Depuis plusieurs années, élections rime avec abstention. En parallèle, face à un système où le peuple n’a de pouvoir qu’en apparence, de nombreux projets politiques alternatifs se multiplient. Cet article est tiré de notre numéro spécial « (Ré)inventer la Démocratie » paru en été 2021.
2016, Paris. Place de la République, à la sortie du métro, la foule est compacte. Difficile de se frayer un chemin entre les stands et les regroupements divers. Par endroits, la clameur des voix étouffe les musiques dispersées.
Au printemps de cette année-là, pendant plusieurs semaines, ma vie a été rythmée entre ces journées routinières à vaquer dans les couloirs de l’école et des Nuits Debouts –surtout blanches- où jeunes et moins jeunes transformaient la célèbre place parisienne en terrain utopiste, plus ou moins fertile. Si le premier objectif du mouvement était de faire converger les luttes contre la loi Travail, il était rapidement devenu un « laboratoire de la libre parole et de la démocratie. »
Peu de temps après, l’été apathie les ferveurs. Dans un café de la capitale, je rencontre alors Noémie Toledano, co-auteure du manifeste #32 Mars. Très mobilisée au sein de Nuit Debout, elle évoque la France comme un « simulacre de démocratie » : « Il faut commencer par prendre conscience que nous sommes à genoux, et surtout que personne ne nous appuie sur l’épaule pour nous empêcher de nous relever. Nous sommes peut-être comme des enfants, et nous finirons par nous apercevoir qu’en mettant un pied l’un devant l’autre, nous pouvons avancer. Nous finirons par reprendre notre dignité, à condition d’en avoir conscience et d’aller de l’avant ensemble » martelait-elle alors.
Cinq ans plus tard, lorsque je la rappelle, Noémie a un peu perdu de son enthousiasme. Entre temps, me raconte-t-elle, « la macronie est passée par là », accompagnée d’une Convention Citoyenne pour le Climat avortée, des taux d’abstention record à toutes les élections et un renouvellement politique bien léger. « De Nuit Debout, il me reste encore une envie de repenser le monde, les modes de démocratie… Des initiatives se sont créées. Je pense par exemple à des listes municipales où surgissent de temps en temps des personnes de Nuit Debout. Mais elles ne rencontrent pas un grand succès. Il y a surtout une dichotomie entre l’envie de faire autre chose et le système des partis, de représentation. »

Le mythe de la représentation
C’est l’image d’Epinal brossée en long et en large dans toutes les salles de classe françaises : Athènes. La cité démocratique par excellence où le peuple assemblé, l’ecclesia, exerce directement le pouvoir. Comme tous les idéaux, la perfection athénienne est évidemment à nuancer. Si démocratie il y a, celle-ci exclut de la citoyenneté les femmes, les esclaves, les étrangers et les hommes de moins de trente ans. D’autre part, toutes les questions n’étaient pas tirées au sort ; des sujets comme la religion et la justice étaient dévolus aux plus riches, les Archontes. Bref, le « peuple » ne règne pas tant en maître.
