STMicroelectronics, l’entreprise qui nous vole de l’eau (mais pas que)

Sous couvert de croissance verte, un grand nombre d’entreprises françaises joue la carte de la souveraineté nationale. Mais à quel prix et dans quelle mesure? Après cette semaine de l’industrie, Combat vous propose une enquête au cœur de STMicroelectronics à Crolles dans le département de l’Isère, fabricants de circuits intégrés et autres puces utilisées dans les télécommunications, l’informatique, l’automobile, et…

STMicroelectronics est une société franco-italienne créée en 1957, construite à Crolles en 1992. Elle est enregistrée à Amsterdam et son siège social se situe en Suisse. Pour la souveraineté, nous repasserons. Qui dit domiciliation à l’étranger, dit pas d’impôts en France pour le groupe aux 1,77 milliards de profit sur l’année 2021. Dirigée par Jean-Marc Chéry dont la rente annuelle (salaire fixe, bonus et titres compris) s’élevait la même année à 6.309.606 euros. Une somme astronomique qui le place au 28ème rang des PDG du CAC 40, rien que ça. Un business florissant accueilli à bras ouverts par ses principaux actionnaires : BPI France (supervisée par la Banque Centrale Européenne), l’État italien, ainsi que des fonds de pension américain (Blackrock, Amundi Asset Management du groupe Crédit Agricole et BNP Paribas, pour ne citer qu’eux). Souveraineté on a dit…

Sexisme et procès

Si, comme nous allons le voir, l’entreprise ne brille pas pour son respect de l’environnement, elle ne brille pas non plus d’un point de vue humain. Le 26 octobre dernier, la Chambre Sociale de la Cour d’Appel de Grenoble a condamné STMicroelectronics à verser 815.000 euros à onze salariées pour discrimination « à raison du sexe », après dix ans de procédure.

D’après L’Usine Nouvelle, l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes employés par STMicro est supérieur à 5.000 euros annuel, en particulier chez les cadres et ingénieurs. Le juge a par ailleurs reconnu la discrimination systémique au sein de l’entreprise. La défense de STMicro s’appuyait sur des éléments de lutte en interne « contre les discriminations jugées inappropriées », car ils permettaient la dissimulation de la-dite discrimination. Un long combat loin d’être terminé pour huit de ces femmes, avec une nouvelle audience prévue en septembre 2024 qui devrait permettre de connaître le rappel de salaire depuis 2015, et porter la note à plus d’un million d’euros de dommages et intérêts. Un combat interminable pour les femmes de manière générale qui, rappelons-le, gagnent en moyenne 27% de moins que les hommes à poste égal, et qui symboliquement, travaillent gratuitement depuis lundi 6 novembre.

Pilleurs et pollueurs

Parlons chiffres : d’après le site We are green, spécialisé dans la transition carbone des entreprises, le bilan carbone de STMicro affiche 1.044.000 tonnes de CO2 (et ils se targuent d’atteindre la neutralité demandée en 2027). Toujours pour 2021, 4,23 millions de mètres cubes d’eau ont été utilisés par la firme, l’équivalent de la consommation annuelle des 100.000 habitants de la métropole grenobloise. 23.000 mètres cubes par jour, imaginez, comme l’a fait le collectif, une tour de vingt et un kilomètres de haut de palettes de bouteilles d’eau empilées. 156 litres par seconde. Cette production faramineuse viderait la méga bassine de Sainte Soline en vingt-deux jours seulement.

Depuis un an une cinquantaine de citoyens de la région s’est regroupée sous le nom de collectif STopMicro38 afin de dénoncer les pratiques écocides de STMicrolectronics mais aussi pour stopper la frénésie d’agrandissement du site de Crolles. Le 1er avril dernier environ mille personnes ont marché en scandant «De l’eau pas des puces!» à Brignoux, sous la pluie, tout un symbole.

