Anne-Sophie Roux : « les océans sont nos meilleurs alliés »

COMBATTANTE. Chaque lundi, Combat vous entraîne à la rencontre d’une femme qui change le monde. Cette semaine, Capucine Bastien-Schmit présente Anne-Sophie Roux, qui consacre sa vie à sauver les écosystèmes marins

Le 23 septembre 2024, l’agence de sécurité nucléaire norvégienne alertait publiquement sur les risques de contamination nucléaire liée au projet du gouvernement norvégien de démarrer l’exploitation minière des fonds marins dans l’Océan Arctique. Fervente combattante de ce projet, Anne-Sophie Roux, activiste pour l’océan et ancienne conseillère au Secrétariat d’Etat chargé de la mer et de la biodiversité, a accepté de répondre à nos questions.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours personnel et professionnel ?

Tout d’abord, il est important de dire que j’ai deux régions de cœur qui sont la Bretagne et la Savoie. Ce sont deux régions avec un ancrage environnemental très fort. J’ai toujours baigné dans les glaciers et les écosystèmes montagnards quand j’étais petite, mais je n’étais pas forcément du côté de la mer comme aujourd’hui : j’y suis venue plus tard.

En termes d’études, j’ai fait une classe préparatoire littéraire où j’étais spécialisée en Sciences Sociales. J’ai ensuite intégré l’école de recherche de Sciences Po en master de recherche en sociologie politique et politique comparée, où j’ai travaillé sur l’adaptation à la crise climatique. Pendant mon master, j’ai pris une année de césure pour aller sur les lignes de front de la crise climatique car c’était le terrain de mes recherches. C’est là-bas que j’ai réalisé que l’océan était notre meilleur allié face aux enjeux climatiques et que j’ai décidé de consacrer ma vie à sauver les écosystèmes marins. Je me suis aussi formée à la biologie marine. 

Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans la protection des océans spécifiquement ?  Quel lien entretenez-vous avec les océans ?

J’y suis arrivée par deux voies : le côté émotionnel et le côté rationnel.

D’un point de vue rationnel, l’océan est notre meilleur allié pour répondre aux crises du climat et de la biodiversité.. Il régule à hauteur de 90% l’excès de chaleur dans l’atmosphère et il séquestre un tiers des émissions de CO₂  que nous émettons chaque année dans l’atmosphère. Si nous n’avons pas d’océans en bonne santé, nous n’avons pas de réelles chances de répondre aux crises climatiques et de la biodiversité.

Pour le côté émotionnel, plonger et être face à une beauté aussi incroyable que celle des écosystèmes marins me fascine à un point assez fou, que ce soit du macro au micro, des écosystèmes côtiers à ceux des abysses. C’est un monde parallèle incroyable que nous ne connaissons malheureusement que très peu. Ce monde est aussi très peu connu des scientifiques, surtout les écosystèmes abyssaux, ceux sur lesquels je me suis penchée par la suite. C’est la pièce centrale du puzzle environnemental.

Vous avez fondé l’entreprise sociale  Tēnaka. Pouvez-vous nous la présenter ?

Je n’y suis plus mais j’en suis la fondatrice. Quand j’étais sur le terrain en Asie, dans le Pacifique, j’ai appris ce qu’était la restauration des écosystèmes côtiers, avec les récifs coralliens, les forêts de mangroves… J’ai vu les immenses impacts que cela avait pour les communautés locales, pour la biodiversité ou encore pour les économies. L’idée de Tēnaka était d’accélérer les solutions bleues à la crise climatique. Le but est de proposer ce modèle à des entreprises.

« Plonger et être face à une beauté aussi incroyable que celle des écosystèmes marins me fascine. » ©Rosie Poirier

Tenaka est une entreprise sociale et solidaire (ESS) qui fait des programmes sur mesure pour les entreprises qui veulent avoir un impact pour la biodiversité, le climat, les communautés locales. On a des équipes de biologistes marins dans plusieurs endroits de l’océan qui restaurent ces écosystèmes marins. Ils font un rapport scientifique mensuel pour les récifs coralliens et trimestriel pour les mangroves. Il y a donc à la fois un aspect restauration et à la fois un aspect rapports d’impact sur lesquels les entreprises peuvent baser leur communication pour leur reporting.

