Propriété d’un armement néerlandais exploité par la Compagnie des Pêches de Saint-Malo, le plus grand chalutier du monde s’apprête à prendre le large. Capable de capturer 400.000 poissons par jour, ce bateau-usine muni d’un congélateur géant servira à inonder le marché de surimi. Deux associations écologistes ont organisé la semaine dernière une mobilisation sur le port de Saint-Malo afin de dénoncer l’exploitation des eaux par cette grosse Berta et ses consœurs.
Monstre des océans, chimère homérique, appelez-le comme vous le voulez, l’Annelies Ilena va prendre la mer avec ses quelques 145 mètres de long pour 24 de large, son filet de 600 mètres, son usine et ses marins au visage salé, pour sillonner le monde à la pêche au surimi. Le monde entier se nourrit-il exclusivement de ces bâtonnets de crabe sans crabe, orange fluo, emballés individuellement ? Si le problème ne résidait que dans cette couleur chimique, trompeuse et presque phosphorescente… mais il est bien plus vaste. Plongeons dès à présent dans les abysses, à la poursuite de ces chalutiers destructeurs des profondeurs et de la biodiversité mondiale.
Un appétit toujours plus grand
Ce n’est jamais très agréable mais faire parler les chiffres est primordial. 80 milliards d’animaux sont abattus chaque jour dans le monde, nous ne tuons pas moins de 900.000 vaches, 1,4 million de chèvres, 1,7 million de moutons, 3,8 millions de porcs, 11,8 millions de canards et plus de 200.000 millions de poulets quotidiennement. Ajoutons à cela des centaines de millions de poissons. D’après l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) l’agriculture et l’aquaculture seraient directement responsables de la menace d’extinction de 24.000 des 28.000 espèces menacées.
Militant écologiste, Jean-Marc Gancille a co-fondé le « Darwin Écosystème » à Bordeaux, un lieu dédié à la transition écologique, à la coopération économique, et aux alternatives citoyennes. Il est aujourd’hui encore investi dans de nombreux projets, d’Enercoop Aquitaine à l’ONG Wildlife Angel en passant par la Zone d’Agriculture Urbaine Expérimentale de la Caserne Niel. Dans son essai prévu début mars chez Rue de l’échiquier, Comment l’humanité se viande, cet infatigable entrepreneur écrit : «la production halieutique et aquacole totale a atteint un niveau record de 214 millions de tonnes en 2020 dont 178 millions de tonnes d’animaux et 36 millions de tonnes d’algues.» 16% des 109 millions de poissons tués en 2019 ont été transformés en aliments à destination de l’alimentation animale (5% pour le bétail et la volaille, 11% pour nourrir les poissons d’élevage). Et pour cause, si la population mondiale a explosé, depuis les années 60 la consommation annuelle de poissons par habitant a plus que doublé, passant de 9,9kg à 20,2kg. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle alors que la pêche ne fournit que 10% des protéines animales consommées par les humains et que seulement 2% de la pêche mondiale couvrirait les besoins nécessaires à la survie des populations qui en dépendent?

L’auteur le souligne amèrement : « plus de la moitié de la superficie des océans est exploitée par la pêche » et les différents rapports du GIEC ainsi que d’IPBES (plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémique) mettent en exergue le rôle magistral et dévastateur que joue la pêche et l’élevage « dans le franchissement des limites planétaires et leur responsabilité majeure dans l’incapacité des écosystèmes à se régénérer. »
Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) «35,4% des « stocks» de poissons mondiaux sont surexploités; 57,4% sont pêchés au maximum du seuil considéré comme biologiquement durable» et cette pêche intensive n’est pas sans conséquence sur les populations marines et la biodiversité.
