Les pêcheurs de Taganga, petit village colombien, ont mené plusieurs luttes au cours des dernières décennies pour empêcher la disparition de leur activité. Rencontre avec ces passionnés qui n’ont rien perdu des méthodes ancestrales.
Francesco se lève à cinq heures du matin, boit du café et marche deux cents mètres pour se rendre à la jetée de Taganga. Le soleil ne s’est pas encore levé entre les collines qui entourent la baie, mais les dix pêcheurs qui l’accueillent n’ont pas besoin de lumière pour que leur barque en bois et leurs rames s’abandonnent à la mer. « J’exerce ce métier depuis 38 ans. Mon père était pêcheur, et quand j’étais à l’école, le week-end je sortais dans sa barque, avec ou sans brise » détaille Francesco, cagoule sur la tête. Du haut de ses 52 ans, il est l’un des membres de la Taganga Ancestral Fishermen and Chinchorreros Corporation, qui regroupe 170 habitants de ce village. « La pêche ici, c’est une tradition. Le poisson a une saveur différente, il est plus riche. Mon père disait que c’est parce que l’eau de mer ici est plus salée, même si je ne pense pas que ce soit ça », poursuit le passionné.

Sauver les traditions
Depuis l’époque des indigènes, l’outil de travail est le hamac. Véritable pratique ancestrale, il est aujourd’hui tissé avec du nylon, mais il y a 20 ou 30 ans, il était fabriqué avec du majagua, une corde très fine extraite des arbres qui poussent sur les collines voisines.
« La pêche est une tombola, explique Francesco. Il y a des jours dans l’année, où ça peut rapporter jusqu’à 1 million de pesos au propriétaire d’un hamac et des jours où ça ne rapporte rien. » En général, une journée produit assez pour les douze personnes qui embarquent dans un canoë et tout est réparti équitablement. Les 30% restant servent à couvrir l’essence et à épargner dans un fonds commun sur lequel les pêcheurs comptent en basse saison.

L’âge moyen de l’équipage de la barque de Francesco est de plus de 30 ans. Cela ne veut pas dire que les jeunes oublient la pêche ancestrale : « Beaucoup d’enfants quittent la classe et vont aux ancones [nom donné aux criques de Taganga] pour apprendre. Je leur parle, je leur dis d’étudier mais surtout de connaître la tradition de la pêche », raconte-t-il.
Une profession en danger ?
Le tourisme, cependant, affecte grandement ce petit village de pêcheurs. Certains habitants pensent que la zone est en train de devenir un nouveau Rodadero, cette plage qui était presque vierge il y a un demi-siècle et qui est aujourd’hui polluée. Outre des cas isolés d’insécurité, les Chinchorreros se plaignent de certains étrangers qui effraient les poissons lorsqu’ils se baignent. « Comme ils ne comprennent pas la langue, ils s’en fichent si vous leur dites d’attendre la fin de la récolte », explique Roberto, l’un des vétérans des ancones de 85 ans, qui a commencé à pêcher à 13 ans. Ce qui inquiète le plus, ce sont les écoles de plongée. « Quand dix plongeurs descendent, ils cassent le corail avec leurs nageoires, là où naissent des milliers de poissons », conclut-il.

Malgré les problèmes et les difficultés auxquels la pêche est confrontée au quotidien, plus de 80 % des Tagangueros continuent d’en dépendre, que ce soit par la pêche ou par la vente de poissons. Cependant, la fin de la pêche en mer est chaque jour plus proche, du moins en tant que source de subsistance économique. Ce quartier de Santa Marta, identifié dans le monde comme un quartier de pêcheurs, était il y a 10 ans un bras de mer riche en espèces marines. Cela constituait un trésor pour ceux qui profitaient de l’abondante production, qui provenait non seulement des habitants eux-mêmes, mais aussi de ceux qui venaient d’autres villes et régions.
Ceux qui restent
Après avoir ramé pendant une demi-heure, Francesco et ses compagnons de travail atteignent l’une des criques d’Isla Aguja et se répartissent les tâches. « Ici, nous tirons tous », explique Francesco. Hommes et femmes travaillent de la même manière, ils alternent pour attendre sur la plage et « tirer le hamac » quand il le faut ou pour enrouler et loger le filet en cloche et ainsi faciliter la pêche. Le seul à avoir une mission fixe est José, le guetteur, « l’œil d’aigle », qui grimpe la colline d’où l’on peut voir tout l’ancone et lance une corde en criant « yao ! ». Toutefois, le mode de pêche varie selon les poissons. Par exemple, pour les cojinovas, une grosse pierre est jetée à l’intérieur du maillage car ces poissons restent dans les parages.
Une journée de travail peut prendre jusqu’à dix heures. Parfois, le courant des bateaux qui vont aux villes alentour comme Tayrona ou Santa Marta gâchent la tâche. « Nous sommes des pêcheurs stationnaires : nous lançons le hamac et attrapons les poissons voyageurs, nous ne touchons pas le corail », poursuit Roberto. Entre deux prises, les Chinchorreros font des blagues, écoutent de la musique sur leurs téléphones portables, jouent aux dominos, préparent un café et rôtissent quelques poissons pêchés. La nourriture est même suffisante pour les chiens et les chats sur la plage. Dans chaque coin, ils ont des toits pour se protéger du soleil qui ne se lasse pas de tanner leur peau. Le guetteur doit chercher de l’ombre sous les buissons.

Aujourd’hui, beaucoup de ceux avec qui Francesco a profité des bons moments de la pêche ont quitté l’activité en raison de leur âge avancé et d’autres se sont consacrés à une autre activité pour gagner leur vie. « Ceux qui restent sont ceux qui sont vraiment passionnés par ce métier, car honnêtement, faire vivre une famille avec ce que nous arrivons à attraper par sortie de pêche est pratiquement impossible », explique le pêcheur qui, en faisant le calcul, révèle que son revenu mensuel de pêche ne dépasse pas actuellement 300 000 pesos, soit 69 euros [dans le pays, le seuil de pauvreté est de moins de 70 euros par mois. En 2018, cela représentait 27% de la population. NDLR.] Une réalité qui contraste avec les années précédentes. « Avant, il y avait une telle variété de tailles et de types de poissons qui restaient sur la côte que les pêcheurs avaient le luxe de choisir les espèces qui étaient les meilleures pour le marché et de rejeter celles qui étaient moins intéressantes, maintenant c’est fini », regrette Francesco. De nos jours, en pleine pénurie, les pêcheurs se sont rabattus sur ce qui leur restait, ou comme le dit Roberto en termes familiers : « Tout est profit, le pire est de revenir les mains vides. »
Ce fut une bonne journée pour Francesco et ses compagnons. En plus de leur famille, certains Chinchorreros apporteront une partie de leur butin de sierra, chinchard, chopa, cachorreta, ojo gordo et bonite au marché de Santa Marta à l’aube ; d’autres traiteront avec des revendeurs ou des restaurants. « Ici, il n’y a rien d’autre : le bon et le beau de la récolte, c’est ce qui nous fait vivre », dit Roberto.
Par Solène Robin
Cet article est issu de notre revue n°9 (hiver 2023)

