De sa maison arbre, le regard perdu dans la contemplation des épinettes bercés par le vent ou suivant la danse des migrateurs, l’auteure canadienne peint entre les lignes de son journal intime l’identité ancestrale retrouvée, la morsure du froid, l’odeur du bois qui réchauffe, le chant des coyotes, la solitude volontaire, la sobriété choisie. A l’occasion de la présentation de son livre de poésie « La forêt barbelée » à Chambéry, nous vous proposons de redécouvrir cet entretien publié en septembre 2023.
Encabanée, Sauvagines, Bivouac, tryptique de beauté, comme un tableau dont les couleurs changeraient au grés des saisons. Poétique, intime, puissant, beau ; son œuvre est une ode à la nature dans ce qu’elle a de plus sauvage, à la femme dans son animalité la plus pure, à l’instinct primaire, à la Vie. Tantôt colorée de rimes, tantôt valse en prose, sa poésie parle à l’âme. Elle pénètre dans le cœur comme la pointe d’une flèche qui viendrait y déposer l’Amour, guérir les blessures, soigner les liens. Les liens à Mère Terre, avec ou sans majuscule, les liens que l’on tisse avec les animaux, les plantes, le ciel, Grand-Mère Lune et Grand-Père Soleil. Gabrielle est profondément reliée aux énergies des traditions amérindiennes, celles que contaient les premières Nations au coin du feu, devant les joues roses et les yeux étincelants des enfants avides de connaître leur histoire, et que content encore leurs descendants.
«Le printemps fertile n’était pas bien loin»
Naissance d’une écrivain
Née à Montréal en 1987, c’est avec une sensation tenace grandissant au creux du ventre, celle de « ne pas être née dans la bonne famille », que la corde de la soumission tend à se rompre. Dans ce parallèle de réalité, les gens enfilent un déguisement, avancent avec des œillères, peuple triste, morne, la vie telle qu’elle ne la conçoit pas les emportant dans les tourbières du capitalisme, sable mouvant de nos sociétés modernes. Pourtant, ce chemin de bitume, elle le suivra quelque temps. Il fera d’elle une brillante traductrice juridique, dans « un grand bureau, avec une fenêtre », s’il vous plaît. Tour d’ivoire des « impératifs du marché. » C’est la littérature, pourtant, qui lui ouvrait les sens, mais il fallait alors, pour rentrer dans ce système productiviste, se tourner vers un métier en demande. Toujours au fond d’elle cette phrase, lame de fond, mantra, qu’elle prononce de sa voix ensorceleuse « un jour, je vivrai de ma plume au fond des bois. » Rêve partagé. Rêve qui toque à sa porte, enfin.

« Le point tournant de ma vie, ce fût la meilleure décision au monde. » En 2012, après un burn-out professionnel, puis un choc émotionnel, elle fait ses affaires, abandonne la réalité d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien, et fuit. C’est la région du Kamouraska, au Canada, qui l’accueille, branches grandes ouvertes. La voilà sa Terre sacrée. Elle y passera huit ans, d’abord dans une cabane rudimentaire puis dans une petite maison solaire construite sur son territoire. « J’étais tellement bien, là. Les baleines, là, juste là, quand tu manges ton croissant le matin », des étoiles plein les yeux, le sourire aux lèvres, à l’évocation de ce souvenir de plénitude alors qu’elle rejoignait son antre. Gabrielle continuera à traduire plusieurs matins par semaine, au village, les mains noires d’avoir chauffer son poêle toute la nuit durant, savonnées à l’eau chaude juste avant d’ouvrir son ordinateur. Ni eau courante ni électricité dans son havre de paix, juste le nécessaire dans sa cabane de fortune achetée à un prix d’or quelques temps après son arrivée : une rivière, des arbres, le soleil couchant, du bois, la lenteur. Respire.
Encabanée, son premier roman, est « un sans filtre très très autobiographique. » Elle qui rêvait grand, qui voulait « écrire pour les autres », pour elle, qui noircissait déjà les pages de ses journaux intimes, n’a eu qu’à changer le nom de son héroïne et ajouter quelques fantasmes émergeant de ses nuits de solitude. Elle fait confiance à ce qui a envie de sortir « par le geste d’écrire », elle y met tout son amour, « comme avec les semis dans le jardin, comme avec nos enfants. » Beauté.
Traduit en huit langues, adapté au théâtre et prochainement en film, ce trésor qu’est Encabanée porte, fait voler en éclats les barrières crées par l’ordre établit, fait basculer dans les méandres de cette terre trop longtemps dissimulés par nos actes humains.
« Je parlais seule, j’écrivais frénétiquement, je faisais des câlins aux arbres », besoin de connexion, d’être enlacée, choyée par la nature qui lui faisait le cadeau somptueux de l’accueillir, « j’ai cru devenir folle, j’avais peur du noir, de tout et de rien. » Mais Gabrielle l’a trouvé son rythme, son sens à sa vie. « Avant j’étais à côté. Je savais que j’aimais les arts, la littérature, mais je suivais le mouvement irrésistible du monde. » Il en faut de la force pour parvenir à se défaire de ces carcans, « pour être à contre-courant. » La solitude en manteau, c’est la confiance en elle qu’elle a gagné, et ce besoin sociétal de se justifier en toutes circonstances qui, enfin, prend le large. Et son rire qui cueille l’âme lorsqu’elle parle de sa passion pour fendre du bois. Femme forêt.