En France, en pleine Révolution Française, les ambitions démocratiques de la Constitution peuvent se résumer à cette phrase d’Emmanuel-Joseph Sieyès : « c’est pour l’utilité commune que les citoyens nomment des représentants plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général. » A l’image de Thomas Hobbes ou de James Madison aux Etats-Unis, deux ans plus tôt, la nation passe avant la volonté populaire, considérée comme trop incompétente pour participer davantage aux décisions législatives. Voilà le contrat de la démocratie indirecte, réduite aujourd’hui à un vote tous les cinq ans. Le seul acte politique du peuple est résumé à ce geste bref : le bulletin dans l’urne. Désormais, la rue a le droit de s’exprimer – dans une limite toute relative – mais pas de gouverner. L’économiste Joseph Schumpeter écrivait déjà en 1942, dans Capitalisme, socialisme et démocratie que notre rôle « consiste à accoucher d’un gouvernement (…) Le peuple ne gouverne effectivement jamais, mais on peut toujours le faire gouverner par définition. »
Le Conseil National de la Nouvelle Résistance (CNNR) est né durant le confinement de mai 2020 « en réaction au cynisme du président Macron évoquant dans un discours le retour des jours heureux alors qu’il n’a de cesse de détruire tous les acquis du programme du CNR appelé Programme des Jours Heureux. » Interrogés par Combat, les membres du CNNR affirment que « la monarchie constitutionnelle mise en place par la Cinquième République au travers d’un coup d’Etat permanent aboutit après 60 ans de fonctionnement et des réformes constitutionnelles successives à une situation politique toxique où la démocratie est bafouée, remettant tous les pouvoirs au président sans qu’il n’y ait plus de véritable contrepouvoir. » Face à une crise systémique de grande ampleur, sociale, économique, démocratique, écologique et sanitaire, ils se posent « en résistants contre les forces souhaitant imposer leur pensée unique. »
Peuple : Ensemble des humains vivant en société sur un territoire déterminé et qui, ayant parfois une communauté d’origine, présentent une homogénéité relative de civilisation et sont liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes. (CNRTL)
Donner le pouvoir au peuple, cela suppose d’abord de savoir définir quel est ce peuple. Qui est-il ? Quel est son périmètre ? En France, les citoyens actifs n’ont que très récemment admis les femmes en leur sein. Aujourd’hui, c’est le statut des non-nationaux qui est débattu. La difficulté de définir le peuple révèle déjà les limites à un projet politique concret. Comme l’écrit Manuel Cervera-Marzal en 2016, dans le n°47 de la revue « Tumultes » : « s’il faut décider qui appartient au peuple, se pose immédiatement la question de savoir qui va prendre cette décision, autrement dit, qui va décider de ceux qui devront décider ? »
«(Re)prendre le pouvoir »
C’est l’objectif affiché par de nombreux mouvements alternatifs. Extinction Rebellion, avec ses Assemblées Populaires, en a fait son cheval de bataille. Peut-on, en tant que peuple, reprendre le pouvoir ? L’a-t-on tout simplement déjà eu ?
Au XXè siècle, le philosophe français Paul Ricoeur fait du sentiment d’impuissance une des sources de souffrance fondamentale de la condition humaine, à l’origine d’une apathie sociale. Tout notre devoir politique serait alors de retrouver « la dignité de l’humanité capable. » C’est ce qui a en partie motivé le développement de la notion d’empowerment. Encore difficile à amener en France, le terme est d’abord utilisé aux Etats-Unis, au début du siècle dernier, par les femmes en lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Il sera popularisé par les méthodes du community organizing de Saul Alinsky dans les années 1930. Le but : créer des cadres permettant d’affirmer sa dignité, de s’auto-éduquer, et de construire une force collective en vue de revendiquer une transformation sociale. En opposition à une logique de victimisation, l’empowerment agit comme une émancipation individuelle et collective. De plus en plus considéré comme « le modèle-type de démocratie participative », il est notamment utilisé en France pour émanciper les femmes dans les quartiers défavorisés, à partir d’activités collectives comme le théâtre, le chant, la cuisine…

Apprendre à gouverner
« C’est en faisant du parapente que j’ai compris pourquoi j’avais raté mon ascension sociale. » Seul sur scène, queue de cheval et chemise à fleurs, Franck Lepage parle d’abord de lui, puis du monde. Parfois, il gratte de la musique ou saisit un nouvel accessoire. La série de « conférences gesticulées » dont il est le fondateur a pour but de rétablir les véritables rôles de l’éducation populaire, « d’émancipation des personnes, d’expérimentation sociale et d’incitation à l’engagement politique dans les affaires de la cité. » C’est là une condition phare de l’empowerment : l’éducation populaire.
Dans la démocratie athénienne, si les représentant étaient tirés au sort, c’est parce qu’ils étaient tous considérés comme aptes et éduqués à gouverner. Aujourd’hui, nous apprenons plus volontiers à déléguer l’art du gouvernement que l’inverse. La (re)prise du pouvoir par le peuple nécessite une contre-éducation des citoyens et citoyennes, par une méthode souvent subversive et populaire. La technique des conférences gesticulées véhiculées par Franck Lepage permet à chacun de poser la question de sa propre place dans le monde. Sans compétence artistique préalable, le conférencier est invité à s’exprimer de manière très directe et publique de sa propre expérience. Le CNNR croit aussi en l’œuvre de l’éducation populaire.
