A Marseille, cette institution pas comme les autres s’est donnée pour objectif de réintégrer des étudiants en situation de précarité. Dans ce royaume de l’autodidaxie, les jeunes vivent leur vie comme une œuvre. Un pari fou que son fondateur, Jean Michel Bruyère, nous a expliqué.
Qu’est-ce qui vous a amené à fonder une école supérieure d’art ?
Je fais partie d’un collectif international d’artistes, installé à Marseille, qui s’appelle LFKs. Nous travaillons sur des formes artistiques très expérimentales en rupture avec le système artistique global, en l’interrogeant sur son fond, son objet, ses enjeux et sa place dans la société. Dès les années 1990, nous avons également décidé de mener une vie d’action sociale, qui instrumentalisait les formes artistiques pour créer et réaliser des objets très concrets, avec des gens de la société, dans des endroits qui nous paraissaient être clés, et sur lesquels on pouvait agir et aider directement. Aujourd’hui nous travaillons presque exclusivement sur cet aspect social, car il nous a ramené à une forme d’évidence du travail artistique.
Et en 2014, vous fondez officiellement Sup de Sub.
En 2014, le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, qui est réputé pour être assez éloigné des questions sociales, nous a commandé un opéra. On a répondu qu’on souhaitait créer un opéra de quartier, avec seulement des forces locales. Voilà comment nous nous sommes installés dans le quartier prioritaire de Jas-De-Bouffan. Des jeunes qui étaient là, en grande quantité, sans perspective et sans trop de formation, nous ont demandé de leur donner un coup de main, et on a inventé ensemble ce dispositif qui ensuite s’est démultiplié.
Qui sont les étudiants accueillis par Sub de Sub ?
Leur point commun principal, c’est la précarité. Pas d’argent, pas de moyens de se développer, de choisir ce qu’ils veulent faire, aucun accès à rien. Et on parle là d’une précarité extrême. Quand on a commencé, dans les années 1990, la précarité n’avait rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Ça s’est abimé d’une manière incroyable. Aujourd’hui, on reçoit des jeunes gens en sous-nutrition, parfois à la rue. Ce sont des jeunes qui sont à l’arrêt, qui ne peuvent pas penser ni observer leurs capacités, qui ne peuvent pas les développer, qui n’ont aucune chance de construire des vies qui leur conviennent.

Lorsqu’on se renseigne sur Sup de Sub, il est souvent mentionné que votre école sert à atteindre « une forme de vie choisie ». Son objectif est-il de donner des clés pour décider de son avenir, ou d’offrir une parenthèse loin des galères ?
Donner des clés pour l’avenir, c’est ce qui est visé. Les capacités, ça se développe, mais quand tu n’as pas de stabilité, tu ne peux pas les développer. Parfois, tu ne peux même pas les concevoir. L’égalité des chances n’existe pas, il faut travailler pour la créer. Entre quelqu’un qui a une vie stable et quelqu’un qui est dans une galère constante, avec tous les traumatismes que ça entraîne, il est possible que les capacités ne soient pas atteintes, ou qu’on ne sache pas quoi en faire. C’est un combat, de trouver ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités » : trouver ses capacités et avoir le choix de les développer et d’en vivre.
Le renouveau est au cœur de votre formation.
Entre chaque promotion on recommence à zéro. On ne refait jamais le même programme que l’année précédente, et on annule toutes les règles qui ont été établies. Quand les étudiants rentrent, il y a une proposition d’architecture, mais la première chose qu’on fait c’est un parlement. Tout le monde est présent, les étudiants forment l’équipe pédagogique et définissent les règles. Au début c’est brouillon, mais ensuite on réfléchit pour que ça fonctionne. Les règles sont établies au fur et à mesure, car il faut d’abord faire face au problème pour savoir comment le résoudre. C’est extrêmement libre, il n’y a pas d’autorité du tout, et le programme est fait par les jeunes gens. Ce sont eux qui décident ce qu’ils ont envie d’apprendre, au fur et à mesure qu’ils découvrent l’existence de disciplines et de connaissances.
Comment s’organise la formation ?
