cinéma.

Un autre événement a bouleversé les fondateurs du festival…
La création du festival intervient juste après la mort de Cyril Collard, mort en 1993. À l’époque, Les nuits fauves avait été un immense succès, avec trois millions d’entrées. La mort de Cyril Collard, peu de temps après, a été un très gros choc, d’autant qu’il était très proche des créateurs du festival. Donc ça coïncide vraiment avec ce traumatisme, et cette impression que les personnes homosexuelles n’arrivaient pas à se faire entendre. Ça renvoyait à un profond sentiment d’impuissance et d’invisibilisation, que les personnes hétéros parlaient à la place des personnes concernées en adoptant des grilles de lectures pathétiques, misérabilistes, bref, des grilles de lectures qui ne correspondaient absolument pas à ce que vivaient et étaient les personnes concernées.
Comment a évolué le festival depuis sa création ?
Dans un premier temps, Chéries-Chéris se déroule juste pendant trois jours. C’était alors un événement confidentiel. À l’époque, les films programmés venaient principalement de France, du Royaume-Uni, des États-Unis et d’Allemagne. Depuis, le festival n’a cessé de croitre en termes de fréquentation et de volume de la programmation. Aujourd’hui, on programme 73 longs métrages et 66 courts métrages. Cette profusion de la création LGBT+ renvoie vraiment à une internationalisation de la production. Aujourd’hui, on voit des films qui viennent de tous les continents, et de pays qui n’avaient jamais été représentés en 30 ans : certains viennent du Kosovo, du Nigéria, mais aussi d’Inde, de Chine. Des pays où, d’ailleurs, l’homosexualité est passible de graves poursuites pénales. On peut dire que depuis 29 ans, Chéries-Chéris donne une visibilité, un écho à toutes les luttes pour la dignité, pour la fierté, qu’elles soient individuelles et collectives. L’homophobie continue de s’exprimer, et notre festival est là pour faire valoir nos fiertés, c’est un moment de ralliement, de présentation et de représentation des acteurs de ces combats par des personnes LGBT+.
Le fait de l’organiser en novembre correspond il à des questions de calendrier, ou était-ce un choix délibéré de l’éloigner du mois des fiertés ?
On ne programme pas notre événement en réaction au mois des fiertés. Le mois des fiertés mobilise déjà suffisamment de monde, ce n’est pas dans notre intérêt de se placer en même temps. Et puis il faut rappeler que Chéries-Chéris est avant tout un événement cinéphile, un événement de cinéma. On est là pour faire valoir tous nos combats et toutes nos luttes, pour aussi évoquer des sujets qui nous concernent, comme l’homophobie, la transphobie, les questions d’homoparentalité. Mais c’est avant tout un festival de cinéma, qui est par ailleurs ancré dans l’industrie du cinéma. Donc le mois de novembre est avantageux pour nous, car le marché est très haut, les gens vont beaucoup au cinéma. Ce n’est pas dans notre intérêt de nous placer en été. De plus, la moitié de nos films sont distribués par des distributeurs français, nous placer en novembre nous permet de présenter des films en avant-première. Ça nous permet vraiment d’avoir un bon timing par rapport à la sortie des films Arts et Essai LGBT+ Porteurs.
Vous le répétez, Chéries-Chéris est un festival de cinéma, avec une programmation qui grandit d’année en année. Comment faites-vous la sélection ?
C’est un processus qui est très long, et qui débute dès le mois de janvier. Il y a plusieurs festivals qui sont très importants pour nous : la Berlinale, le Festival de Cannes, la Mostra de Venise, et d’autres très grands festivals comme Locarno ou Sundance. Au fur et à mesure de l’année, nous allons réaliser un travail de prospection auprès de ces festivals pour savoir quels sont les films LGBT+ qui y sont présentés. Et il se trouve que depuis quelques années, un label s’est créé pour chaque festival. A Berlin par exemple, il y a le Teddy, à Cannes la Queer Palm, et à Venise le Queer Lion. Nous avons la possibilité d’emblée d’avoir rassemblés dans la même catégorie tous les films LGBT+ de chaque festival. Ensuite, nous rentrons en lien avec les vendeurs, ce qui nous permet de voir les films au moment de leur présentation. A cela, on a une plateforme de candidature, qui ouvre dès le mois de février, où tous les producteurs et réalisateurs ont la possibilité de candidater, que ce soit pour des longs, des courts ou même des documentaires. On visionne toute l’année.