Dans la même idée, Extinction Rebellion organise régulièrement des Assemblées Populaires, la plupart du temps à l’occasion de blocages ou de manifestations. Associées à des thématiques environnementales, les assemblées se tiennent dans l’espace public afin d’amener les passants à prendre part à la discussion. Une manière d’intégrer tout un chacun à la discussion politique, de s’approprier des sujets auxquels nous sommes peu sensibilisés et de participer au débat de la refonte démocratique. Dans une moindre mesure, ATD Quart Monde intègre également les personnes défavorisées au débat politique à l’aide de ses Universités Populaires.
Modifier ou perpétuer le système ?
Une reprise en main populaire du pouvoir pourrait donc passer par une éducation plus active et une participation plus construite et raisonnée aux affaires de la Cité. Mais il reste un obstacle de taille : aujourd’hui, les institutions ne sont pas prévues pour que les citoyens participent activement à la vie politique. Même éduquée, la population n’aura accès aux institutions qu’à condition de provoquer une mutation du système.
Paradoxalement, les alternatives qui cherchent à se mettre en place n’ont d’autres choix que de passer par les institutions préexistantes. C’est par exemple le cas de la Primaire Populaire, un collectif lancé en octobre 2020 par des militants indépendants, dont Mathilde Imer, écologiste à l’origine de la Convention Citoyenne pour le Climat, dans le but de désigner un candidat commun pour la gauche. Un collectif qu’a justement rejoint Noémie Toledano : « Aujourd’hui, je suis devenue sceptique sur pas mal de choses, confesse-t-elle. J’ai moins la fleur au fusil. La Primaire Populaire m’a séduite par son côté terre à terre. Contrairement à il y a cinq ans, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de se passer des partis. Il faut que ce soit des professionnels de la politique qui arrivent au pouvoir. »
2020 a également vu la création de Nouvelle Ere, un mouvement jeune dont l’objectif est de « mobiliser celles et ceux qui ne sont jamais mobilisés. » La première spécificité du mouvement pour son président, Olivier Demoures, est le rôle des territoires : « on cherche à être en contact avec la ruralité, les villes moyennes, les lieux péri-urbains… Tout cela couvre 70% de la population. Dans les faits, c’est une spécificité qui ne devrait pas en être une. Mais il est bien connu que la politique se concentre dans les grandes métropoles. Quand on parle de politique, en sortant de Paris, on est déjà dans les territoires ! » A rebours des méthodes actuelles, Nouvelle Ere cherche à réinvestir la politique par des actions concrètes de proximité : « plutôt que de faire des propositions politiques publiques éloignées des réalités quotidiennes des gens, on part d’actions concrètes, comme un jardin participatif dans les Yvelines ou la visite d’un viticulteur bio à Châlons-sur-Saône, et à partir de là on se dit : voilà ce qu’il se passe sur le territoire, la réalité quotidienne des personnes sur place. Qu’est-ce qu’on peut en tirer ? Est-ce qu’on peut le mettre ailleurs ? L’idée, c’est de partir du terrain pour aller au national, et non plus l’inverse. »
Avec ce projet, Olivier Demoures espère combler une faille importante du système démocratique. « La structure partisane ne convient plus à la manière de faire de la politique, explique-t-il. Avant, la programmation politique venait du terrain. On avait par exemple le Parti Communiste qui envoyait des enfants en vacances. Or aujourd’hui, ce n’est plus le cas. On a dévolu cette compétence aux think tanks qui, par essence, ne sont pas des organes de terrain. Le problème aujourd’hui, ce que nous disent les personnes qu’on rencontre, ce n’est pas qu’il y a un manque d’offre politique mais bien qu’il y a un véritable espace entre « eux », ce que l’Etat propose, et les réalités quotidiennes des territoires. »