La création et l’art sont au centre de tout. Elle fonctionne sur une instrumentalisation des formes artistiques, c’est-à-dire qu’on ne vise pas à alimenter le milieu de l’art tel qu’il est et ses objets avec de nouvelles recrues, mais qu’on met à la disposition des jeunes les outils artistiques, dont ils feront ce qu’ils veulent. On ne fait pas du tout d’idéologie, on essaye de ramener la pratique artistique dans le quotidien pour l’améliorer. On peut commencer par apprendre des théories, mais on va surtout pratiquer les formes. Car la caractéristique principale de Sup de Sub, c’est de s’appuyer sur l’expérience : c’est une école d’art qui n’en a pas du tout les intentions. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment on peut transformer massivement les choses en laissant les jeunes inventer des formes nouvelles, et l’impact que ça peut avoir. Tout est pensé pour ne transmettre que l’essentiel, c’est-à-dire des moyens de développer des choses à soi. C’est pour ça qu’on travaille avec des moyens de démocratie directe et qu’il n’y a pas d’équipe pédagogique.
Votre école dit avoir pour but d’aider ses étudiants à vivre leur vie « comme une œuvre ». Qu’est-ce qu’une œuvre pour vous ?
Faire sa vie comme une œuvre revient à choisir en fonction de ce qui nous parait bien, beau, porteur de sens, élevé, qui donne de l’allure à notre vie. On utilise beaucoup cette question de l’esthétique, comme dans la civilisation amérindienne : on va retenir la beauté du geste, la beauté de la posture, la réaction. Il faut remettre le mot art partout où il a été enlevé, car nous n’avons pas de raison d’en être séparé. Il faut le retrouver autour de soi. Ça commence par transformer la notion d’art pour la mettre en pratique. Une année, des étudiants ont investi pendant trois mois un hôtel d’hébergement d’urgence de familles à la rue, entièrement loué par le Samu Social, pour améliorer la vie de tout le monde grâce à ce qu’ils avaient appris. Et ils ont fait plein de choses passionnantes.

Au début, c’était une volonté de votre équipe que Sup de Sub ne bénéficie d’aucune aide étatique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
On a emmené les étudiants de la première version de Sup de Sub à Chicago, car l’université de Chicago nous avait commandé quatre créations en hommage à Fred Hampton, le président du Black Panther Party de la ville, assassiné à 21 ans. Une fois là-bas, les entités françaises en présence ont vu notre travail, dont Muriel Pénicaud. Une fois ministre, cette dernière a créé le Haut-Commissariat aux Compétences. On nous a alors contacté pour expliquer comment on procédait avec Sup de Sub, car le ministère voulait lancer un appel à projets pour initier des expérimentations dans les quartiers les plus prioritaires en France. L’« État apprenant » était prêt à accepter toutes sortes d’expérimentations pour apprendre à gérer ces questions. On y est allé, on a expliqué un peu ce qu’on avait fait. L’appel à projets est sorti, et, avec d’anciens étudiants de Sup de Sub, on s’est dit qu’on allait essayer de concourir.
Vous avez alors remporté l’appel à projets.
Oui, mais il y a eu des complications. On voulait que les étudiants soient rémunérés, ce qui n’était pas prévu dans le programme. On a réussi à convaincre Pôle Emploi Sud de faire la rémunération, mais on a perdu notre accréditation. Finalement, on a été réintégré, et le ministère a systématisé la rémunération des jeunes de tous les appels à projets. Avec cette candidature, on passait de 17 étudiants à 80 répartis sur deux campus, à Marseille et Bobigny. On ne pouvait plus se financer seuls.
Comment expliquez-vous que plusieurs écoles et institutions alternatives naissent depuis quelques années ?
Plus il y a d’initiatives, plus je suis content, même si elles vont dans le sens opposé de ce qui me parait être le bon sens. Mais si on veut que ça change, il faut qu’il y ait des programmes qui soient vraiment alternatifs. Si ces alternatives sont la prolongation d’institutions qui existent déjà, quelle différence va-t-il y avoir au bout du compte ? Cela va produire le même art, qui ne va pas changer et qui va profiter aux mêmes, sans être intégré à la vie, avec juste une apparence de diversité. Et au bout du compte, le système sera sauvé. Je pense que la fonction de ces choses, c’est ça : ce n’est pas une fonction sociale, mais une fonction libérale, une stratégie.
Pour aller plus loin : site de Sup de Sub
