Le jeu des 1%

Avec cette météo automnale digne d’un mois de juillet, on sort les parasols et on essaie un nouveau jeu de société. Mais avant de commencer, jetez bien le plastique du jeu dans la benne dédiée. Merci.

En ce mois de novembre froid et pluvieux, durant lequel l’inspiration pour les sujets d’actualité se fait rare dans la rédaction, Combat vous propose un jeu. Celui-ci se joue à plusieurs, à beaucoup, même – plus on est de fous, plus on rit. Attention, il s’agit bien d’un jeu. Toute ressemblance avec des personnalités ou des événements réels, à tout hasard la parution du dernier rapport d’Oxfam sur l’empreinte carbone des 1% les plus riches de la planète, serait purement fortuite. On vous met quand même le lien dudit rapport, si vous êtes d’humeur plus studieuse que récréative. Juste au cas où.

Revenons aux règles du jeu. Première chose, vous devez tirer une carte personnage, dans le paquet disposé devant vous. Hop. Vous avez tiré la carte Individu. Pas de bol, vous auriez pu tomber sur Entreprise pétrolière ou ONG, ou même Nation du G20, mais non, il a fallu que vous tiriez Individu. C’est plus ou moins la même chose que la carte Villageois dans le jeu du Loup-garou : vous n’avez pas de super pouvoir, vous n’avez pas de connaissance particulière, vous pouvez mourir un peu n’importe quand, pour peu que vos camarades de jeu décident de vous éliminer. Autant dire que tout le monde sait d’emblée qui vous êtes vue votre expression déconfite.

Bien, une fois votre rôle d’Individu accepté, vous devez lancer le dé de cent faces, fourni avec la boîte et les cartes, dont le résultat sera inversement proportionnel à votre impact sur le jeu. En gros, plus vous tombez sur gros, moins vous allez vous amuser. Croisez les doigts.

Ça commence mal

Entre 80 et 100, vous êtes mal barré. Votre situation géographique vous rend plus vulnérable aux catastrophes naturelles ou/et aux pollutions multiples, sans compter que votre accès restreint aux services de santé augmente la probabilité d’un échec critique en matière de guérison. Dans ces conditions, le mieux à faire est de relancer discrètement le dé. Si vos voisins connaissent la combine et vous surveillent du coin de l’œil, il ne vous reste qu’à vous résigner et tenter, bon an mal an, de survivre jusqu’à la fin de la partie. Vu votre manque de ressources, il est probable que les autres joueurs oublient peu à peu votre présence, sauf à vous mentionner lors de l’événement « gala de charité », dont les conditions sont détaillées page 20. En attendant, lisez un livre. Ou le rapport d’Oxfam.

Entre 50 et 79, l’ambiance demeure morose. Vous vous en tirez un peu mieux que vos voisins qui ont obtenu 80 ou plus, vous vivrez peut-être un peu plus longtemps, mais les conditions restent difficiles et le maître du jeu vous rappellera plusieurs fois à l’ordre lorsque, de dépit, vous discuterez avec l’un de vos camarades d’infortune. Petite aparté : le maître du jeu est fourni avec le dé, la boîte et les cartes. Soyez très attentif lorsqu’il distribue les rôles, car sa main est invisible. Fin de l’aparté.

Il y a tout de même un avantage à faire partie de la moitié la moins bien lotie des joueurs : vos émissions de gaz à effet de serre (symbolisées par les petits smileys mécontents détachables en page 2) représentent seulement 8% des émissions totales de l’année 2019, qui sera notre année de référence. Ainsi, votre empreinte carbone se trouve déjà en-dessous du seuil de 2,8 tonnes d’équivalent CO2 par an et par personne, estimé par le Programme Environnement des Nations Unies (UNEP) pour limiter la hausse de la température globale à 1,5°C d’ici 2030. Bravo ! Bon, vous serez les premiers touchés par le dérèglement climatique, vous en subissez déjà les conséquences, mais, comme le dit l’adage, on ne peut pas tout avoir. Et puis, quelle idée de faire un lancer de dé aussi mauvais.