Pour lui, c’est bien ce fossé entre l’Etat et le terrain qui empêche d’aborder des sujets concrets : « quand on parle d’un sujet aussi abstrait que l’identité, ce n’est pas que c’est trop compliqué, c’est que ça ne concerne pas le quotidien des gens ! Ce qui est important, ce sont les problématiques de proximité : ce qu’on mange, est-ce qu’on prend la voiture pour aller au travail, est-ce qu’il y a des cinémas et des services publics à côté de chez soi… » Depuis un an, les 200 jeunes du mouvement se rendent régulièrement sur le terrain, dans des territoires qui sont souvent devenus le terreau du Front National : « il faut aller écouter ces agriculteurs locaux par exemple, qui utilisent des pesticides, qui sont mal payés, qui ne peuvent pas employer d’ouvriers agricoles… » Il sourit : « C’est un travail de longue haleine. Un travail qui suppose de sortir de la bulle twitter, parisienne, accepter qu’on ne changera pas la vie des gens avec une vidéo instagram qui fait 50 000 vues. C’est aussi une partie des clés pour faire gagner l’écologie : changer la société et le modèle démocratique. »
Favoriser le local
Près de Séville en Espagne, la commune de Marinaleda fonctionne en démocratie directe depuis la fin de l’ère franquiste. En 1979, parce qu’ils s’estiment sous représentés par le pouvoir politique, les habitants s’étaient réunis en comité pour se présenter aux premières élections municipales libres depuis la fin de la dictature. Depuis, toutes les décisions du village sont soumises à la démocratie directe. Même les salaires des villageois ont été validés par les citoyens. Marinaleda a été élue « ville la plus sûre d’Espagne » et peut effectivement se passer de police. Ce système de démocratie à plus petite échelle pourrait-il fonctionner en France?
Face à un système difficilement modifiable, les alternatives démocratiques semblent aujourd’hui davantage se déplacer vers le local. Squats, ZAD, ecolieux, sont aujourd’hui les nouveaux laboratoires d’expérimentation politique. Pour Noémie Toledano « tout se passe à microéchelle. La ville, c’est la plus grande échelle possible pour ce genre d’alternatives, si on veut une vraie démocratie de proximité. Finalement, ma démocratie idéale est assez municipaliste. Ça enlèverait énormément de pouvoir à l’Etat. » Elle hésite un moment et ajoute « le vrai frein aujourd’hui, c’est qu’il y a une perte d’espoir énorme, une vraie résignation à se dire que c’est comme ça et pas autrement, qu’il n’y a pas d’alternatives. »

Pour Olivier Demoures de Nouvelle Ere, « une démocratie qui fonctionne doit prendre en compte les territoires. Il faut une démocratie déconcentrée, et pas décentralisée. Je veux dire qu’il n’est pas nécessaire de donner plus de compétences aux territoires mais mettre en place plus d’initiatives locales, avec des référendums d’initiatives citoyennes locales, par exemple. Le passage à la proportionnelle permettrait aussi d’améliorer la justice des territoires. Ça ferait des majorités ad hoc mais il va bien falloir un jour que les gens qui votent soient représentés. » Il voit dans cette première année de Nouvelle Ere « une formidable espérance » : « les gens ne sont pas du tout dépolitisés, assure-t-il. Ceux qui le disent mentent ou sont déconnectés. Il y a une vraie volonté chez les citoyens et citoyennes de changer les choses, de s’investir dans la démocratie… » Il ajoute : « Il va falloir continuer à se battre parce que, en face, celui qui malgré les élections a un projet concret et s’appuie sur ces fiertés locales, c’est le RN, et qu’il faut continuer à s’investir pour qu’on puisse convaincre ces gens-là que d’autres projets peuvent fonctionner. »
Du côté du CNNR, pas d’idéal démocratique sans la fin du système présidentiel. Le but serait de revenir à une démocratie parlementaire contrôlée à tous les niveaux par des assemblées citoyennes tirées au sort. Les consultations citoyennes sous forme de référendum devront être étendues et permettre en particulier la révocation des élus. Pour eux, « le fiasco dans la gestion centralisée de la crise sanitaire entre les mains d’un seul homme est un révélateur des défaillances de notre démocratie et un plaidoyer pour un renouveau démocratique. Pour cela les citoyens encore sidérés doivent à terme reprendre le contrôle et agir directement. A nous de rendre cela possible. »
Par Charlotte Meyer
