Rivers Solomon : quand la beauté épouse l’horreur

Pour la rentrée, Combat met en avant cinq ouvrages qui ont marqué notre été. (3/5) L’auteur-e américain-e met à nu les violences de nos sociétés avec un texte à fleur de peau.  

« Elle se retourna pour faire face à la forêt. C’était là qu’elle devait être. Quand elle était avec ses enfants, le monde avait un sens. Dans la forêt, personne ne mentait, personne ne demandait de l’argent en échange d’un bon repas. Dans la forêt, il n’y avait pas de loyer à payer. Personne ne vous regardait de travers parce que vous aviez l’air bizarre, ou vous souriait tout en rêvant de vous dévorer. »

Cachée au milieu de la forêt, Vern accouche seule de ses jumeaux. Hurlant et Farouche naissent ici, contre le tronc d’un pin, au milieu des brindilles et des ombres. Depuis des jours, elle fuit la communauté religieuse qui l’a vue grandir, le domaine de Caïn. Délaissant son statut de femme du gourou qu’elle abhorre, Vern est bien décidée à élever ses enfants loin de toute servitude, dans l’amour de la révolte. Mais la tâche n’est pas mince : il lui faudra désormais composer avec la traque d’un Démon mystérieux et de changements inexplicables qui prennent soudain son corps en otage.

Fidèle à ses convictions, Rivers Solomon délivre avec ce troisième roman un texte qui prend aux tripes et jongle habilement entre horreur et poésie.

« Pourquoi est-ce que les Blancs disaient toujours aux Noirs que ça suffisait, avec l’esclavage, qui était aboli depuis cent-cinquante ans, alors qu’eux-mêmes ne s’étaient toujours pas remis de la mort de Jésus, qui avait pourtant eu lieu 1830 ans avant l’Émancipation ? »

De la cause noire à la lutte contre le patriarcat

Les deux premiers récits de l’auteur-e, également parus aux Forges de Vulcain, marquaient par leur facilité à mettre la science-fiction au service de ses engagements multiples. Sorrowland ne déroge pas à la règle. Encore une fois, Rivers Solomon tisse en grande partie son récit autour de la dénonciation du racisme. Des pages entières sont consacrées au sort réservé aux Noirs d’Amérique depuis des siècles, mêlant passé, présent et futurisme au fil de scènes dont la violence tord les entrailles.

Le domaine de Caïn dont s’échappe Vern est une communauté noire séparatiste qui rejette fondamentalement tout lien avec la civilisation blanche. L’importance de se reconnecter avec la nature et les savoirs-faire traditionnels figurent en bonne place dans l’éducation transmise à ses habitants qui défilent toujours tirés à quatre épingles.

Mais sous ses allures paradisiaques, le domaine de Caïn n’est en réalité rien d’autre qu’une secte. La religion en est le nerf central et le révérend Sherman, époux de l’héroïne, concentre entre ses mains les pleins pouvoirs. Certains rituels se rapprochent ni plus ni moins à de la torture et les habitants doivent dormir ligotés.

En permettant à Vern de s’enfuir de Caïn, Rivers Solomon ouvre grand la porte à des débats multiples, de l’homophobie au patriarcat en passant par les droits autochtones, l’acceptation de son propre corps, la maternité ou encore la non-binarité et la capacité à se révolter. 

« La forêt transforme le chagrin en fleurs. »

Une héroïne comme ode à la révolte

L’une des réussites du roman de Rivers Solomon tient sans doute à son personnage principal. Dès les premières pages, Vern happe par son courage et sa manière d’être au monde. Femme noire, albinos et intersexe, elle a toujours refusé de se plier aux règles de la communauté.

Si son jeune âge surprend, on l’oublie bien vite à mesure des choix et des actes de l’héroïne. Enceinte jusqu’au cou, elle trouve la force de fuir l’endroit où elle a grandi pour faire de ses enfants des êtres réellement libres. A moitié aveugle, malade, elle brave les dangers de la forêt et de la secte qui la poursuit encore pour maintenir ses jumeaux en vie. Rivers Solomon parvient à tirer la ficelle de la maternité sans moralisme ni outrecuidance, à travers le simple amour sauvage, instinctif, presque déstabilisant, que Vern dévoue à ses enfants.

Quant à son corps, en constante métamorphose tout au long du roman jusqu’à développer des pouvoirs extra-sensoriels, il se fait le réceptacle de tous les enjeux politiques abordés dans le roman. Plus qu’un simple personnage, Vern tient enfouie en son sein l’ensemble des rages qui animent l’auteur-e. Elle est une incandescence de toutes les luttes qui ont amené Rivers Solomon à la littérature.

Traversé par cette même plume incisive qui nous avait conquis dans ses romans précédents, Sorrowland est une lecture quasi-physique. On s’y engouffre un nœud au ventre, le cœur battant, traversés par un sentiment d’urgence qui donnerait presque envie de hurler. Difficile de ne pas le consumer en une nuit.

Par Pauline Garnier

Rivers Solomon, Sorrowland, Ed.Les Forges de Vulcain, 2022, 512p, à découvrir ici

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