après le massacre de Melilla, imagine there’s no borders

Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur la tragédie migratoire à Melilla.

Le 24 juin dernier, entre 1 300 et 2 000 exilé·es tentaient d’atteindre l’Union européenne en entrant dans l’enclave espagnole de Melilla, au nord du Maroc. Seules 133 personnes ont réussi et ont pu être placées dans un centre d’accueil de l’autre côté de la frontière. Les autres ont été refoulées au cœur du royaume Chérifien par les forces de l’ordre locales. À l’issue de cette journée, 23 décès ont été recensés par les autorités marocaines – 37 par les Organisations non gouvernementales (ONG). C’est à ce jour l’un des événements migratoires les plus meurtriers aux frontières terrestres de l’Europe.

Selon une enquête du Monde publiée le 8 juillet 2022, cette tentative de passage était prévue depuis plus d’un mois. Quelques jours avant le départ, des migrant·es venu·es d’autres régions du Maroc se joignent à celles et ceux niché·es dans des camps de fortune aux alentours du mont Gourougou.

Carte de situation du massif de Gourougou qui surplombe le périmètre de Melilla. Mohamed Drissi Kamli / Le Desk.

Informées du projet, les forces de l’ordre mènent le 23 juin une opération de ratissage pour déloger les migrant·es de leurs camps et leur donnent 24 heures pour partir, sans succès. Le lendemain, le groupe s’élance. Leur but n’est pas d’escalader la clôture – haute de dix mètres – qui sépare le Maroc de l’enclave, mais plutôt de forcer le poste-frontière de Barrio Chino pour ouvrir les portes qui conduisent à Melilla.

Au début, la présence policière est faible. Elle s’intensifie à mesure que les migrant·es s’approchent de l’enclave. Les exilé·es sont en effet encerclé·es et chargé·es dans le dos. Pierres et grenades assourdissantes jaillissent, la moitié du groupe rebrousse chemin. Six cent personnes parviennent à entrer dans le poste-frontière. Certaines ont longé la clôture ; d’autres tentent d’escalader le mur grillagé. Sous le poids des migrant·es, celui-ci s’écroule vers la rue. Les autorités marocaines expliquent que cet effondrement a causé le lourd bilan humain mais les images du Monde et les témoignages recueillis par ce même journal laissent penser qu’il n’y a eu aucun décès à ce moment-là.

Des migrants lors d’une manifestation contre le racisme à Rabat le 28 juin (AFP).

Quelques minutes plus tard, les exilé·es se retrouvent coincé·es dans une cour, entre les clôtures séparant les deux pays. De là, il ne leur reste plus qu’à franchir un étroit tourniquet pour entrer en Espagne. Utilisé pour réguler les entrées au compte-goutte, celui-ci est décrit par les sources du Monde comme un « goulot d’étranglement ». De plus en plus de gens s’y engouffrent, des bousculades ont lieu : plusieurs personnes périssent étouffées. Mais selon l’ONG Human Rights Watch (HRW), la plupart des décès ont été causés par la police marocaine – notamment par ses tirs de balles en caoutchouc, coups de matraque et lancers de grenades. Les autorités ont par ailleurs tardé à alerter les secours, aggravant la situation. D’où un bilan humain aussi funeste.

Des pions diplomatiques

Le drame de juin 2022 s’inscrit dans une période de forte répression policière envers les migrant·es au Maroc. Depuis plusieurs semaines, leurs camps font l’objet de ratissages et de nombreuses campagnes d’arrestation ainsi que de déplacement forcés sont entreprises. Cette intensification a lieu alors qu’une véritable coopération sécuritaire est à nouveau effective entre Rabat et Madrid.