A quoi leur sert toute cette eau? Romain Couillet membre de STopMicro et de Scientifiques en rébellion explique: «ils prennent l’eau du torrent de la Romanche qui vient des glaciers, avec des dizaines de kilomètres de tuyaux, déjà très pure, c’est elle qui servira à rincer les composants. Elle part ensuite dans un processus de nettoyage des métaux lourds et polluants. Tandis que l’eau des nappes phréatiques qu’ils prélèvent aussi grâce aux forages réalisés directement sous l’entreprise, sert à rafraîchir les salles blanches. »

Là aussi, STMicro prône de pouvoir dépolluer et recycler l’eau pompée des nappes avec REUSE, un procédé expérimental, afin de pouvoir la réutiliser à l’image de leurs usines en Inde. « Celles-ci ont un processus qui fonctionne puisque l’eau sur ce territoire n’est pas bonne et a besoin d’être réellement recyclée. L’usine a été dimensionnée pour ça, mais ici non. » Effet d’annonce pour calmer le jeu. Romain Couillet souligne que « cette question est gênante pour le groupe. Il n’y a pas de recyclage de l’eau, c’est un projet d’amélioration. Il n’est techniquement pas possible d’utiliser autant de filtrage, il faudrait des bassins gigantesques pour laisser décanter, ou bien avoir recours à des doses de produits chimiques ubuesques. »

La quasi-totalité des prélèvements d’eau est rejetée ensuite dans la nature. En revanche, comme le précise Romain, « les chiffres de l’enquête publique annoncent entre vingt et trente polluants différents, et en ce qui concerne les quantités d’azote et de phosphore, aucune autre entreprise française n’en rejette autant!» Azote et phosphore, combo parfait des algues vertes bretonnes… Lors d’une de leur mobilisation, StopMicro a proposé une dégustation de l’eau de l’Isère prise en amont puis en aval de l’usine. Sans surprise, aucun des élus présents n’a consenti à y goûter (petit clin d’œil à Paul Moreira, journaliste de Stop Investigation. En 2015, il proposait au médecin et lobbyiste pro-Monsanto Patrick Moore qui prétendait pouvoir «(en)boire un grand verre, (car) ça ne fait aucun mal», d’avaler une dose de Roundup, qu’il a gentiment refusé.)

STMicroelectronics en veut toujours plus, et projette de doubler sa consommation d’eau afin de tripler sa production. Si le projet aboutit, ils ponctionneront alors 33.500 mètres cubes d’eau de manière quotidienne. Lors de l’été très sec de 2022 toute la région s’est retrouvée confrontée à une grande sécheresse. Les maraîchers ont dû s’adapter en divisant par deux leur consommation. En revanche aucune restriction pour STMicro.

Extension de STMicro DR

Dans un greenwashing totalement décomplexé l’entreprise assure par ailleurs : « Nous fournissons à nos clients des produits et des technologies clés pour la décarbonation et pour une société plus durable grâce à la digitalisation et à l’électrification. Nous nous y engageons avec une chaîne d’approvisionnement sûre et responsable qui accorde la priorité à nos collaborateurs et à la planète.»

Rayonnement local, vraiment?

Romain Couillet prend l’exemple de Taïwan dont la société TSMC produisait il y a encore deux ans 92% du marché mondial de puces électroniques, ce qui représente 40% de leur économie nationale, et dont la technologie de pointe n’est aujourd’hui pas accessible à STMicroelectronics. Ces derniers n’ont en effet pas la capacité de produire des transistors supérieurs à sept nanomètres, contrairement à TSMC. Ces puces sont utilisées dans la construction de nos téléphones portables. « En 2021, la sécheresse à Taïwan a été telle qu’ils ont été contraints d’éteindre leur production alimentaire, créant ainsi une dépendance aux pays exportateurs. On nourrit alors le monde dans sa version cybernétique. »

En multipliant sa surface et sa production par trois, STMicro s’engage sur la même voie. A noter qu’un téléphone cellulaire comprend entre 60 et 70 métaux (le tableau des éléments en contient 83…), extraits en majorité entre l’Asie et l’Afrique dans des conditions humaines, sociales et environnementales cauchemardesques. Romain Couillet assène « STMicroelectronics ne propose aucune souveraineté, même le raffinage des métaux est fait en Asie », quand 60% de ces engins de télécommunication devenus indispensables dans nos sociétés sont conçus en Chine.

Subventions publiques et soutien politique

Jusqu’à récemment, STmicro bénéficiait d’une ristourne sur la consommation d’eau, qu’ils payaient alors près de deux fois moins cher que les habitants. Subvention publique masquée soulevée par les citoyens qui mettent de plus en plus de pression à leurs élus.