Le haut du panier

Vous avez obtenu entre 49 et 10. Là, le sort commence à vous sourire. Vos conditions de jeu s’améliorent à mesure que vous vous dirigez vers les plus petits nombres. Vous commencez par avoir accès aux soins, à de la nourriture en quantité suffisante, puis vous vivez dans des lieux relativement préservés de la pollution, vous possédez votre moyen de locomotion, votre propre logement, vous partez en vacances. De fait, vous polluez un peu plus. Vous et tous les joueurs qui se trouvent dans ce ventre mou émettez ensemble 43% des émissions de gaz à effet de serre de 2019. Si vous êtes plus proche de 49 que de 10, vos camarades les mieux lotis polluent en général davantage que vous, même s’ils mangent bio et roulent au vélo électrique. Vous serez cependant tous invités à trier vos déchets et à éteindre la lumière en quittant une pièce. C’est très important d’éteindre la lumière. Vous gagnerez d’ailleurs des points de validation sociale et des petites caresses politiques sur la tête si vous suivez tous les écogestes, dont la liste se trouve ci-dessous. Oui, parce que l’Individu a quand même un super pouvoir : il peut sauver le monde s’il met le carton dans la bonne poubelle. La magie du recyclage. Par contre, comme précisé à la page 49, paragraphe 3, son poids politique pour faire entendre ses revendications, exiger un changement ou proposer un modèle de société plus équitable demeure négligeable.

Mais, nous direz-vous, si vous avez obtenu moins de 10 ? Rassurez-vous, on ne vous oublie pas ! Vous avez obtenu entre 2 et 9, félicitations : vous faites partie des 10% les plus riches de la planète – pardon, du jeu. Vous êtes majoritairement issus de pays riches, et vous avez une tendance à la surconsommation, renforcée par la pression de vos pairs et les normes sociales. L’un dans l’autre, vous êtes, en 2019, responsables à vous seuls de 34% des émissions de gaz à effet de serre ! Une remarquable performance ! Quelque peu éclipsée, cependant, par les joueurs qui ont tiré un 1. Ceux-là représentent 16% des émissions de gaz à effet de serre, soit deux fois plus que tous les joueurs qui ont obtenu plus de 50 – vous savez, ceux dont on ne parle plus depuis plusieurs paragraphes, ceux dont on vous avait dit qu’on les oublierait. Ceux-là, alors, ceux-là ont vraiment tiré le gros lot ! Ils peuvent acquérir de nombreux équipements essentiels, tels que le jet privé ou le yacht, disponible en trois coloris et leur fortune augmente considérablement la probabilité d’un coup critique sur l’action « lobbying » (voire page 28). Le jeu leur offre également la possibilité d’investir et d’acheter des parts d’entreprises. Dites-leur de viser les entreprises pétrolières, ça rapporte bonbon. Le revers de la médaille, c’est qu’ils polluent beaucoup. Vraiment beaucoup. Une étude de 2021, menée sur 20 de ces joueurs, a montré qu’ils produisaient près de 8 000 tonnes d’équivalent CO2 par an, une quantité monstrueuse par rapport au seuil de 2,8 tonnes évoqué plus. Mais qu’importe le dérèglement climatique ? Même si la Terre est foutue, il reste toujours Mars.

Ces joueurs-là s’amusent et n’ont, il faut leur reconnaître, aucun intérêt à relancer le dé – enfin, on ne sait jamais, essayez toujours de leur demander gentiment. Le problème, c’est que, comme des chercheurs l’ont montré il y a quelques années en étudiant l’histoire des inondations, l’adaptation des sociétés à une menace, même vitale, dépend moins de la réalité du risque que de son impact sur les intérêts des puissants. Autant dire que la partie s’annonce mal. Vous pouvez râler, bouder, pester, on vous répondra que c’est comme ça. C’est le jeu.

Sauf que le jeu n’est qu’une boîte, avec un dé dont on peut se passer et des cartes qui peuvent être rebattues. Alors si les règles ne vous conviennent pas, rien ne vous empêche de vous tourner vers votre voisin de gauche, puis votre voisin de droite – oui oui, même celui de droite – pour proposer un changement. Et si le changement ne convient pas non plus, de réfléchir à un autre, en prenant en compte chacune des expériences de jeu, pour obtenir une partie plus juste, lors de laquelle chacun puisse s’épanouir en comptant sur l’appui de ses voisins.

On vous déconseille cependant de tenir votre discours idéaliste en ces termes : vous seriez automatiquement considéré comme un loup-garou.

Par Louise Jouveshomme

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