Il y eut cette journée allemande, pluvieuse, lors de laquelle les sentiments vomirent l’Histoire. Ici demeurent ses traces.
Si l’on prêtait une attention toute particulière aux infographies proposées au sein du musée du camp de concentration de Dachau, on tomberait sur un document illustrant l’augmentation formidable du prix des œufs entre 1922 et 1923 en Allemagne. 1922 : un œuf, cent-quatre-vingts marks. 1923 : un œuf, quatre-vingts milliards de marks. L’atmosphère est lourde et sombre alors on ne prend pas nécessairement le temps de lire, même s’il faudrait lire, même s’il faudrait savoir. On voudrait penser à autre chose, on voudrait croire qu’on sait. On voudrait se dire que ce n’est qu’une erreur dans la traduction, un vulgaire cauchemar, un problème de compréhension. Autour, les regards béats s’acharnent sur les photos de prisonniers lacérés, dénudés, décrépis. Il y a là des enfants, jeunes, c’est déconseillé aux moins de douze ans mais ils sont entrés quand même. On se demande si ces images resteront dans leurs têtes, comment elles resteront dans leurs têtes. Puis le regard fuit vers l’extérieur. Dehors, les rayons du soleil qui tombent sur les baraques rendent la scène presque indécente. On réalise. On réalise que le musée du dedans décrit la situation du dehors. Que la vision qui s’offre à nous à présent est un témoignage de l’abominable passé. Que si les gens pleurent, là, à quelques kilomètres du fief munichois, c’est parce que les fantômes d’alors réapparaissent. Ils pleurent leurs morts, pleurent leur douleur, pleurent leur confusion et leur culpabilité. Ils pleurent l’Histoire.
L’orage gronde. On a lu Elie Wiesel, entendu les témoignages, écouté les cours proposés à l’école alors on se dit ce bruit est celui des bombardements alliés prêts à irradier le camp de la mort. Mais rien ne vient. Rien ne vient parce que ce n’est pas 1944 ou 1938 ou 1933 date de fondation du désastre. Rien ne vient sauf la pluie. Une pluie sourde et transperçante, cinglante comme le feu du crématorium situé à quelques mètres du musée. On se dit comment une pluie si forte ne l’a pas éteint, ce crématorium, ces douze années durant. Les allées sont longues pour s’y rendre. Il faut de la place pour loger tant de personnes. Il faut de la place pour effacer un peuple, annihiler la mémoire. Il faut de la place pour achever l’humanité.
On a lu Franz Kafka au son de la vitesse ferroviaire en traversant la frontière austro-allemande. On a lu les bribes de sanatorium. On a lu la tuberculose et, surtout, on a lu l’augmentation du prix du beurre. On a compris, finalement, que le fascisme est presque une histoire de nourriture, d’œufs, de denrées alimentaires, que sais-je. On a lu que parmi les lettres écrites à ses parents les deux années qui ont précédé sa mort, l’écrivain tchèque, alors exilé à Berlin, mentionnait presque systématiquement l’argent. Entre la porte flanquée du « Arbeit macht frei » et les clapiers glaçants dédiés à la torture des prisonniers, on se demande : pensaient-ils au beurre, eux, attachés et battus à mort des heures durant pieds et poings liés ? Se disaient-ils que s’ils sont maintenant victimes de la folie humaine, c’est aussi parce que le fascisme s’est joué pour se faire élire du dénûment des hommes ?
On se dit alors que Kafka savait. Que cette tuberculose, sa « surprise du larynx », était un signe avant coureur. On se dit que ce n’était peut-être pas la maladie, celle qui l’a « dans un premier temps plus affaibli que cela n’était objectivement légitime ». On se dit simplement que ce qui l’a détruit était la manifestation précoce d’une crise démocratique. Que Kafka a bien fait de ne pas vivre, de ne pas assister à l’horreur, lui le juif de Prague, lui qui rêvait d’une autre vie en Palestine, lui dont les ancêtres subissaient déjà les lois antisémites du Royaume de Bohême. On se dit que c’est peut-être ça, une crise démocratique. Une surprise du larynx. Qui étouffe, affaiblit, démantèle, appauvrit la gorge des Hommes et rend inaudibles les cris au scandale. Il ne reste plus à ses sujets qu’à déposer silencieusement de petits papiers dans les urnes closes et transparentes pour faire entendre leur voix, comme les mots que glissaient un Kafka désormais muet sur sa table de chambre pour communiquer avec ses proches.

C’est l’échec du soleil dans le camp des larmes. Ses rayons n’ont que brièvement percé. Ils ont fracassé un instant les feuilles éparses dans un vacarme de lumière. Pour cela, il a fallu attendre quelques heures. Mais la pluie est retombée.
Alors les odeurs de romarin remontent. Ce sont les seules. Éveillant des narines sensibles, elles provoquent chez ceux qui les sentent une nausée politique.
Dans le lieu de l’indicible, il ne reste plus qu’à ressentir.
Le son des pas sur les graviers crisse sur la peau des yeux. C’est amer, âpre, insupportable. L’eau délirante reprend du service et se glisse désormais partout : sac, plan, audioguide. Au cœur de l’orage gisent les souvenirs. Mais les visages alentours sont lisses. De recueillement.
Au centre du camp, une statue prône la paix. Un artiste yougoslave. Ses lettres, ses mots épris de douceur, sont teintés d’une formidable violence. Ils disent d’eux-mêmes la langue des morts. Celle qui résonnait sur les murs désormais vides, celle désormais devenue poussière — mais celle incrustée à jamais dans ces pierres.
Ici en Bavière, Dachau veut dire hier. Elle veut dire pense. Elle veut dire les langues de la peine sont liées pour l’éternité. Elle veut dire que l’Histoire a saccagé les tripes, qu’elle brandit maintenant le spectre des disparus.
Sur les murs de Dachau, on lit entre les lignes : ce que nous vivons aujourd’hui est une résurgence de cette augmentation du prix du beurre.
On lit : on a trop longtemps oublié de se souvenir.
Par Elena Vedere
