Enfants à la rue : « Le combat est sans fin »

Les associations s’accordent sur l’augmentation alarmante du sans-abrisme partout en France. Depuis 2014, le collectif Jamais Sans Toit alerte sur la situation d’élèves à la rue et occupe des écoles, lorsque les autorités ne font pas mine de réagir. Raphaël Vulliez, son porte-parole, revient avec Combat sur des années de lutte et les constats glacés de ce début d’année.

3.000 enfants à la rue. Voilà le nombre, trop rond pour paraître réaliste, que les médias et les discours publics reprennent afin de souligner l’amplification du sans-abrisme, et par là même du sans-abrisme infantile, en France depuis quelques années. La nuit du 2 octobre 2023, d’après les données de l’UNICEF, 2.822 mineurs se trouvaient en effet sans solution d’hébergement suite à leur appel au 115 – une méthode de recensement qui, de fait, ne comptabilise pas ceux qui n’ont pas tenté de joindre les services d’hébergement d’urgence.

L’existence du sans-abrisme infantile n’est pas nouvelle. En 2014 déjà, à Lyon, se constituait le collectif Jamais Sans Toit, qui s’est depuis fait une spécialité de l’occupation nocturne des écoles afin d’offrir dans l’urgence un toit à des familles et des enfants, souvent scolarisés, à la rue. Dix ans et 163 occupations plus tard, Raphaël Vulliez, porte-parole du collectif, revient sur la situation plus alarmante que jamais des personnes à la rue, sur l’absence de réponse politique à la hauteur du problème, et sur le piège de l’efficacité, dans lequel les citoyens indignés finissent par pallier aux lacunes de l’État.

Quand la situation l’exige…

Jamais Sans Toit s’est constitué un peu sur le tas, suite à l’occupation d’une école pour héberger des enfants pendant la nuit, et face au constat que plusieurs élèves, lorsque venait l’heure de rentrer chez eux, restaient en réalité à la rue. L’objectif du collectif lyonnais était de créer un maillage sur toute l’agglomération, afin d’assurer la mise à l’abri temporaire d’un maximum de familles. « On a pu s’appuyer sur le réseau de la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves (FCPE), à une époque où notre action était réprimée, explique Raphaël Vulliez. On nous menaçait de nous déloger. Mais on s’est vite rendu compte que, pour ce genre d’expulsion, il faut faire appel à la police nationale, et la mairie n’est jamais allée jusque-là. »

Il faut comprendre que la question de l’hébergement et du sans-abrisme, comme bon nombre de choses dans l’administration française, est stratifiée. Si, d’après le Code de l’action sociale et des familles, l’État se doit de procurer un hébergement à toute personne sans domicile, certains services décentralisés conservent des compétences dans le domaine. Ainsi, les autorités départementales prennent-elles en charge les mineurs non accompagnés et les femmes avec des enfants de trois ans ou enceintes de plus de huit mois.

Raphaël Vulliez, à droite, loirs d’une journée de mobilisation du collectif Jamais Sans Toit à Lyon en mars 2022. Photo : Progrès/Michel NIELLY

Alerter sur la situation de familles sans domicile implique donc d’échanger avec beaucoup de services, de ceux de la mairie, qui peut mettre à disposition de l’État des biens municipaux, à ceux de la préfecture. Puis, si les échanges ne suffisent pas, instaurer un rapport de force via une occupation. Une procédure détaillée dans le toitoriel de Jamais Sans Toit.

Une méthode adoptée et réadaptée

À force d’occupations et d’interpellations d’élus ou autres personnalités politiques – la dernière en date : Brigitte Macron, de passage à Lyon en janvier dernier – Jamais Sans Toit s’est construit une stature d’expert et de lanceur d’alertes dans le domaine du sans-abrisme familial. Au point que la Métropole lyonnaise, fusion administrative des compétences du département du Rhône et de la Communauté urbaine de Lyon, s’est tournée vers le collectif pendant la crise sanitaire. « Il fallait mettre tout le monde à l’abri, se souvient Raphaël Vulliez. On tenait des listes de familles à la rue plus précises que celles de la Métropole, dont les services ont eu recours à notre expertise. »

Durant la campagne présidentielle de 2022, le collectif s’est également mis a essaimé dans d’autres villes, comme Rennes, Strasbourg, Ivry, Argenteuil… Des parents d’élèves, des enseignants, des habitants solidaires qui s’insurgent à leur tour, interpellent leurs élus et dorment la nuit dans les écoles pour protester contre les expulsions, la précarité, le sans-abrisme qui menacent certains élèves. Les réappropriations se multiplient sur le territoire. Le maillage demeure timide : on est encore loin du réseau national qui permettrait de vraiment peser dans la balance, mais c’est un début ! « Construire un tissu de collectifs locaux, ça nous permet de partager nos expériences, explique Raphaël Vulliez. À Toulouse, par exemple, quand une enseignante a été convoquée par le rectorat après avoir permis à des familles de dormir dans son établissement, on a pu la rassurer et montrer notre soutien. »

Efforts louables mais insuffisants ?

