Cette semaine, Combat vous présente les invitées de notre conférence sur la place de l’enfance dans la démocratie qui aura lieu le 29 novembre. Parmi les invitées, Stéphanie d’Esclaibes, fondatrice du podcast ‘Les Adultes de Demain’.
« Rien ne révèle mieux l’âme d’une société que la façon dont elle traite ses enfants. » Cette citation de Nelson Mandela, Stéphanie d’Esclaibes la porte chaque jour, chevillée au corps. La jeunesse, elle en a fait son combat quotidien. Chaque semaine, elle délivre ce message à travers son podcast « Les Adultes de Demain », qui culmine à trois millions d’écoutes. Sont aussi bien passées à son micro la spécialiste des droits de l’enfant Marion Cuerq que la jeune chanteuse Zoé Clauzure ou encore la militante Aude Lafitte. Objectif : replacer la question de l’enfance au coeur de nos préoccupations sociétales. A trois semaines de la naissance de son deuxième fils, c’est désormais à son tour de passer de l’autre côté du micro.
Une enfance Montessori
« Une grande privilégiée ». Stéphanie d’Esclaibes le répètera plusieurs fois pendant cette interview, un peu comme un choc, une prise de conscience qui aurait ouvert la porte sur toutes ces années d’engagement. « Mes parents ont été à l’avant-garde, raconte-t-elle. Malgré une époque qui plaçait encore la violence au premier plan de l’éducation, ils ont toujours eu à cœur de respecter notre bien-être, nos besoins fondamentaux. » La jeune femme brosse une enfance joyeuse, entourée de quatre frères et sœurs, où chaque singularité est encouragée.
Rien ne semblait pourtant prédestiner ses parents à se lancer dans une carrière éducative. Lorsqu’ils se rencontrent, tous deux travaillent dans le milieu de l’immobilier. L’entrepreneure raconte cet amour entre deux adultes marqués par une scolarité pas très heureuse ; une mère divorcée à 19 ans sans bac en poche et un père suivant des études par contrainte familiale. « A la naissance de mon frère aîné, ils se sont dit qu’ils ne voulaient pas lui offrir la même histoire ».
Sylvie et André d’Esclaibes opèrent alors un saut dans le vide. Il y a quarante ans, ils créent en région parisienne la première école bilingue Montessori du pays. De la maternelle jusqu’au lycée, l’établissement intègre des pédagogies respectueuses de l’enfant tout en mettant l’accent sur l’international, avec un apprentissage de l’anglais dès la maternelle et une grande place accordée à la culture.

Toute son enfance, Stéphanie d’Esclaibes connaîtra ses parents comme enseignants. « Cela nous a permis de nouer des liens très forts, mais c’est un peu compliqué quand tu vis tes premières relations amoureuses à l’adolescence » rit la jeune femme. Elle sourit : « c’était une grande famille. La relation entre enseignants et élèves était toujours basée sur la bienveillance et l’écoute. On a vécu en tribu, en soulignant toujours l’importance de développer la singularité de chacun. Souvent, certains élèves continuaient leur journée scolaire à la maison. C’était très mouvementé, très joyeux. »
D’Amazon aux droits de l’enfant
Quand elle parle de l’enfance, le regard de Stéphanie d’Esclaibes s’anime. Tout de suite, une vague colorée semble émaner d’elle. Difficile d’imaginer cette passionnée de la cause de la jeunesse travailler dans un bureau chez… Amazon. C’est pourtant au sein de la multinationale que l’entrepreneuse fait ses premiers pas dans la vie active, après une licence de gestion économie et une école de commerce. « Je ne savais pas ce que je voulais faire » explique-t-elle avant de se reprendre : « je crois que j’avais surtout du mal à m’autoriser à faire autre chose que la voie très scolaire toute tracée. Moi, ce qui me passionnait, c’était le milieu du spectacle et de la culture. »
Très vite, elle ressent toutefois la sensation d’évoluer dans une cage dorée, à coups de chiffres mirobolants et d’injonctions à la productivité. Si elle y rencontre le père de ses fils, la quête de sens se fait vite ressentir. En 2020, la crise du Covid la convainc de sauter le pas. « J’avais 28 ans et je venais de passer six ans chez Amazon, se souvient-elle. Mon dernier job avait consisté à créer le programme philanthropique de la boîte. J’avais touché du doigt au monde associatif français et j’ai découvert une sphère que je méconnaissais totalement. C’est là où je me suis dit que mon histoire était ailleurs. »
Assez rapidement, la question de l’enfance la titille. « Les Adultes de Demain », lancé en 2019, a l’air de rencontrer un public. Pourtant, la jeune femme hésite. « Toute une partie de ma famille travaille pour l’éducation et l’enfance. Je ne savais pas si cette histoire m’appartenait vraiment. »
Une cause qui nous rassemble
En 2023, lorsque son premier fils voit le jour, Stéphanie d’Esclaibes se prend de plein fouet les réalités d’une société qui laisse la question de l’enfance sur le bas-côté. « Je me suis aperçue que mon expérience personnelle de l’enfance n’était pas universelle, que mes parents avaient pris des choix extrêmement forts à leur époque, et que les miens, qui ne me semblaient pas si révolutionnaires, pouvaient beaucoup choquer ou interroger. » Le couple arrête par exemple de travailler pendant huit mois pour rester auprès de leur fils. En France, la reprise du travail après la naissance d’un enfant survient en moyenne dix semaines après l’arrivée du bébé, souvent par contrainte économique ou absence d’alternatives, sans que les besoins du nouveau-né ou les réalités de la situation post-partum de la mère soit pris en compte.

