Et si les méditants dirigeaient le monde ?

En pleine cacophonie mondiale, Combat vous propose de vous plonger dans ce billet d’humeur initialement publié dans notre numéro 9.

Ces deux derniers mois, j’ai suivi un cours hebdomadaire de méditation. Je vous préviens tout de suite – que vous ne soyez pas déçus –, ça n’a pas fait de moi une experte. Je suis très loin de maîtriser toutes les notions bouddhistes – une seule serait déjà formidable –, et je ne parviens pas à méditer cinq minutes sans que des pensées viennent parasiter ma respiration, brouiller les dessins de lumière sous mes paupières et remplir mon esprit que je m’obstine pourtant sans cesse à vider. Vous savez, un peu comme quand on vide à la petite cuillère un canoë qui fuit.

En quoi suis-je légitime d’écrire une seule ligne au sujet de la méditation ? Eh bien, ne vous en déplaise, le fait même d’essayer cette pratique, sans succès parfois, ouvre quantité de portes, d’échos et de surprises. Le monde acquiert une nouvelle dimension. Il a des couleurs inattendues, des perspectives incroyables, des mouvements qui jusque-là nous était indécelables à l’œil nu. Le fait même d’essayer, c’est accepter aussi de ne pas réussir, accepter notre frustration, la vivre et la laisser couler. En réalité, essayer – et échouer – c’est déjà méditer. Alors, excusez-moi, mais je vais vous donner mon avis quoiqu’il advienne.

Au départ, un graphique.

J’assimile souvent mon quotidien émotionnel à un électrocardiogramme. Du jour au lendemain, il m’arrive de passer d’une énergie joyeuse à l’abattement métaphysique. Visualiser ma courbe émotionnelle sous forme de battement cardiaque me rassure étrangement. N’aies crainte, très chère, selon toute probabilité, dans deux jours, tu retrouveras ton envol. Un battement revient toujours. Voilà ce que je me dis, excluant de mon esprit toute possibilité de mort émotionnelle subite. On a tous notre façon de se réconforter.

Durant les instants les plus bas de l’électrocardiogramme, je me fais souvent une réflexion tout aussi déprimante qu’intéressante. Au moment précis où, on peut le dire, j’atteins le fond, une évidence s’impose. Les humains s’agitent. Ils ne font rien, ne s’amusent pas – ou plutôt s’amusent pour ne pas penser au fait qu’ils ne s’amusent décidément pas –, ne servent, pris individuellement, à pas grand-chose, gigotent, vont à la gym, s’exposent, pédalent, courent ; bref, s’agitent. Ou se divertissent, au sens pascalien du terme. Dans les rues – j’habite actuellement au huitième, il faut visualiser – les petits humains foncent ridiculement vers ce qu’ils croient être un but. Face à cette vision, toute ma joie des jours précédents me semble constituée de ce que j’appelle des « envies de carton ». Des envies sans aucune dimension qui s’effondrent dès qu’elles prennent l’eau et se transforment en bouillie compacte et informe. Ces mêmes envies de carton qui constituent le moteur de l’humanité. Sympa.

Grâce à ces cours de méditation, j’ai pu mettre des mots sur le phénomène, senti confusément, qui contribuait à cette vision si pessimiste. Toute per­sonne est constamment traversée de sentiments. Dans nos sociétés occi­dentales, les adultes, en particulier, se retrouvent coincés dans une dy­namique contraire : être sans cesse façonné par des sentiments et des envies exacerbés par une société de consommation construite sur l’accen­tuation et l’émulation de ces envies ou, par contraste, de ces répulsions et, paradoxalement, être sans cesse brimé par cette même société où il est mal vu d’exprimer ses sentiments, sa frustration, sa colère, souvent son amour, bref, où l’on doit le plus possible taire nos sentiments profonds s’ils ne nous poussent pas à acheter frénétiquement. Ressentir à son paroxysme et taire le plus totalement possible. De notre huitième étage, on peut ainsi constater que les hommes qui marchent ou courent dans notre rue sont en réalité coincés sous le rouleau compresseur de sentiments informulables qui les écrasent d’autant plus qu’ils sont tus. Pourtant, toujours de notre huitième étage, vous conviendrez avec moi que l’on voit aussi bien leurs débats intérieurs que la ville à perte de vue, le ciel, le coucher de soleil, les couleurs flamboyantes, la forêt foisonnante d’un début de printemps. Leur montagne émotionnelle personnelle s’écroule au pied du ciel. Pour vous et moi, rien n’a plus d’importance que la fleur sur notre balcon, le lever de lune ou la forme étonnante de ce nuage – on dirait un bateau, non ?