En février dernier, la Mission Régionale d’Autorité Environnementale (MRAe) a été saisie dans le cadre de son intervention face au projet d’agrandissement du site de Crolles, nécessaire avant d’entamer les démarches de l’enquête publique, leur constat semblait sans appel : « le dossier présente de nombreuses lacunes qui rendent difficile la compréhension du projet et les impacts sur l’environnement de ce dernier. En particulier, le projet lui-même n’est pas suffisamment décrit, l’état initial relatif à la consommation d’eau, l’état des ressources en eau, les rejets aqueux et atmosphériques, le niveau de bruit n’est pas assez détaillé et le niveau d’enjeu retenu pour ces thématiques semble sous-estimé au regard des enjeux et des impacts du site existant… En l’état le dossier ne permet pas d’appréhender correctement les incidences du projet sur l’environnement, et ne permet pas de conclure à l’absence d’incidences négatives notables sur l’environnement du projet. » Le verdict a été rendu lundi 20 novembre et reste incompréhensible pour le collectif StopMicro qui résume ici l’avis d’extension favorable donné à l’entreprise.

Nous évoquions en préambule que STMicro ne fabriquait pas que des puces destinées à nos objets de consommation. L’Observatoire des armements publiait en mars l’échange qu’ils ont eu avec l’entreprise sur la question, éludée totalement dans leur réponse, mais qui a le mérite d’être posée : quid des composants estampillés STMicroelectronics retrouvés dans des drones russes survolant des cibles ukrainiennes, violant alors l’embargo sur la Russie?

Et Mr le Président accueilli avec une ovation des élus isérois lors de sa visite sur le site en juillet dernier, pour présenter l’enveloppe colossale attribuée par l’État dans le projet de développement de l’industrie française? Avec un discours totalement hors sol en pleine crise existentielle mondiale : « À l’échelle française, nous avons besoin de développer les technologies dont notre futur a besoin et d’avoir une dynamique de soutien inédite. (…) Le plan Électronique 2030, ce sont plus de 10 milliards d’euros qui seront injectés dans notre industrie pour une bonne dizaine d’industries et lignes de production. La production industrielle en France devrait augmenter en France de l’ordre de 30% avec pour objectif de nous rendre plus autonomes. »

Sortir de la dépendance numérique

Romain Couillet, qui a longtemps travaillé dans le domaine des mathématiques appliquées, a changé de trajectoire et parle désormais de démantèlement numérique : « Le mot fait peur, mais une fois qu’il est dit, il crée une option dans la tête des gens. C’est un impensé. On nous serine qu’on ne peut pas faire sans le numérique, qu’on ne peut pas démonter tout cela. Mais nous n’avons plus de matériaux, plus de pétrole. Maintenir cette existence, c’est assurer notre mort. Il faut enlever les verrous numériques réfléchir à comment organiser socialement un déverrouillage des dépendances que l’on s’est créées et qu’on continue à alimenter à mesure que l’on travaille dessus.»

Enseignant-chercheur à l’Université de Grenoble, il est persuadé qu’entretenir ces modèles renforce l’effet de dépendance hétéronome. « Mais lorsque les pénuries surviennent, le matériel n’est plus remplaçable. La question n’est pas de se dire que le jour où rien ne va plus, il faut arrêter les jeux vidéo ! L’idée du démantèlement numérique est d’identifier ces nœuds de dépendance dans lesquels nous sommes inscrits tout en sachant que l’avenir nous projette de grès ou de force dans une mécanique d’effondrement », il conclut : « en identifiant ces points-là, nous pourrons les désamorcer. »

Dans son essai Le plus grand défi de l’humanité, Aurélien Barrau écrit :

«Sans doute faut-il redessiner notre manière d’habiter le monde. On ne peut plus continuer sur la lancée actuelle, même en usant de prouesses technologiques. On ne peut plus autant se déplacer. On ne peut plus autant renouveler. On ne peut plus autant gaspiller. On ne peut plus autant tuer. Nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’accepter cette évidence.»

Le techno-solutionnisme ne nous sauvera pas, et le premier levier d’action réside sans doute dans le fait d’adapter sa consommation aux enjeux planétaires, de faire plier l’offre par un désengagement ciblée de la demande.

Par Jessica Combet

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