Quels sont vos critères de sélection ?
Le critère principal, c’est la qualité, l’ambition, l’audace, la prise de risque, l’identité de cinéaste. Mais nous avons aussi d’autres critères. On veille à trouver un équilibre entre les différentes lettres qui composent LGBTQI+. On se doit de présenter autant de films à thématique lesbienne qu’à thématique gay, tout en laissant une grande visibilité aux films à thématique transgenre, intersexe, et tout le reste. Et puis il y a aussi le critère de la parité homme/femme chez les cinéastes, qui nous tient à coeur. Cette année, elles étaient plus de 50 cinéastes femmes à être présentes en sélection. C’est la moindre des choses. Il faut dire que dans la production LGBT+, il y a beaucoup plus de femmes que dans le reste de la production. Nous n’avons même pas besoin de forcer cette représentation, elle s’impose à nous de manière évidente.
Vous êtes Directeur artistique du festival depuis 6 ans, et vous dites que de nouveaux pays se sont inscrits, que différents labels ont été lancés… Comment expliquez-vous ces évolutions dans le cinéma queer ?
La diversité de ce qui est proposé à Chéries-Chéris reflète une production LGBT+ qui est aujourd’hui totalement mondialisée. Pour preuve, ces dernières années, on a pu voir des films venus de pays arabo-musulmans, comme le Soudan, l’Égypte, le Maroc, l’Indonésie ou le Pakistan, alors que ces pays n’étaient pas représentés avant. Même dans des pays où règnent des dictatures et des théocraties où l’homosexualité est pénalisée, il est possible de réaliser des films. Certes, dans la clandestinité, parce que ces films ne sont pas produits avec l’argent des pays concernés. Souvent, ce sont des coproductions, ou des réalisateurs qui sont partis faire des études au Royaume-Uni ou en France et qui arrivent à réaliser ces films avec de l’argent français, américain ou britannique. Mais ils reviennent dans leur pays filmer la réalité locale : c’était le cas de Joyland, qui avait reçu le grand prix du jury à Cannes l’an dernier. Et ça c’est absolument merveilleux. Ou All The Colors in The World Are Between Black And White, qui est un film nigérian, dont le réalisateur habite à Londres. Mais quand il filme la société nigériane, il ne le fait pas avec des grilles de lecture d’Occidentaux, il le fait avec celle de quelqu’un qui connait les réalités du pays. Et c’est vraiment très précieux d’avoir ce genre de représentation, surtout dans une zone géographique du globe où l’homophobie est quand même très présente.
Outre visionner des films toute l’année, que faites-vous en amont de chaque édition ? Comment se passe votre année ?
Nous recevons des aides de la mairie de Paris, de la région Ile-de-France, du CNC et de la DRAC (Directions régionales des affaires culturelles), mais ces aides sont extrêmement modestes comptes tenus de l’ambition du festival. Nous formons donc des partenariats. Nous sommes par exemple partenaires des Rencontres de Saint-Denis, l’année dernière nous étions partenaires de l’Institut du monde arable sur leur programmation cinéma Habibi. Des Chéries-Chéris naissent également en province. Et nous travaillons avec des ciné-clubs, comme Le 7e Genre. Sinon, je m’occupe de la sélection, d’écrire le catalogue, de faire toutes les négociations auprès des ayants droit. Je gère aussi la communication digitale, et je supervise les travaux du film annonce, de l’affiche, des sous-titrages. Je suis enfin en contact avec les talents.
Vous parlez de votre budget, que vous jugez modeste au regard de l’importance que votre événement a acquis au fil des ans : comment expliquez-vous cette appréhension à financer un festival comme le vôtre ?
En France, on est très frileux avec l’idée qu’il puisse exister une culture LGBTQIA+ et qu’on puisse en être fier. On est hanté par le communautarisme à l’anglo-saxonne, et habité par la notion d’inclusion qui est le maître mot de l’égalité républicaine. Cela se ressent dans les aides qu’on peut toucher : on n’est pas considéré comme un festival de cinéma à part entière. On est juste considéré comme une association, qui est là pour lutter contre les discriminations. Mais il y a un vrai déficit de légitimité, ce qui est scandaleux. Nous sommes le plus gros festival parisien et l’un des plus gros festivals LGBT+ d’Europe, mais nous subissons encore des aprioris concernant nos moyens : on nous prend pour un festival riche, et ce n’est pas du tout le cas. La plupart du temps, les quelques 400 talents qui viennent présenter leur film chez nous viennent par leurs propres moyens, ou grâce à leur distributeur. Nous n’avons pas de quoi financer leur voyage.
