On était jeunes, et on emmerdait le FN

Alors que le Rassemblement National a raflé les urnes lors des dernières élections européennes, Jessica Combet appelle à reprendre les armes… comme en 2002.

2002. J’ai 13 ans, l’âge de ma fille aînée aujourd’hui. Nous sommes en avril, le printemps a fleuri, les roses et les verts n’ont pas la côte. On leur préfère le bleu foncé, le brun, pour tout dire. En cet fin avril, les Français sont appelés aux urnes. Et ils votent, massivement, 71,60%, au premier tour. Ce dimanche soir, je me souviens de cette terreur qui s’est emparée du pays. Et qui a perduré pendant deux semaines. Deux longues semaines. Chirac, homme du peuple, à qui la marionnette des guignols de Canal+ profère une bonhommie pleine d’humour. En face, Jean-Marie Le Pen, l’homme à abattre, le collabo, celui qui fait trembler les humanistes, et les jeunes. 3% les séparent. 3%.

Le pays vaut mieux que ça

Une prise de conscience après l’autre, dans ma vie d’ado. La moitié de la population française serait raciste ? Je vis en zone rurale, je connais l’ambiance, j’entends les discussions des grands, leurs invectives, leurs révoltes, et elles ne me semblent pas dirigées vers les bonnes personnes, ni vers les bons combats. Ici, on vote majoritairement à droite, à l’extrême droite. Ici on a peur de l’autre, on a peur de l’étranger. On crache volontiers sur les familles de l’ex-Kosovo nouvellement installées, on noie de regards noirs toute personne différente. On rabâche « la France aux français ». Et moi, j’ai peur. De voir mes amis différents prendre un ferry, grimper dans un charter, se faire enfermer, insulter, ou pire, tuer. Et cette peur on la partage, entre nous, dans la cour du collège.

On va se rebeller, montrer qu’on n’est pas d’accord, que le pays vaut mieux que ça, et que les grands, dans l’isoloir, derrière le rideau, le bulletin de la honte dans une main, l’enveloppe de la terreur dans l’autre, c’est à nous qu’ils doivent penser. A qui ils devront rendre des comptes. On va leur montrer que du haut de nos hormones en ébullition, nous sommes l’avenir. La colère rejoint la peur, la détermination entre en scène.

Une jeune fille joue du violon sur une place du centre de Strasbourg pour protester contre l’extrême droite, dimanche 21 avril 2002. — CHRISTIAN LUTZ/AP/SIPA

SCALP

Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, même heure, même endroit, pour tous les élèves, dans ce petit collège savoyard. « On fait un sit-in dans la cour ! »

En cercle, au sol, entre deux paniers de basket, on scande, on chante, on interpelle celui qui a le pouvoir de l’urne. On est fiers, on se sent grands, on se sent importants, et on l’est, là, sous le soleil d’avril, devant nos profs, nos pionnes, le dirlo et le gestionnaire. Je me souviens des sourires, de la pointe d’admiration dans certains regards.

« On emmerde le FN », « Les nazis c’est fini ! » Et puis on tag, partout, ce qui deviendra un leitmotiv, un mantra de gamins idéalistes. SCALP. Société Carrément Anti Le Pen (si vous avez besoin de slogans, appelez-nous !) Les frères, sœurs, cousins, voisins, plus âgés que nous, élevés au Touche pas à mon pote, bloquent les lycées, se rassemblent, on nous raconte leurs marches, leur philosophie.

L’Histoire est un éternel recommencement

Je me dis, à cette époque-là, qu’être anarcho, c’est beau et que ça nous sauvera des fachos. Un grand A au marqueur plus tard sur mon sac à dos, j’entends une chanson qui marquera un tournant dans mon adolescence. Je serai engagée, quoi qu’il arrive. Et cette chanson, enregistrée sur la cassette d’Alex, je la mettrai à fond sur ma chaîne hifi, fenêtres grandes ouvertes, que tout le village sache que, ouais, j’emmerde le FN. J’emmerde les fausses croyances de mon entourage. J’emmerde l’Etat fasciste.

On en a mangé des discours sur le nazisme, des histoires de guerre, de l’avant, du pendant, et de l’après. Nos grands-parents étaient passeurs d’Histoire, et suffisamment jeunes et alertes pour nous apprendre que le fascisme c’est mal. Alors pourquoi, on en est là ? « Il faudrait une bonne guerre ». Une des phrases que j’ai sans doute le plus entendu à cette période-là. Les leçons, de la vie, de l’Histoire, ne sont jamais vraiment apprises. On s’est éduqués entre nous, entre enfants, adolescents, pour se lever contre le racisme, pour défendre des droits qu’on voulait retirer à nos copains. Nos parents faisaient le dos rond, conflit de génération, « laisse faire, c’est des gamins, ils comprennent rien ». Bien sûr qu’on avait pigé les intentions !

2002. J’avais 13 ans, l’âge de mon aînée, l’âge qu’atteindront bientôt mes trois autres petits.

2024, l’extrême droite s’apprête à prendre les commandes, l’Histoire est un éternel recommencement. Mais cette fois j’ai pris les armes, on a pris les armes.

Par Jessica Combet

A la Une : Manifestation contre l’extrême droite, le 22 avril 2002, à Paris. — WPA/SIPA

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