Vous avez travaillé neuf mois au Secrétariat d’État chargé de la mer et de la biodiversité. Qu’est ce qui vous a poussé à accepter ce poste ?

Quand j’ai créé Tēnaka en 2019, j’ai rejoint la même année une ONG américaine, Sustainable Ocean Alliance. Avec cette ONG, j’ai commencé à travailler sur l’exploitation minière des fonds marins, en menant notamment la campagne au niveau français et européen.

L’exploitation minière des fonds marins est  la plus grande menace pour les écosystèmes marins après le réchauffement climatique. C’est une industrie qui pourrait voir le jour dans les prochains mois ou prochaines années et qui aurait des conséquences irréversibles. Le but de la campagne que j’ai contribué à lancer avec beaucoup d’autres activistes, ONG etc. est de faire en sorte qu’il y ait de plus en plus d’Etats qui s’opposent à l’exploitation minière des fonds marins en rejoignant le moratoire demandé par les scientifiques. 

On a eu énormément de victoires : on a réussi à faire en sorte que la France interdise l’exploitation minière des fonds marins dans ses eaux territoriales, qui est la deuxième aire maritime au monde, et dans les eaux internationales en rejoignant une coalition qui aujourd’hui compte 33 pays s’opposant au démarrage de l’exploitation.

C’est donc via cette campagne que j’ai commencé à travailler avec le Ministre de la mer, Hervé Berville, qui m’a proposé de rejoindre son cabinet  en décembre 2023 pour travailler sur les négociations internationales qui touchent à l’océan, du côté ministère plutôt que du côté activiste. J’y ai donc travaillé à la fois sur l’exploitation minière des fonds marins dans les négociations à l’AIFM, sur le traité sur la haute mer BBNJ, le traité plastique ou encore la COP sur la biodiversité.

J’ai décidé de le rejoindre car ce sont des sujets éminemment urgents sur lesquels la complémentarité entre les gouvernements et les activistes est très forte : l’un sans l’autre, nous n’y arriverons pas. Les activistes ont apporté énormément de choses au gouvernement, mais les activistes n’auraient pas eu de victoires sans les gouvernements, les ministres, les diplomates et les négociateurs qui tiennent la barre sur le terrain.

Je trouvais intéressant de voir comment tout cela fonctionnait de l’intérieur, de l’autre côté du miroir. Depuis le début de l’année 2024, j’ai donc pris part aux négociations à l’AIFM  avec la casquette de la délégation française et non plus la casquette d’une ONG. Il y a plus d’impact quand on représente un gouvernement.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans le Secrétariat d’Etat chargé de la mer et de la biodiversité?

C’est comme toute administration : il y a un certain processus mais qui n’est pas à changer car c’est comme cela que ça fonctionne. Mais ça nous a permis d’avoir des impacts très importants pour l’océan, notamment le lancement du processus de ratification du Traité sur la Haute Mer, adopté à l’unanimité à l’Assemblée Nationale en mai dernier, ou encore plusieurs nouveaux pays que nous avons réussi à embarquer dans le moratoire contre l’exploitation minière des fonds marins comme la Grèce, l’Autriche et Malte .. C’est hyper enrichissant, efficace et impactant.

Quelles ont été les plus grosses difficultés auxquelles vous avez été confrontée jusqu’à présent ?

Le plus gros challenge que nous avons eu sur l’exploitation minière des fonds marins, c’est qu’il y a une toute petite poignée d’entreprises minières qui ont négocié des années  entre des portes closes pour détruire nos plus grands puits de carbone, ce qui nous impacterait tous. Il y a une disparité. Il y a d’un côté une minorité de personnes qui cherchent à accélérer l’ouverture de l’exploitation,  et de l’autre côté le grand public qui n’est -pour la plupart- pas du tout au courant des différents impacts sur la capacité de l’océan à absorber du carbone. Cela va aggraver le réchauffement climatique, et détruire une biodiversité fascinante et fragile que les scientifiques n’ont même pas commencé à découvrir.