« Faire des bonnes soupes, des tisanes. Cultiver mes herbes, fabriquer mes remèdes, semer des fleurs partout », elle le sent au plus profond d’elle, « c’est mon rôle, celui de tous les humains mais ils ne l’ont pas encore compris, il faut favoriser la vie, la beauté, prendre soin des plus vulnérables, nos enfants, nos aînés, la nature. » Notre canadienne le souligne avec amertume, « la Terre est devenue un bouc-émissaire. Notre violence et notre colère, nous la canalisons par cette destruction de notre habitat. »
Un parallèle saute aux yeux, saute aux mots échangés, yeux dans les yeux par caméra interposées : la nature est liée au féminin, l’alliée du féminin. Détruisons-nous notre mère Terre comme tant de mères sur terre l’ont été jusqu’aux tréfonds d’elles-mêmes ?
Frissons de connexion. Âmes qui se chuchotent. Femmes qui se savent.
Gabrielle veut « piquer de côté, courir comme un enfant, prendre un raccourci. » Si tout est « force vitale, ne perdons pas cette énergie au combat, à la confrontation », et inventons « quelque chose d’hyper surprenant. » Son amour pour le vivant la transporte, « là où nous sommes les plus puissantes, c’est avec nos enfants. Il faut partir de soi, s’aimer, prendre soin de nous, ça c’est révolutionnaire ! » Mettre une fleur dans ses cheveux, montrer à nos petits que l’on a « la tête haute peu importe où on va, qu’ils nous voient nous réaliser. »
Eco-féministe? Pas tout à fait. Gabrielle a son propre terme, plus fort, plus ancré peut-être, qui résonne de vérité. « On met l’étiquette éco-féministe, qui n’existait pas quand j’ai écrit Encabanée.» Elle préfère féminisme rural, « parce qu’il faut retourner vers les régions. Le mouvement vers les villes ne fonctionne pas », le gouvernement retient la population entre les murs et le béton parce qu’elle est alors bien plus facile à gérer, encadrer, séquestrer, tandis qu’il faudrait « être plus souverains, et donc, libres. » Revenir au corps, à la maison, à nos territoires, c’est là que se situe son féminisme rural.
Même si « c’est bon que certaines ouvrent des chemins pour d’autres », Gabrielle le sent, le sait, « c’est plus puissant de partir des petits gestes », de conserver les recettes familiales, de se pencher sur nos récoltes, de faire vivre le monde, son propre monde. « C’est nous qui contrôlons les choses !». Gabrielle tient ferme, « il ne faut pas nécessairement tenter de dépasser les hommes en termes de travail. C’est un système capitaliste de prédation très patriarcal, est-ce que nous voulons vraiment les suivre ?»
Sagesse des peuples autochtones contre déni de réalité
Le Canada brûle, depuis des mois, changement de regard, voile de tristesse, dix-sept millions de kilomètres carrés partis en fumée. « Il faut agir avant, aller en forêt, changer de mode de vie, se réinventer ailleurs », quand « deux tiers des Canadiens » sont éteints par « les anxiolytiques et anti-dépresseurs. » Bascule du monde. Prise de conscience contre prise de médication. Méditation contre déni. Les arbres tombent, les rivières s’assèchent, on prépare la neige artificielle pour satisfaire le client. « Les gens prennent une pilule qui les déconnectent du réel, du sensoriel », Gabrielle ne connaît que trop bien cette sensation de torture intérieure à la vue d’un tel déferlement de violence contre nature, « ce n’est pas une hallucination, je ressens la vibration de souffrance », de ventre noué, « mais pour ça il faut être à jeun ! »
« Brandir nos vulnérabilités, comme le font ces femmes sages qui traversent le Québec pour nous sensibiliser à la protection de l’eau. Elles sont huit, elles marchent, sans sac à dos, les gens leur offrent de quoi se nourrir, un logement. Elles sont comme un Ghandi, elles viennent déclencher chez l’autre une envie d’aider. C’est troublant », et beau, et triste. Gabrielle assène que les jeunes filles, les femmes, autochtones, sont les plus fragiles au Canada, elles ont le plus «de risques de disparaître, de se faire violer ou tuer », c’est symbolique, « ce sont nos déesses, celles qui ont la sagesse du territoire, ce sont les plus belles aussi. » On veut détruire la beauté, sous toutes ses formes. Chasse aux sorcières. Toujours ce lien ténu entre féminité et nature. Malgré ces atrocités, Gabrielle garde un espoir vibrant, celui d’un renversement démographique, d’un renversement culturel. D’un peuple qui reprend les droits sur ses terres. De voix qui se lèvent. De tambours qui rythment une nouvelle ère. Enfin.
Déesses. A l’image des héroïnes de son tryptique des bois, triangle amoureux. Chiffre magique. Les femmes que Gabrielle dessine et relie par ses mots incarnent tour à tour les cycles des treize Mères Originelles.
« Gardienne des besoins de la Terre,
Toi qui rassembles le petit et le grand au sein d’une même famille.
Mère, je te vois dans la goutte de rosée,
Je t’entends dans le cri de l’Aigle »
Jamie Sams, les 13 Mères Originelles
Elles se déploient et enlacent leur féminité avec toute puissance : la Guérisseuse, la Tisseuse, la Gardienne de la Sagesse, Celle qui écoute, aime inconditionnellement, conte, elles sont toutes là, immuables, comme autant de cycles lunaires, comme autant de protectrices de la Terre et du Sacré.
Gabrielle, luciole dans la nuit, l’a trouvée, sa place dans le monde. Elle éclaire, guide, inconsciemment, ou en toute conscience, pourvu qu’elle trace, dessine, écrive, emmène, au Kamouraska, ou ailleurs.
Par Jessica Combet