Malgré son palmarès de mises à l’abri obtenues suite à des occupations, le collectif Jamais Sans Toit n’a pas vocation à constituer une solution pérenne pour les personnes qu’elle prend en charge. Il s’agit d’offrir, dans l’urgence, un toit pour la nuit, et d’interpeller les autorités, celles de la Ville comme de l’État, pour que celles-ci réagissent. Et urgence, il y a. Dans un communiqué de presse, publié avec le Collectif Associations Unies et la FCPE, Jamais Sans Toit annonçait le 24 janvier 2024 que, malgré le plan grand froid déployé dans certains départements, le nombre d’appels non pourvus au 115 était, le 15 janvier 2024, 20 % plus élevé que l’an dernier.

À l’échelle de Lyon, Raphaël Vulliez ne peut que constater cette augmentation, qu’il attribue principalement à la crise sanitaire. « Sur le territoire de la Métropole, les mises à l’abri qui ont eu lieu à l’occasion du confinement devaient durer jusqu’à juillet 2022. Ça explique l’explosion du sans-abrisme, quand les gens hébergés ont été remis à la rue. » Aux conséquences du COVID s’ajoute la situation économique actuelle, poursuit-il, couplée à la suppression progressive des protections contre les expulsions locatives. « L’accession à la propriété devient compliquée, il n’y a pas assez de logements sociaux et d’urgence construits. Toute la chaîne du logement est grippée. »

Le résultat ? « Il y a deux fois plus d’enfants à la rue qu’il y a un an, et sept fois plus qu’il y a deux ans », soupire Raphaël Vulliez. Et l’arrivée d’une préfète « très dure » à Lyon, apportant son lot de destruction de campements et de bidonvilles, n’arrange rien. Alors Jamais Sans Toit met les bouchées doubles. Les occupations d’écoles ont commencé très tôt cette année, dès la rentrée scolaire 2023. À la veille des vacances d’hiver, la moitié des enfants sans-abri étaient temporairement installés dans 13 écoles de l’agglomération, l’occupation devenant peu à peu un budget de fond pour le collectif.

« Il y a deux fois plus d’enfants à la rue qu’il y a un an, et sept fois plus qu’il y a deux ans ». DR

Changement de stratégie

Certains de ces enfants hébergés dans les écoles avant les vacances ont été mis à l’abri par les services du département, la plupart à l’hôtel, sans garantie d’un suivi social adapté. La plupart a été remise à la rue le 8 janvier. « Et le même jour, Patrice Vegriete, ministre délégué au Logement, annonçait débloquer 10.000 places d’hébergement d’urgence dans le cadre du plan Grand Froid, remarque Raphaël Vulliez, qui déplore les signaux contradictoires envoyés par les différentes strates du pouvoir public. Nous, on était content, on a dit aux familles qui vivaient dans les écoles occupées d’appeler le 115. On leur a dit qu’il y avait des places. Elles appellent, et au 115, et on leur répond quoi ? Qu’elles ont déjà l’école comme lieu d’hébergement. » Jamais Sans Toit est dès lors considéré comme un dispositif officiel.

Se pose alors – ou plutôt se repose – la question de la vocation du collectif. Dans le toitoriel, il est en effet précisé que « ce qui doit (…) primer, dans l’intérêt des familles, c’est leur orientation vers le droit commun ». « L’objectif du collectif, à l’origine, c’était d’instaurer un rapport de force avec les autorités, explique Raphaël Vulliez. Or plus ça va, plus on se rend compte qu’on fait le boulot à leur place. » Un constat à la saveur amère. « On occupe les écoles pour permettre aux familles de dormir sous un toit plutôt que dans des bagnoles ou sous des tentes, poursuit le porte-parole de Jamais Sans Toit. Mais au final, on se demande si on ne les dessert pas. Vu qu’on est désormais considéré comme un dispositif d’hébergement, le 115 ne leur offre pas de solution. » Ce qui les exclut, de fait, de la boucle de réinsertion et d’accompagnement social.

