COMBATTANTE. Chaque lundi, Combat vous entraîne à la rencontre d’une femme qui change le monde. Cette semaine, Charlotte Meyer présente l’artiste québécoise qui entend bien faire une place aux femmes dans le milieu de la musique.
« La musique, ça a toujours été une histoire d’amour. » Ariane Brunet n’a que quatre ans lorsqu’elle commence à donner de la voix devant sa famille. Encouragée par sa mère, elle se lance très vite dans des cours de piano avant d’enchaîner sur le chant et la guitare. « Je me souviens d’un anniversaire de mon père. J’étais montée sur une chaise devant tout le monde pour chanter une chanson de Lynda Lemay que j’avais apprise seule » sourit-elle.
Pour cette enfant solitaire éprise des mots, la musique devient un refuge et une évidence. Elle écrit ses chansons instantanément, dès l’adolescence, avant de se faire repérer par un réalisateur de Montréal à 17 ans. Son premier album, « Le pied dans ma bulle », voit le jour deux ans plus tard alors que la jeune femme est encore étudiante au Cegep (le collège d’enseignement général et professionnel au Québec). Son univers pop et poétique rencontre un beau succès. Trois albums s’enchaîneront entre 2010 et 2016.
Ni père ni mère ni Dieu ni maître
J’ai échappé la pomme d’Adam
Déchiré c’que disait hier
Le miroir est un accidentL’Isle, « Tous les corps »
Renaissance
En 2023, Ariane Brunet fait son retour sur scène avec Soif, un album électro-pop où se déploient des odes à l’émancipation féminine et à la sororité. A la fois auteure, compositrice et interprète, la jeune femme range son nom pour revêtir le pseudonyme de l’Isle. Un choix intimement lié à son amour pour la langue française. « Je viens d’un coin de Montréal très anglophone. Toute ma jeunesse, j’ai vu mon père se battre pour parler français. Ça a été l’essence même de mon amour pour cette langue. La volonté de chanter en français relève pour moi d’un choix politique. »
Comme un pied de nez au West Island, l’artiste écrit son nouveau nom en vieux français. « Je trouvais ce mot doux, pas trop genré, conceptuel. Quand on est sur une île, on voit l’horizon. Il y a quelque chose d’immense. Tout est possible. »
A travers son nouvel album, l’Isle explore toutes les dimensions des sentiments, évoquant par exemple le polyamour. Mais ce sont les enjeux féministes qui prennent le plus de place, comme dans son titre « Tous les corps » qui aborde le féminisme intersectionnel. « Une de mes amies vit beaucoup de sexisme intersectionnel dans son art, explique-t-elle. C’est une notion que j’ai découvert assez tard dans mon engagement. Au début, on me disait parfois que je ne pouvais pas comprendre cet aspect, parce que j’étais blanche. Je suis allée à la rencontre de ces réalités-là que je ne connaissais pas. »
« J’te vois perchée penchée tatouée de soirs, et nue / Tu vends le nirvana pour 20 dollars, pas plus / Montes dans les chars quand le monde y dort / Fuck it, t’es down pour le moneytalk »
L’Isle, « Nirvana »
Désinvisibiliser
Parmi ses différents titres, L’Isle se lance aussi le pari de toucher à des thématiques plus sensibles, généralement peu abordées dans le milieu artistique. C’est le cas de « Nirvana », qui met en lumière les réalités de la prostitution. « Je m’étais installée dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, un coin à l’origine très ouvrier, où se côtoyaient beaucoup de mixité sociale, beaucoup de pauvreté, raconte-t-elle. Je croisais souvent des femmes qui se prostituaient. »
Pendant longtemps, Ariane Brunet s’interroge sur sa légitimé à traiter un tel sujet. « Je me suis longtemps demandé si j’étais la bonne personne pour en parler. Moi, je n’ai pas vécu ça. Ça a été mon privilège. Je ne voulais pas prendre la place de quelqu’un. » Finalement, la jeune femme trouve une manière de clore sa chanson en redonnant le pouvoir à ces femmes qu’elle décrit.
Quelques jours après la sortie de ce texte, elle croise une ex travailleuse du sexe dans un magasin. « Elle m’a prise dans ses bras, m’a remerciée, et nous avons pleuré ensemble » s’émeut encore l’artiste. Elle hésite et ajoute : « Si on trouve la manière d’en parler de façon respectueuse, je pense que notre art peut aider à désinvisibiliser ces personnes. Cela rend leur discours et leur réalités invisibles car elles n’ont pas forcément la capacité d’en parler. On ne peut pas juste parler de notre réalité à nous ! »
S’émanciper
Chanson après chanson, les titres de l’Isle transpirent l’urgence de vivre. « C’est assez drôle quand on sait que ma création est vraiment lente » rit-elle. La jeune femme avoue se sentir déconnectée d’une époque où les artistes sont poussés à être de plus en plus prolifiques, à produire vite et en masse. Ecrire en français, rappelle-t-elle, cela peut être un véritable travail d’orfèvre.
Avec cet album, Ariane Brunet a aussi tenu à être la plus indépendante possible des réalisateurs masculins avec lesquels elle avait pris l’habitude de travailler. Elle étudie même les logiciels de production afin de devenir sa propre productrice, en toute autonomie. « Ce n’est pas que je n’aime pas travailler avec les hommes, affirme-t-elle d’emblée. J’adore mes collègues masculins, qui sont des personnes sensibles. Mais il est étrange de parler autant d’émancipation et de féminisme en étant entourée d’hommes. Et puis, c’est surtout qu’on a l’impression de ne pas avoir le choix de travailler avec eux ! »
Malgré des avancées, L’Isle reconnaît évoluer dans un milieu où le sexisme prend encore de la place. « Lorsque je parle, j’ai toujours l’impression qu’on me prend moins au sérieux qu’un homme qui dirait la même chose. Être une artiste ou un artiste, c’est encore différent. C’est systémique. Nous sommes toujours sous représentées, que ce soit dans les festivals ou à la radio. »
Au quotidien, Ariane Brunet s’inspire d’artistes à l’image de Diane Tell, première artiste féminine à connaître un véritable succès populaire en tant qu’auteure, compositrice et interprète au Québec dans les années 1980, ou encore Ariane Moffatt. « Voir ces femmes totalement décomplexées m’inspire beaucoup, explique-t-elle. Elles prennent la scène, écrivent, créent. Je trouve fantastique de voir des jeunes qui contrôlent leur art et leur message, comme peut le faire Billie Eilish. » Elle ajoute : « Quand nous sommes des femmes artistes, il y a une forme d’injonction. C’est rare de voir des femmes dépasser les 40 ans en vivant encore son succès. J’espère que celles-ci vont traverser le temps avec leur musique. »
Enceinte jusqu’au cou de son deuxième enfant, L’Isle essaie d’élever sa fille de quatre ans de manière à en faire un être libre et émancipé. « C’est déjà une petite femme forte, avec un gros caractère, sourit-elle. Je veux qu’elle sache qu’elle peut se saisir de toutes les possibilités au monde. »
Le 1er octobre, l’artiste sortait le single « Bermudes » en collaboration avec San James et Miro. Bercée par les douceurs de la maternité, elle entend bien reprendre la plume pour crier sa liberté en musique.
Par Charlotte Meyer
Photo à la Une : Villedepluie