Estimez-vous que la représentation queer a difficilement sa place dans le cinéma français ?
Non, je parle du manque de soutien et de reconnaissance des institutionnels pour des événements d’envergure comme Chéries-Chéris, au prétexte qu’on est trop facilement taxé d’événement communautaire, alors que ce n’est absolument pas le cas. Malheureusement les politiques et le ministère de la culture ne connaissent pas le secteur du cinéma, ils ne savent pas ce que c’est, ils ne connaissent pas les enjeux de l’industrie. Et ça se ressent au niveau de notre budget.
Il y a quelque chose de paradoxal entre ce que vous dites sur votre sélection et l’importance que prend le festival, et ce que vous dites sur les politiques et les institutions. La création cinématographique queer est-elle trop en avance sur son temps ? Ou les institutions sont elles encore trop lentes à comprendre l’importance de ce cinéma ?
Je dirais qu’il y a un gros décalage aujourd’hui. Il faudrait que les institutionnels mais également les exploitants, les journalistes, les commissions du CNC, prennent conscience qu’il y a aujourd’hui un changement de mentalité qui s’opère et qui est indéniable. La société est beaucoup plus en avance que ce que l’on croit. Cette évolution dans les perceptions et les grilles de lecture, qui sont plus fluides et libres, vient des jeunes générations queer qui ont beaucoup plus de tolérance aux questions d’homosexualité. Il faudrait vraiment que les décisionnaires prennent conscience qu’il y a un changement de mentalité indéniable. On ne peut plus se permettre aujourd’hui de traiter le festival Chéries-Chéris de cette manière.
Avez-vous tout de même vu des évolutions depuis votre arrivée à la tête de Chéries-Chéris il y a 6 ans ?
Il y a eu des progrès cette année : il y a eu beaucoup plus de retombées presse, donc le festival sort de sa confidentialité. Aujourd’hui, il est de plus en plus reconnu. Il fait plus de 17 mille entrées payantes, ce qui est vraiment énorme. Et moi, j’ai le sentiment que les spectateurs que je rencontre sont de plus de plus jeunes, queers et féminins. Il y a aussi de plus en plus de mélanges dans les salles : dans les salles des films gays on a de plus en plus de filles, et de plus en plus de garçons pour les films lesbiens. C’est quelque chose qu’on ne voyait pas dans les années précédentes. Et à mes yeux, cela atteste de mentalités qui sont beaucoup plus queers, plus fluides. Je le ressens vraiment.
Y a-t-il eu des évolutions du côté des cinéastes ? Outre les nouveaux pays qui figurent à la sélection ?
Il y a beaucoup plus de curiosité par rapport au genre cinématographique abordé : les artistes LGBT+ s’autorisent beaucoup plus de choses. Dans mon édito, j’ai parlé de cette tendance qui se manifeste en sélection cette année, cette manière dont les artistes ont à s’emparer du cinéma de genre par exemple. Dans les courts, on trouvait des westerns, de la science-fiction, du slasher movie porno. Les artistes présentés en sélection s’autorisent tout. On n’est plus dans l’assignation, on sort de certains canons. Avant, ça tournait beaucoup autour des histoires d’amour. Aujourd’hui on sort de ça. On explore des territoires vraiment beaucoup plus larges, et je m’en félicite. Je trouve que les cinéastes sont beaucoup plus aventuriers qu’autrefois.
Pour reparler de cette édition 2023, quel a été votre coup de cœur de la sélection ?
C’est très dur de répondre, parce que je les ai tous sélectionnés. Mais pour moi le film événement, indéniablement, c’est Sans jamais nous connaitre, notre film d’ouverture. Il est signé Andrew Haigh, qui avait réalisé Week-end il y a plus de 10 ans, et qui est resté un film culte. A mes yeux, c’est l’un des grands films de cette année. Il ose être à la croisée des genres, puisque c’est à la fois un film de fantômes, un thriller psychologique, mais aussi un film de romance torride, et tout ça est traité avec maestria. Il y a des images à tomber, qui restent gravées. On est dans le sublime. C’est un film cathartique, qui ose explorer des territoires, jusqu’alors jamais abordés, de la psyché gay. A la fin de la projection, tout le monde était en larmes. Il est très triste, mais salvateur, et je pense qu’il peut toucher le grand public. Il sera décisif dans l’histoire du cinéma LGBT+. Et puis c’est avec le casting le plus hype du moment : Paul Mescal, Andrew Scott, Claire Foy et Jamie Bell. tous les quatre sont magistraux.

