Liberté des femmes, oppression de l’Orient, lutte contre le capitalisme… De retour en salles, le film autobiographique de Marjane Satrapi est de plus en plus d’actualité.
C’est comme si une porte s’était ouverte il y a huit ans et refermée en janvier seulement. Prague, dixième édition du Festival du film iranien. Un événement en soutien à la révolte qui a suivi le meurtre de Mahsa Amini à Téhéran le 16 septembre dernier par la police des mœurs iranienne. « Femmes, Vie, Liberté », inscrit sur les banderoles publicitaires déployées aux quatre coins de la ville, en est le mot d’ordre. Et, à l’affiche notamment : Persepolis, l’autobiographie de Marjane Satrapi. Qui vient de ressortir en version très haute définition.
Dans les couloirs du passage Lucerna, à deux pas de Václavské náměstí — l’une des places principales de la capitale —, les jeunes gens sont très bien habillés. Il y a un bar, des magasins, une boîte de nuit et un cinéma. Dans l’air flotte une odeur de gala. La grande statue chevaline accrochée au plafond observe ce beau monde avec attention. Elle pense : pour certains, ce soir rimera avec émotion.
Les visiteurs prennent place dans la grande salle déjà bondée. Tchèques, Iraniens, Français, Allemands : s’entendent diverses nationalités. Car va passer Persepolis. Vu en classe de troisième en cours d’histoire de l’art, le film d’animation a spontanément été adoubé. Il a cheminé jusqu’au cœur et s’y est logé pour toujours.
Une bataille pour la liberté
Persepolis, c’est l’autobiographie en images de Marjane Satrapi. Une histoire de femme qui rejette les conventions, les objections, les assignations. Une bataille pour la liberté. Celle d’une individualité mais, plus largement, d’un peuple. Des peuples.
En 1978, Marjane a huit ans. Elle suit avec assiduité l’effervescence sociale de l’Iran d’alors, pays au bord de la rupture, où le Chah n’est plus promis qu’à quelques semaines de règne. Elle se meut en punk, lui qui n’est pas mort, jamais — c’est écrit sur un blouson noir qui se veut trop grand pour elle. Ce mouvement musical, cette culture, l’aide à s’affirmer quand autour tout s’écroule.

Femme soleil grandit, dans les ruines et le jasmin, femme rebelle, se rebelle, puis femme s’exile. Femme prophète, prophète en son pays, son pays qu’est le monde et qui n’a qu’un mot d’ordre : émancipation. Elle raconte subrepticement l’histoire d’une répression, d’une dictature, d’un Orient asphyxié par l’Occident aux rythmes d’un « donnez-nous le pétrole et on s’occupe du reste ».
Paul B. Preciado dirait que c’est une histoire de capitalisme petro-sexo-racial : un mode d’organisation social basé sur l’exploitation de ceux qu’il considère comme subalternes, anormaux (par exemple, personnes racisées, queer, minorités de genre, handicapés). C’est drôle parce que surgit aussi, dans Persepolis, le mot capitalisme. Sauf qu’à quatorze ans, en cours d’histoire de l’art, anarchisme, communisme ou Bakounine ne nous disent pas grand-chose. Parce qu’on n’a trop rien à lui opposer, au capitalisme — son propre étant de s’ériger en évidence, de remplacer la nature par sa nature. D’être hégémonie.
Les fleurs de l’espoir
Mais tout se recoupe. Ce qu’on lit le matin avec ce qu’on regarde le soir. Et des phrases s’incrustent dans nos têtes, y restent, font leur nid. Dans le cas de Persepolis elles sont soit très belles, soit d’une violence inouïe. À quatorze ans, je me rappelle le sexisme, la misogynie, la crainte. À quatorze ans, je me rappelle devant mon écran le gardien de la révolution qui scande : « les femmes comme toi, je les baise contre les murs et je les jette aux ordures » et quand en 2023 la phrase résonne dans la grande salle dorée de Lucerna je me dis : « je comprends mieux, maintenant. » C’était là depuis le début. Ça somnolait, ça s’accrochait, ça ne s’évadait pas car une phrase comme celle-ci ne s’oublie jamais. Elle a été prononcée par un homme iranien mais aurait pu sortir de n’importe quelle bouche. Elle est la voix du capitalisme pétro-sexo-racial, la voix de « l’oppression, de la dépossession, de la mort ».
Ce soir, au creux des rires et des pleurs, tout a ressurgi. C’était étrange de voir le film huit ans après et dans un autre pays. Se dire que sa réception en un lieu dépend aussi de l’histoire locale. Qu’il y a des raisons pour que les spectateurs gloussent à la vue des images de l’Oktoberfest ou qu’ils restent muets devant une blague de Lénine. Mais prendre la température de la salle permet de comprendre que Persepolis est un grand film. Car, dans l’absolu, il touche les gens. Fait changer de couleurs les sentiments.
Bref : Persepolis est ressorti le 26 juillet au cinéma. En écoutant l’ode à la vie de Marjane Satrapi, une maxime dans ma tête trottait. Choisir pour être libre. Et puis, une réactualisation : la liberté a un prix. Elle a le prix du sang, celui que les tyrans lui donnent. Il s’est passé quelque chose d’étrange ce soir, dans la grande salle bondée du passage Lucerna. Comme une électrification, un courant d’air qui balaye et remet tout à sa place. Marjane avait ouvert la porte sur la cruauté du monde, elle la ferme en disant : oui, mais il y a de l’espoir. Tant que les fleurs tomberont, il y aura de l’espoir.
Et les fleurs n’en finissent jamais de tomber.