Au centre de cette entente trône la question du Sahara occidental, une ancienne colonie espagnole revendiquée par le Maroc et le Front Polisario. Dans ce dossier, les migrant·es servent de pions diplomatiques. Souvenons-nous : en mai 2021, Rabat fait pression sur son voisin ibérique en relâchant ses contrôles à Ceuta, la deuxième enclave espagnole sur son territoire. En moins de 24 heures, près de 10 000 migrant·es réussissent à entrer en Europe. Les tensions ne s’apaisent qu’en mars 2022 avec la reconnaissance par Pedro Sanchez, le président du gouvernement espagnol, du plan d’autonomie du Maroc pour le Sahara occidental. Le silence espagnol – qui demeurait depuis 1975 – sur cette question délicate est alors absout. En échange de ce soutien, le Maroc signe un accord pour le renforcement de leur coopération migratoire. Dans une logique d’externalisation des frontières, c’est donc aux forces de l’ordre marocaines qu’il revient d’empêcher les migrant·es d’entrer en Espagne.

une route prisée

La route des enclaves est de plus en plus employée par les exilé·es, notamment Soudanais·es. S’ils et elles passaient auparavant par la Libye pour traverser la Méditerranée, les nombreuses exactions commises par les gardes-côtes libyens – financés par l’Union européenne (UE) – ont eu une portée dissuasive. De plus, Raouf Farrah, chercheur au sein de l’organisation Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC) explique dans Le Monde que « les Soudanais sont visés par les trafiquants pratiquant l’extorsion de fonds, car ils payent des rançons plus élevées que les autres Sahéliens. Il leur est désormais moins coûteux d’emprunter la route de l’Ouest, même si la boucle est plus longue. »

Le renforcement de la répression aux frontières de l’UE ne contribue donc qu’à déplacer le problème. Car au lieu d’entrer en Europe de façon sûre, les exilé·es emploient des routes de plus en plus dangereuses. C’est par exemple le cas de celle vers les îles Canaries, située à une centaine de kilomètres des côtes marocaines. En 2021, 4 404 migrants sont morts ou ont disparu au cours de leur traversée en mer selon InfoMigrants.

C’est la raison pour laquelle le « partenariat rénové » pour combattre les réseaux de traite humaine signé entre l’UE et le Maroc le vendredi 8 juillet est un pur écran de fumée. En 2015, les deux parties signaient un accord dans la même veine : celui pour la création du fonds Fiduciaire d’urgence pour l’Afrique. Ce dispositif en apparence humanitaire a permis au royaume Chérifien de bénéficier de près de 183 millions d’euros de la part de l’UE. 90% du montant a été utilisé pour renforcer ses frontières.

briser les frontières politiques

La solution proposée par le philosophe Paul B. Preciado dans Un appartement sur Uranus (Grasset, 2019) est d’inventer un autre espace politique. Opposé à l’idéologie nationaliste qui, par des « protocoles de guerre, de reconnaissance et d’exclusion des populations » place les migrant·es dans une position « de vulnérabilité sociale très élevée », il suggère d’abolir les frontières. Selon lui, « l’intensité et la violence des mouvements migratoires planétaires exigent aujourd’hui et avec urgence le passage à une nouvelle citoyenneté-corps-tapis qui s’opposerait et transgresserait les lois des États-nations au sein desquels règne la citoyenneté-capital-terre. » Ce nouveau type de citoyenneté offrirait, comme un tapis étendu dans la rue, « une hospitalité aussi intense que précaire » et rendrait chaque corps « sujet d’une citoyenneté mondiale ». Cette considération exprimée par les institutions à l’égard des migrant·es passerait par l’octroi de « prothèses politiques (noms, droit de résidence, papiers, passeports…) et bio-culturelles (aliments, médicaments, composants biochimiques, refuge, langage, autoreprésentation…). » Sans elle, de nouvelles tragédies sont à prévoir.

Par Elena Vedere

Pour aller plus loin :

A la Une : Des migrants courent sur le sol espagnol après avoir franchi les clôtures séparant l’enclave espagnole de Melilla du Maroc à Melilla, en Espagne, vendredi 24 juin 2022. JAVIER BERNARDO/AP

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