« Les activistes ont apporté énormément de choses au gouvernement qui n’aurait pas eu de victoires sans eux. »

Nous sommes déjà dans une situation assez compliquée comme ça. Être dans une sorte de monde parallèle, c’est vraiment la réalité. Ça fait un peu penser à une série : la pièce centrale du puzzle environnemental est menacée par une dizaine d’individus qui se dépêchent de vouloir détruire sans que personne ne soit au courant. Le travail des activistes est aussi de sortir le sujet de l’ombre, de le mettre sur la scène internationale. Puis d’embarquer les gouvernements pour porter ces positions dans les négociations. On ne devrait pas laisser quelques individus décider de notre futur entre des portes closes. C’est le plus gros challenge.

Pouvez-vous nous présenter votre combat sur les fonds marins de Norvège avec Camille Etienne ?

La Norvège fait partie des pays qui veulent miner les fonds marins. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, ils sont en minorité. Il y a deux ans, ce n’était pas le cas. Mais grâce à notre action collective, nous avons réussi à inverser un peu le rapport de force.

La Norvège est donc le pays en Europe qui veut forcer la main. Ils ont annoncé en juin 2023 vouloir ouvrir la voie à l’exploitation minière des fonds marins sur une surface aussi grande que l’Allemagne en plein Arctique, un écosystème extrêmement fragile, parmi les plus directement touchés par le réchauffement. Nous nous sommes donc associées avec beaucoup d’activistes et de scientifiques pour faire en sorte de mener des actions qui poussent le gouvernement norvégien à revoir sa décision. Le gouvernement était contre, ce qui est contraire aux habitudes de la Norvège qui a la tradition d’être très axée sur la science, la participation démocratique. Ils ont demandé l’avis des scientifiques et de la population, les deux ont refusé mais ils y sont allés quand même. Ce n’est pas habituel.

On a mis un peu plus de six mois à faire des actions en ligne et sur place. Le vote a eu lieu le 9 janvier 2024. C’est un peu une demi-victoire car on était censés voter pour ouvrir cette zone directement à l’exploitation et on a réussi à modifier le vote pour une phase d’exploration avant la phase d’exploitation. Il y a eu aussi un vote au Parlement européen qui était une grande victoire car nous avons réussi en février 2024 à faire passer un projet de résolution pour demander à la Norvège de revoir sa copie et pour appeler à tous les États de rejoindre le moratoire. Nous avons eu une majorité écrasante. Ce n’est pas fini car actuellement, la Norvège est en train d’ouvrir les zones pour que les entreprises puissent faire les demandes d’exploration. Nous n’avons pas fini le combat !

Que pouvez-vous nous dire sur la place des femmes dans le domaine politico-scientifique ?

Dans le domaine politique, c’est sûr qu’il n’y a pas assez de parité même si personnellement, je n’ai jamais ressenti de sexisme particulier à mon échelle, en tous cas pas à mon poste. On est sous représentées dans cet espace là mais dans l’espace des activistes c’est complètement l’inverse : les campagnes sont très souvent menées par des femmes. C’est bien de voir qu’il y a des femmes qui s’engagent et cela détonne un peu du monde politique qui a un plafond de verre. Sur la campagne en Norvège, on n’est quasiment que des femmes à se mobiliser.

Y a-t-il une femme qui vous inspire particulièrement ?

J’en ai plein. Camille Etienne est une des personnes que j’admire le plus au monde pour son abnégation, sa créativité, sa détermination… Je trouve qu’elle a inventé une manière d’agir incroyable. Elle a ouvert la voie à une différente forme d’activisme, notamment sur le plan politique.

Je pense aussi à l’océanographe américaine Sylvia Earle, qui doit avoir 80 ans aujourd’hui. C’est la première femme à avoir fait des tonnes et des tonnes de choses pour l’océan, à avoir été aussi profond dans l’océan ou encore à avoir dirigé une équipe de scientifiques dans un sous-marin. C’est une pionnière de la protection des océans.

Auriez-vous une recommandation culturelle ?

Il y a un livre que j’aime beaucoup sur les abysses de Hélène Scales, The brilliant abyss qui montre la diversité des écosystèmes des abysses.

Propos recueillis par Capucine Bastien-Schmit

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