Alors Jamais Sans Toit a revu sa méthode d’action. Le 12 janvier, le collectif a investi le groupe scolaire Montel, dans le 9ème arrondissement de Lyon, pour y mettre à l’abri 112 personnes. Son propre plan Grand Froid, face à l’insuffisance de celui de l’État. « On demande à ce que la ville mette les lieux à disposition de l’État, et que l’État finance un opérateur social, pour éviter que les familles soient sorties du circuit légal de droit commun, précise Raphaël Vulliez. Parce que pour le moment, c’est de l’auto-gestion complète, et on se retrouve submergé par la logistique, ce qu’on voulait éviter lors de la création du collectif, en 2014. » Mais que faire d’autre ? Laisser ces familles à la rue, parce que l’État ne prend pas ses responsabilités ? Leur offrir un toit, au risque que les pouvoirs publics se satisfassent d’une solution loin d’être pérenne  ? « Le combat est sans fin. »

De l’ambition, de la volonté et des moyens !

Que faire ? Dire qu’il n’y a pas assez de places d’hébergement d’urgence ? Le gouvernement répond que le nombre n’a jamais été aussi élevé. « Il y a certes un record de places, admet le porte-parole de Jamais Sans Toit, mais le nombre reste insuffisant pour répondre aux besoins. La pauvreté augmente à cause de l’inflation, les gens ne peuvent plus accéder à la propriété, et la moitié des places sont occupées par des sans-papiers qui travaillent mais ne peuvent, faute de régularisation, accéder à un logement. » La mise en place du plan Logement d’abord, qui prévoyait à l’origine de réduire le parc de l’hébergement, ne contribue pas non plus à la fluidité du dispositif.

Ce plan-là présente en effet l’obtention d’un domicile fixe comme la première, et non la dernière étape, d’une sortie pérenne de la rue. Il rompt avec la doctrine de l’escalier, selon laquelle les personnes sans domicile doivent être réhabituées aux exigences sociales en passant par divers niveaux d’hébergement avant d’accéder à un logement. « C’est plus efficace socialement et moins brutal pour les personnes », reconnaît Raphaël Vulliez. Fort des 440.000 personnes qui, depuis 2018, ont accédé à un logement, le plan s’est vu reconduit sur la période 2023-2027, avec un objectif supplémentaire de 400.000 bénéficiaires sortis de la rue.

« Le problème, note cependant le porte-parole de Jamais Sans Toit, c’est qu’on se trouve dans un entre-deux : le plan Logement d’abord représente un changement de paradigme. » Le gouvernement cherche en effet à sortir de l’hébergement d’urgence. Problème : l’hébergement d’urgence, rodé et implanté partout en France, quoique saturé, représente pour l’heure le seul moyen de mettre immédiatement à l’abri un nombre sans cesse croissant de personnes à l’abri.

À tout ceci s’ajoute la suppression des protections contre l’expulsion locative, qui risque de conduire de nombreuses personnes à la rue. Dernière attaque en date : la loi visant à protéger les logements contre les occupations illicites, adoptée sur proposition de l’Assemblée nationale le 27 juillet 2023, qui facilite les expulsions pour motifs d’impayés de loyer ou de squat. Quelques mois avant seulement, Olivier Klein, alors ministre délégué au Logement, affirmait s’attacher « à renforcer les dispositifs de prévention, notamment la prévention des expulsions locatives, pour empêcher la bascule dans la pauvreté. » Le moins qu’on puisse dire c’est que, si vision d’ensemble il y a, les pouvoirs publics souffrent d’un sacré strabisme. Ces contradictions qui feraient presque sourire, si elles ne contribuaient pas à aggraver la situation déjà alarmante des centaines de milliers de personnes à la rue.

Pour Raphaël Vulliez, l’absence de cohérence dans les politiques publiques d’hébergement, ainsi que le manque de coopération entre les différents acteurs institutionnels, grippe tout. « Il faudrait un plan pluriannuel avec une véritable politique du logement d’abord. » Et d’ajouter, une sorte de rire incrédule dans la voix : « la situation ne cesse de se dégrader, et on a même plus de ministre du Logement en titre*. C’est quand même fou ! »

Par Louise Jouveshomme

*Cet entretien a été réalisé avant les dernières annonces du remaniement

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