« Nous avons eu la chance de pouvoir répondre aux besoins de notre fils mais malheureusement, cela reste un privilège immense » regrette la jeune mère qui pointe du doigt un dysfonctionnement général de l’époque à l’égard des enfants. « Pour moi, c’est un symptôme très clair du mal être de notre société. » Stéphanie d’Esclaibes met alors le doigt sur son engagement : comment faire de l’enfance une cause qui nous rassemble tous ?
« La domination des adultes fait partie de notre patrimoine. Pourtant, je suis persuadée qu’une société mieux pensée pour les enfants est une société meilleure pour tous » martèle-t-elle. La jeune femme en veut notamment pour preuve l’existence des espaces No Kids qui n’ont cessé de se multiplier ces dernières années. A ses yeux, le sujet dépasse de loin la simple question de l’enfance. « Cette pratique extrêmement discriminatoire à l’égard des enfants touche directement à notre idéal de vivre ensemble, de bien-être collectif » alerte-t-elle. L’entrepreneure s’apprête d’ailleurs à sortir un nouvel épisode de son podcast sur le sujet. Au micro, l’anthropologue interviewé évoque les espaces No Kids comme un symptôme supplémentaire du repli sur soi de notre société. Il nourrit cette recherche perpétuelle, alimentée par les réseaux, de n’être entouré que de nos semblables. L’importance du lien intergénérationnel se distord. Dans cette configuration, qui isole aussi bien les enfants que les adultes en charge, en particulier les mères, l’espace public perd de son essence.
La première conférence spectacle des enfants
« J’adore ce sujet de l’enfance. Tout ça revient à réfléchir à comment sortir l’enfant de la sphère intime dans laquelle ils sont enfermés pour en faire un sujet politique dans le sens noble du terme » affirme Stéphanie d’Esclaibes en comparant la lutte pour les droits de l’enfant au combat féministe. « Il faut redonner le pouvoir aux enfants de connaître leurs droits parce que ça fait partie de leurs droits fondamentaux. »
Par chance, assure-t-elle, nous avons sous les yeux des modèles où les sociétés prennent davantage en compte la question de la jeunesse. L’entrepreneure cite notamment les pays Scandinaves qui ont pris le sujet à bras le corps à partir des années 1980. Si la Suède interdisait les châtiments corporels envers les enfants en 1979, la France n’a suivi que quarante ans plus tard. Promulguée en 2019, cette loi reste d’ailleurs volontiers dans l’ombre et les violences envers les plus jeunes restent globalement banalisées. Stéphanie d’Esclaibes, qui revient d’un voyage en Suède, décrit un pays où les espaces publics sont pensés pour le confort des enfants et des parents. Cafés au bord des aires de jeux, réhausseurs dans les taxis, poussettes en libre-service, mais aussi relations apaisées : ici, l’enfant fait partie intégrante de la société. L’enfance et le vivant y sont d’ailleurs indissociables. « Je suis très étonnée que chez nous, l’écologie parle aussi peu de l’enfance. L’enfance, c’est le temps long. Or, inscrire nos décisions sur le temps long est précisément le projet de l’écologie. »

Au quotidien, la jeune femme se nourrit aussi de lectures qui inspirent son combat. Dans sa bibliothèque trônent aussi bien L’Enfant de Maria Montessori que les ouvrages de Marion Cuerq, Francesco Tonucci ou encore Infantisme de Laelia Benoit, « un livre qui devrait être lu par tous » assure-t-elle.
Main sur le ventre, sourire aux lèvres, elle confesse rêver de voir émerger un ministère de l’enfance et que les entreprises s’emparent du sujet afin de permettre une plus grande flexibilité aux familles. « Je rêve que les parents soient épanouis dans leur rôle, puisque malheureusement, les études montrent qu’il y a un véritable épuisement parental. Mais j’espère plus que tout que nous arriverons à construire une société qui respecte les dispositions spontanées de l’enfant. Dans l’idéal, il faudrait que l’on parvienne à ne jamais éteindre ces flammes que l’on perd tant à l’âge adulte. Cela revient à repenser notre système scolaire, notre urbanisme pour avoir des villes où ils peuvent retrouver leur autonomie, leur liberté. »
En attendant, l’entrepreneure planche déjà sur un nouveau projet. Au printemps 2026 aura lieu la première édition de l’Agora des enfants. Née d’un collectif d’acteurs engagés pour l’enfance dont la jeune femme fait partie, elle se présente comme la première conférence spectacle où des enfants âgés de 6 à 18 ans monteront sur scène pour repenser le monde. En permettant aux plus jeunes de faire entendre leur voix, Stéphanie d’Esclaibes entend bien créer un sursaut collectif en faveur de l’enfance.
Par Charlotte Meyer