Ces derniers temps, on a vu passer beaucoup de discours sur les acteurs, pour savoir s’ils doivent jouer des personnages queer seulement en étant queer. Qu’en pensez-vous?
Je n’ai pas de jugement arrêté là-dessus. En tant que sélectionneur, je ne me pose jamais la question de l’orientation sexuelle ou du questionnement de genre par rapport aux artistes sélectionnés. Je ne vais pas faire passer des tests d’orientation sexuelle ! Et puis, je me félicite que des hétéros puissent s’emparer de thématiques LGBT+ ! Quand on voit ça, on va dans le bon sens, c’est plutôt encourageant ! Je ne suis pas dogmatique, je n’ai pas d’opinion arrêtée. Ça ne me dérange pas quand Heath Ledger et Jake Gyllenhaal jouent les personnages de cowboys dans Le Secret de Brokeback Mountain, quand Gael Garcia Bernal joue un homosexuel dans La mauvaise éducation. Ce sont des acteurs très connus, et les producteurs ont aussi besoin d’acteurs bankable. Cependant, quand une personne transgenre joue le rôle d’un personnage transgenre, ou qu’un acteur gay comme Andrew Scott, joue le rôle principal d’un tel chef d’œuvre, je m’en félicite, et je le salue. Par exemple, dans Lola vers la mer, qui a été présenté en ouverture il y a 4 ans, Mya Bollaers joue le rôle d’un personnage transgenre en étant vraiment transgenre. J’ai trouvé ça très fort, donc je l’ai mis en ouverture.
Pensez-vous que l’homosexualité soit encore un frein au casting aujourd’hui ?
Il est fort possible, je ne le conteste pas, qu’à partir du moment où un acteur fait son coming out trans ou gay, il ait plus de mal à trouver des rôles. Dans ce que Muriel Robin a dit, il y a clairement une part de vrai. Mais je ne suis pas un donneur de leçon : les réalisateurs font ce qu’ils peuvent. Marie-Castille Mention-Schaar, la réalisatrice de A Good Man par exemple, avait été beaucoup critiquée pour avoir choisi Noémie Merlant, une actrice cis, pour jouer un homme trans. Mais ce qu’elle répondait c’est que Noémie Merlant est son actrice fétiche, et qu’après avoir été chercher des acteurs trans, aucun ne correspondait à ce qu’elle attendait. Et puis, dans le film il y a Jonas Ben Ahmed, qui est un acteur trans, qui jouait le rôle d’un homme cis. Et je me rappellerai toujours, pendant les débats sur le film, de Jonas qui disait au public : « Mais moi, je suis trans mais je n’ai aucune envie de jouer des personnages trans. Je n’ai pas envie qu’on me cantonne à ça, à cette identité-là. Je suis un acteur, je suis capable de tout jouer. » Et il faut aussi entendre ce type de discours. Je trouve que c’est très important qu’on arrive à sortir de tout ça.
Pouvez-vous nous raconter un moment de cette édition qui vous a marqué ?
Il y avait plus de 400 talents présents, c’est difficile de choisir. Je dirais la présence du réalisateur nigérian Babatunde Apalowo, qui était là pour la présentation de son film. C’était vraiment très émouvant. Il était là pour les deux projections, l’une au Quai de Seine et l’autre à Beaubourg. Symboliquement, c’était très fort. Au Nigéria, où la charia est pratiquée, où l’homosexualité est passible de la peine de mort, voir un réalisateur nigérian présenter un film absolument superbe, qui figure au palmarès avec le prix du jury, qui est formellement éblouissant, avec deux acteurs eux aussi absolument merveilleux, et qui sont en danger dans leur pays, c’est une énorme prise de risque.
L’an prochain marquera les 30 ans du festival. Avez-vous déjà des idées pour son organisation ?
Ce sera une édition anniversaire. Mais on ne va pas tomber dans les travers du côté commémoratif, un peu mortuaire, on n’est pas là-dedans. Ce ne sera pas une édition rétrospective. Ce sera, là encore, une édition tournée vers l’avenir, qui ne présentera que des films en avant-première. L’idée est aussi de faire vivre cet anniversaire toute l’année, et pas seulement pendant 10 jours.
Propos recueillis par Mathilde Trocellier.