“He says get stuck, accept it, repeat

yourself as long as it is interesting”

Le travail principal du méditant consiste à prendre conscience de ces sentiments qui nous écrasent et que l’on oublie de voir. Réussir à cerner les contours de cette douleur mentale dans nos corps. J’ai mal au ventre, boule de fer dans l’estomac, brûlure diffuse dans la cage thoracique, contraction frontale. Laisser éclore les frustrations, les colères, les angoisses, les inquiétudes, les peurs, les agitations, les joies, les excitations, les découvertes. Vivre ces émotions que l’on ne connaît plus et qui se résument dans notre paysage intérieur à une liste de deux ou trois items au grand maximum. Une fois vécues et acceptées, il s’agit de se rendre compte avant tout que nos émotions sont on ne peut plus réelles, mais pour autant que cette réalité ne les rend pas vraies. Le méditant peut alors commencer à s’aider, à sentir ce dont il a besoin, à se l’octroyer. Il s’agit dès lors de se redonner à soi-même l’amour que l’on s’ampute seul, comme un grand. En se réappropriant son bien-être, chacun à sa façon, on peut ainsi sonder notre corps, revenir au contact de nos membres. On peut imaginer ce que ce serait de ne pas ressentir ces émotions. Et être.

On peut se voir, assis dans notre chambre.

Assis dans notre appartement.

Assis au huitième étage.

Assis au cœur de notre quartier, de notre ville.

Assis au milieu des arbres, plus ou moins proches, plus ou moins palpables.

Assis sur la Terre.

Assis au milieu des nuages. En forme de bateau. Sur l’océan. Nous sommes une vague.

He says everything is alive –

Shells, buildings, people, fish, mountains,

Trees, wood is alive.

*

Water is alive.

*

Everything has its own life

*

Everything lives inside us. »

Dès lors, les hommes en bas de la rue ne nous semblent plus aussi risibles, ni aussi pathétiques. On leur souhaite à eux aussi de lever les yeux vers le ciel et d’effleurer le tronc d’un arbre.

Le monde autour de nous ne nous semble plus vide. Il est accueillant, rempli, présent. Il est une couette dans un après-midi d’hiver. L’odeur entêtante d’une fleur sous le soleil.

« He says don’t be afraid.

Don’t be afraid. »

De la méditation en politique ?

Au huitième étage résonne alors cette drôle de question. Et si les méditants dirigeaient le monde ?

La formulation me plaît.

Parce qu’un méditant n’a aucune vocation politique, aucune velléité de puissance. Au contraire, il s’éloigne autant qu’il peut de l’engrenage attraction/répulsion. Or, pour faire de la politique de nos jours, il faut aimer les intrigues, aimer les combats, vouloir, vouloir à tout prix, vouloir envers et contre tout, et haïr.

Parce qu’un méditant ne dirige pas. Il ouvre.

Parce qu’un méditant ne contrôle pas le monde. Il l’accueille, dans le respect et la compassion.

Parce que je pense à la démocratie athénienne. À la Boulê, ce conseil de cinq cent citoyens tirés au sort, évitant ainsi toute personnification du pouvoir, loin de tout vouloir. À l’ostracisme, ce bannissement de dix ans de tout citoyen soupçonné d’aspirer au pouvoir personnel. À toutes ces mesures politiques ayant pour vocation première d’éloigner le plus possible les réactions émotionnelles et les vouloirs individuels de la décision politique. Un modèle qui n’est pas parvenu à perdurer, qui avait ses failles et ses défauts.

Parce que j’imagine Macron en tailleur pendant deux heures sur son banc de méditation et je me dis que peut-être ce serait un bien pour tous, même s’il venait à rater un bon nombre d’entrevues.

Parce que quand moi je médite et que j’essaye de mettre en pratique ces nouvelles valeurs, j’évite simplement d’engueuler mes collègues et je me mets à écrire. Mais eux ? Peut-être bien que la clef de la transition écologique réside dans la gestion méditative de leurs êtres intérieurs. Qu’est-ce que ça ressent un chef d’Etat, hein ? Et qu’est-ce que ça ressentirait si ça fermait les yeux dix minutes, juste comme ça, avec pour seul but de se retrouver l’espace d’un instant ? Si ça apercevait un arbre, si ça ressentait une fleur, si ça plongeait dans l’océan ?

Et si les méditants dirigeaient le monde ? Rien ne va dans cette formulation. Tout questionne.

En réponse, je n’offrirai finalement qu’un rêve : que chacun ait conscience de ses émotions, de ses envies, de ses colères. Que tous se respectent, soi et les autres. Que tous perçoivent la futilité de nos vouloirs. Que tous tendent à un bien commun. Que beaucoup, du moins, sentent que nous sommes plus vastes que nos contractions de l’âme. Alors, peut-être, le monde pourra couler dans un filet d’eau claire.

Par Zoé Maquaire

Toutes les références ici sont issues du poème « Hokusai says » de Roger S. Keyes.

Cet article est issu de notre revue n°9 (hiver 2023)

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