Extinction de masse et désastres environnementaux
L’Annelies Ilena a beau être un chalutier pélagique (dont le filet n’est pas censé racler les profondeurs), sa capacité de pêche et de stockage n’en reste pas moins ubuesque et son filet de 600 mètres n’attrapera sans doute pas uniquement du merlan bleu. Le chalutage et la pêche intensive sont responsables de la diminution de 30% de la taille des poissons, qui deviennent ainsi de piètres prédateurs et des proies plus faciles. En mer du Nord 99,2% des poissons de plus de seize kilos ont disparu. Au niveau mondial, ce sont neuf grands poissons sur dix qui se sont éteints. Jean-Marc Gancille prend l’ampleur de la catastrophe : « des chercheurs ont estimé que le massacre de plus de 3 millions de grands cétacés aux XIXème et XXème siècle représente la plus grande prédation de biomasse de toute l’histoire de l’humanité. »
En plus de ratisser une surface équivalente à 150 fois les zones déforestées sur Terre et ainsi de détruire les sédiments qui sont de grands réservoirs de carbone, les chalutiers sont responsables de lourdes émissions de CO2 chaque année (de 0,6 à 1,5 gigatonne, contre 0,9 Gt pour le transport aérien en 2019). L’auteur explique : « lorsqu’ils sont pêchés, les thons, requins, maquereaux et autres poissons émettent une partie du carbone qui les constitue dans l’atmosphère sous forme de CO2, plusieurs jours ou plusieurs semaines après leur capture et leur consommation. Seule leur mort naturelle permettrait à ce carbone d’être piégé au fond de l’océan et d’y être séquestré, car les poissons coulent. »

L’utilisation intensive de carburants pour les navires représente 1,2% de la consommation mondiale de pétrole et est responsable du rejet de 130 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère annuellement. Au total, dans sa vie de poisson, un kilo de sa chair génère 8,16 kg de GES.
L’océan, grand oublié des politiques
Selon le chercheur en halieutique Daniel Pauly, « fermer la pêche en haute mer permettrait de maintenir le nombre de prises mondiales en garantissant l’équité d’accès. » En effet, la pêche en haute mer ne représentant que 10% des prises, sur 60% de l’océan, presque toutes les espèces capturées dans cette zone ont tendance à « migrer vers les zones à réglementation plus facilement contrôlables » et permettrait alors de faire des économies d’énergie et d’émissions de GES. Mais pas seulement puisque comme le souligne Jean-Marc Gancille, éminent défenseur de la pensée anti-spéciste, « les populations de poissons profiteraient d’immenses zones protégées où elles pourraient se rétablir. »
Aujourd’hui, seuls 3% des espaces marins sont protégés. L’auteur de L’humanité se viande insiste également sur le fait qu’en protégeant la biodiversité, il est possible de maintenir un rendement aligné à une demande responsable (les chiffres cités par Jean-Marc Gancille tendent à imaginer un monde où 25 à 80% de la surface océanique est conservée et protégée sans impact sur le rendement), avec en prime de pouvoir sécuriser les puits de carbone marin. Cependant, et c’est là où le bât-blesse, l’UE a dépensé 252,4 millions d’euros pour faire la promotion de la viande et des produits laitiers en 2021, selon un rapport de Greenpeace paru la même année. Pour l’année 2018, le secteur, soutenu par les lobbyistes, a reçu la coquette somme de 35,4 milliards de dollars d’aides, dont 80% pour les industriels. En septembre 2023 a été signé le traité de la haute mer par l’ONU qui s’engageait à protéger la diversité de 65% des océans du globe. En revanche, la question de la pêche en a été évincée
La question de la pêche artisanale se pose alors, est-elle réellement décorrélée des désastres de ces collègues-usines?
Pêche artisanale, et si on se trompait?
« La diabolisation de sa forme industrielle a pour corollaire l’idéalisation d’une petite pêche artisanale durable. Selon une récente étude de la FAO, on estime pourtant que 40% des prises mondiales sont le fait de la pêche artisanale », peut-on lire dans l’essai. « 99% des 51 000 pêcheurs travaillent au sein de coopératives de ce type » et avec leurs 30 millions de tonnes de prises par an, ils se hissent au rang des plus grands. L’auteur met également l’accent sur les dérives liées à certaines de leurs pratiques : « intrusion dans les aires marines protégées, prélèvement des sujets juvéniles ou d’espèces protégées, non-respect du code de la pêche, (…) recours aux explosifs, …», qui participent à la réduction drastique, voire à la destruction, de la biomasse des poissons. La pêche est devenue «la première cause d’érosion de la biodiversité marine. » Alors faut-il que l’on soit toutes et tous vegan pour ralentir le processus ? L’auteur en reste persuadé : « c’est un choix qui n’a rien d’une préférence alimentaire, mais un engagement qui exprime en permanence l’opposition courageuse à une norme culturelle omniprésente devenue suicidaire pour la société. »
En mai 2022, l’auteur anarchiste et écologiste Falk Van Gaver affirmait dans une interview pour Le Comptoir : « on ne peut être sérieusement écologiste aujourd’hui sans prôner non seulement l’abolition totale de l’élevage intensif et de la pêche industrielle, mais aussi du principe même de la pêche et de l’élevage (au moins là où ils ne sont pas indispensables à la survie de la population). C’est une question de principes, d’éthique, de morale, mais aujourd’hui c’est aussi une question d’urgence écologique. » Le débat est lancé.
Par Jessica Combet
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