Dans la nuit de mercredi à jeudi, la flottille humanitaire Global Sumud a été interceptée par l’armée israélienne. Alors que des manifestations ont lieu partout à travers le monde, nos journalistes racontent cette soirée vécue par procuration.
Charlotte
Il est 20h, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. L’heure de coucher l’enfant qui rechigne encore à finir son assiette – c’est pratique, on pourrait croire qu’on est vendredi soir.
Sur le feu dans la cuisine, l’eau boue. Je laisse toujours trop bouillir de toute façon. En automne, besoin de brûler le ventre et le coeur.
C’est au moment où je saisis la tablette de chocolat que la notification apparaît sur mon téléphone. Sur Instagram, Rima Hassan est en live. J’ouvre un peu sans y penser.
Le chaos s’invite dans ma cuisine silencieuse.
Des voix éparses qui s’entrechoquent entre mes quatre murs trop tranquilles.
« C’est les dernières minutes. »
Tout autour de moi semble disparaître. Je plisse les yeux pour distinguer les ombres derrière la caméra. Le navire est plongé dans l’obscurité, et j’oublie un instant la lumière chaleureuse projetée par ma hotte. Il y a les mots qui reviennent et qui tanguent. Drone, Israël, bateau. Est-ce qu’on jette les téléphones ? Et puis drone encore, drone revient souvent, drone siffle jusque dans mes oreilles et sous mes pantoufles. Drone est là.
Sur les eaux troubles et grises, un bateau de la flotille se fait intercepter par des zodiacs israéliens.
Points rouges en alerte dans la nuit.
Mes jambes tremblent. Le sol de ma cuisine se dérobe sous mes pieds. Je sens le bateau voguer sous mon corps en alerte. Je les vois, les bateaux qui nous encerclent de plus en plus, les gilets oranges qui tressaillent, là-dehors.
La panique et les vagues coulent le long de mon plan de travail.
Ici, ou là-bas ?
Et puis soudain, un cri.
On jette les téléphones !
Tout s’éteint.
Ecran redevient blanc.
Sur Instagram, une actualité dont je ne me souviens plus.
Entre mes mains, un Grand cru Madagascar, noir 74 %.
Tranquille, trop tranquille.
Nausée.
Là-bas, c’est si loin, là-bas.
Là-bas, on menotte les membres d’une flotille dans le froid nocturne.
Là-bas, au milieu de l’océan, on braque des armes sur ceux qui ont osé vouloir sauver des vies.
Là-bas, on meurt, là-bas. On souffre, là-bas. On appelle dans le silence, on se heurte au froid des réponses vides, on vide sa voix.
Et ici, on fait quoi ?
Capucine
Il est donc plus ou moins 20h. Dans mon petit studio bruxellois, je finis de manger une pomme accompagnée de carrés de chocolat au caramel (effectivement, en automne, il faut réchauffer les cœurs).
Je reçois une notification de Charlotte me disant “j’étais sur le live de Rima Hassan, ils ont arrêté la flottille.”
Depuis le début de la journée, je guettais les infos nous provenant de Méditerranée. Je savais que les bateaux de la Global Sumud Flotilla s’engageaient dans la zone de tous les dangers. Ces personnes qui risquent leur vie pour celles des autres, je les vois un peu comme les soldat.es de l’humanité, puisqu’il faut tout voir sous un prisme guerrier.
La veille, les larmes montaient en entendant les membres d’un des bateaux reprendre la chanson résistante Bella Ciao au milieu de l’océan.
Aujourd’hui, les larmes montent en pensant à ces belles voix qu’Israël veut faire taire.
Là-bas, à Gaza, les enfants n’ont pas de chocolat. Ni de caramel, ni même de pomme. La liste est longue, puisqu’ils n’ont plus rien.
Là-bas, des rappeurs programmés à Paris dédicacent les bombes qui vont exploser sur des innocents.
Là-bas, ces mêmes innocents se font assassiner quand ils veulent se rendre au point d’aide “humanitaire”.
Là-bas, les soldats israéliens s’amusent à poser à côté des cadavres de femmes qu’ils ont violées.
Mais c’est là-bas, tout ça, alors ça n’existe pas. Pas besoin d’en faire tout un plat, on a bien des problèmes, ici. Ici, mais pas là-bas. Partout, sauf là-bas.
Trop facile.
On fait quoi ?
Nos descendants nous regardent. Les victimes des précédents génocides nous regardent. L’Histoire et l’Avenir nous regardent.
Ils nous regardent nous, qui ne sommes pas là-bas. Nous, vous, eux, ceux-là, toi, moi, tous.tes, qui ne faisons rien.
Par Charlotte Meyer et Capucine Bastien Schmit
