Dépenses inutiles et attrait migratoire : les prétendus vices de l’aide médicale de l’Etat

Le Sénat, lors de son examen du projet de loi immigration, a adopté mardi 7 novembre la suppression de l’aide médicale de l’État, qui permet la prise en charge des soins de personnes sans-papiers. Elle sera remplacée par une aide médicale d’urgence, plus restrictive et conditionnée à l’acquittement d’un droit annuel. Professionnels de santé, chercheurs, associations d’aide aux migrants s’insurgent d’une même voix contre cette mesure jugée aberrante d’un point de vue humain, sanitaire et économique.

Il s’agissait de l’un des amendements phares de la commission des lois sénatoriale lorsque celle-ci a déposé, le 15 mars 2023, sa version du projet de loi « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » porté, entre autres, par les ministres du Travail et de l’Intérieur. La suppression de l’aide médicale de l’État (AME), qui prend en charge les soins de personnes sans-papiers, a été adoptée mardi 7 novembre lors de l’examen du texte par le Sénat. Mais le diable se cache dans les détails, paraît-il, alors soyons précis.

Créée en 1999, l’AME assure la prise en charge complète d’un « panier de soins » pour les personnes sans-papiers résidant en France de manière irrégulière depuis au moins trois mois, sous réserve qu’elles en fassent la demande et qu’elles disposent d’un revenu inférieur à un certain seuil. Ses bénéficiaires n’ont donc pas à avancer les frais de leurs soins, tant que ceux-ci respectent les tarifs de la Sécurité sociale. Les dépassements d’honoraires ne sont pas couverts. Faut pas rêver non plus.

C’est cette prise en charge préventive que le fameux projet de loi immigration, durci par une majorité sénatoriale dont la composante LR cherche à réaffirmer son identité, se propose de supprimer, au profit d’une aide médicale d’urgence (AMU). Celle-ci serait conditionnée à l’acquittement d’un « droit annuel » de la part des bénéficiaires, et couvrirait le coût de médicaments et de traitements dont « l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître », selon le texte législatif. Seraient également inclus dans la prise en charge les « soins liés à la grossesse et ses suites », les vaccinations réglementaires et les examens de médecine préventive.

Les justifications d’un tel changement ? Réduire les dépenses publiques, lutter contre le fléau du « tourisme médical », décharger les services hospitaliers. Autant d’arguments qui peinent à convaincre professionnels et universitaires du domaine de la santé.

Le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, à Paris, le 30 août 2023. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Un non-sens économique

Prenons un exemple. « Un traitement antidiabétique oral, ça coûte environ 5€ par mois », nous explique Jonathan Moisson, vice-président communication de l’Intersyndicale Nationale des Internes (ISNI). « Sur 15 ans, ça revient en tout à 900€. À titre de comparaison, si un patient fait un AVC parce que son diabète n’a pas été pris en charge, une seule nuit de réanimation coûte 3.000€. »

Nicolas Vignier, infectiologue, le confirme : les soins urgents coûtent plus cher que les soins préventifs, dits primaires. De fait, supprimer une prise en charge de droit commun, c’est-à-dire des affections non-vitales, risque de pousser les personnes sans-papiers trop précaires pour avancer les frais de leurs soins à différer ceux-ci jusqu’à se retrouver en danger. D’un point de vue humain, cette situation semble peu souhaitable, et alourdirait en plus les dépenses de la Sécurité sociale, que la suppression de l’AME entend alléger.

L’Inspection générale des finances, dans un rapport de 2019, faisait déjà état d’un phénomène semblable. En 2011, l’introduction d’un droit d’entrée à l’AME (semblable au « droit annuel » voulu par le Sénat) avait poussé certaines personnes éligibles à renoncer au dispositif, diminuant ainsi le nombre de ses bénéficiaires et la croissance de ses dépenses en 2012. Un ralentissement toutefois « plus que [compensé] par une forte hausse (+ 33,3 %) de la dépense de soins urgents ». Il semblerait donc que la solution ne soit pas là. En outre, selon un rapport de l’Assemblée nationale, les dépenses si scrutées de l’AME ne représentaient en 2022 que 0,5 % du budget total de la Sécurité sociale. Une proportion qui fait dire à Jonathan Moisson, sur un ton caustique, qu’il existe « d’autres sujets plus intéressants pour économiser de l’argent ».

Des risques pour la santé publique

Au-delà de l’aspect purement économique, les détracteurs de la suppression de l’AME dénoncent aussi une mesure susceptible de nuire à la santé de la population en général. Les soins préventifs visent en effet à prévenir l’apparition et la propagation de maladies, y compris de maladies graves, chez les patients sans-papiers. Or les récentes années ont prouvé que la santé de chacun pouvait devenir une préoccupation publique.

« On sort du COVID-19 », rappelle Jonathan Moisson. « Imaginons qu’à l’époque on ait refusé d’hospitaliser les personnes sans-papiers covidées, à moins qu’elles n’aient été à l’article de la mort. Ça n’aurait pas été idéal en termes de gestion de l’épidémie. » Le vice-président communication de l’ISNI souligne également le caractère indéfini des soins « urgents ». Qu’est-ce que l’urgence ? À partir de quand un refus de soin peut-il « conduire à une altération grave et durable de l’état de santé » d’un patient ? « Cette mesure va augmenter notre charge de travail », explique l’interne urgentiste. « Maintenant, en recevant quelqu’un, en plus de poser un diagnostic, on va devoir se demander si sa prise en charge relève des soins urgents, et si ça sert à quelque chose qu’on lui prescrive tel ou tel médicament, parce qu’ils ne seront plus couverts par l’AME. »

Selon l’infectiologue Nicolas Vignier, supprimer l’AME risque également d’avoir des conséquences notables sur l’état du système de santé français. En plus de restreindre le nombre de soins couverts, l’AMU conduirait de fait les bénéficiaires à consulter davantage les urgentistes. Or, Nicolas Vignier le rappelle, les hôpitaux et les services d’urgences sont déjà débordés.

Une mesure qui méconnaît la réalité de l’immigration

L’argument fort de la droite vis-à-vis de la suppression de l’AME, toutefois, consiste dans « l’appel d’air » qu’elle susciterait et qui pousserait les étrangers à venir se soigner en France. Or une enquête de l’Institut de Recherche et Documentation en Economie de la Santé (IRDES), publiée en 2019, a montré que l’AME couvre, en pratique, seulement 51% des personnes qui pourraient en théorie en bénéficier. 41% d’entre elles ne font pas les démarches pour l’obtenir. Ce haut taux de non-recours s’expliquerait par « le manque d’information et la complexité du dispositif ».

Rappelons également que l’AME n’est accessible qu’après 3 mois de résidence en France, et que les personnes s’y rendant pour des raisons exclusivement médicales assument les coûts médicaux que cela implique. En outre, les auteurs de l’étude mettent en avant l’aspect secondaire de la santé parmi les motifs qui poussent des étrangers à venir en France, « loin derrière les raisons économiques, politiques et de sécurité personnelle ». Il faut en effet garder en tête que, pour de très, très nombreuses personnes, le parcours migratoire n’a rien d’une promenade de santé. Il se déroule au contraire dans des conditions extrêmement difficiles, souvent dangereuses, du fait des distances à parcourir, des régions hostiles à traverser, et des ressources limitées dont disposent les migrants. « L’immigration est un phénomène sélectif, les personnes en bonne santé sont plus susceptibles de migrer », écrit l’historienne Caroline Izambert dans un numéro de la revue De facto paru en 2022. Vouloir limiter par l’immigration par la suppression de l’AME n’est donc pas une idée pertinente.

Séance de débat au Sénat sur la loi immigration, le 7 novembre 2023. LUDOVIC MARIN/AFP

Une violation des droits humains à domicile

Nicolas Vignier est clair : la suppression de l’AME est une grave violation des droits humains. Et pour cause, elle instaurerait une barrière au soin, ce qui contrevient à la loi Kouchner de 2002, laquelle stipule que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne.» Selon l’infectiologue, il n’y a aucune bonne raison de vouloir supprimer l’AME et ainsi de trier les patients. « Les coûts engendrés par cette mesure sont justifiés et doivent continuer à être assumés », affirme-t-il. Sans oublier qu’en l’état, les bénéficiaires de l’AME sont déjà victimes de discriminations auprès de certains soignants, qui refusent illégalement de les prendre en charge. L’extrême précarité et vulnérabilité des personnes concernées, qui impliquent des consultations et parfois des démarches administratives plus longues, expliquent en partie ce refus de prise en charge. Le remplacement de l’AME par l’AMU risquerait d’aggraver à l’extrême cette situation.

L’accès aux soins, même non-urgents, constitue pourtant un droit fondamental d’après l’OMS.  « En France », rappelle Jonathan Moisson, « on a la chance d’avoir une médecine sociale qui permet de soigner tout le monde. C’est la grande beauté de la médecine française. » Une profession de foi à laquelle l’Inspection générale des finances fait écho dans sa synthèse de 2019. « L’AME répond en premier lieu à un principe éthique et humanitaire, mais aussi à un objectif de santé publique et de pertinence de la dépense. » Et d’ajouter : « elle n’est pas un outil de politique migratoire. » À se demander si ce rapport a un jour été ouvert.

Ainsi, l’AME doit sa suppression davantage à la mise en scène d’une « fermeté » politique sur les questions migratoires qu’à des arguments solides. Mais peut-être a-t-on tort de contredire les discours qui dénoncent les dépenses et l’attrait de l’AME. Y répondre, c’est reconnaître leur légitimité, c’est accepter de réduire la santé d’êtres humains à un arbitrage budgétaire et électoral. Or ceux qui s’y refusent comptent sur l’Assemblée nationale, qui examinera le texte à partir du 11 décembre prochain, retoquera la suppression de l’AME. Ne reste plus qu’à attendre, et à espérer.

 Par Louise Jouveshomme et Axelle Sergent

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